En ce début d’automne 2020, alors que «le jour déjà baisse un peu», il y a des souvenirs dont on se souviendra toujours. Ainsi au sujet de cette rencontre qui avait marqué, le samedi 19 avril 1997, le centième anniversaire de la naissance du poète, traducteur, photographe et marcheur en plaine Gustave Roud (1887-1976).
Cette manifestation avait rassemblé une foule d’amis et de connaissances devant sa ferme de Carrouge-le-Jorat. Ce présent «retour sur images», au moment où le Centre des littératures en Suisse romande prépare activement l’édition critique des œuvres complètes à paraître en 2021, évoque particulièrement quelques extraits de l’allocution prononcée par un autre poète, lui aussi disparu aujourd’hui, et pour lequel une édition des «œuvres complètes» serait la bienvenue. Il s’agit de Maurice Chappaz (1916-2009), dont un précédent article de L’Inédit avait rappelé l’aventure de Vocation des fleuves.
Ces deux poètes étaient en effet liés par une longue amitié «aussi attentive que l’humilité du désespoir», selon les propos de Chappaz lui-même:
« Roud. Gustave Roud. Il est né il y a cent ans (dans un autre lieu, pas très loin) mais depuis son enfance il fut éternellement ici. Le temps glisse, je me rapproche si vite de ce qui se noie dans l’ombre et hésite dans notre cœur avec ce toujours qui repasse comme un nuage.
Voilà pourquoi nous sommes aujourd’hui devant cette maison avec la fontaine qui coule, le banc, le jardin, l’ombre de la grange… Une porte s’ouvre. Combien de fois suis-je venu ? Son visage apparaît et il y a ce mélange de confusion et de joie.
Nous lisons aujourd’hui ses livres avec le silence qu’il y a autour. Son acte poétique est en même temps un acte de naissance de Carrouge dans la mémoire collective. En elle frémira le grand adieu temporel de toute une race d’hommes. Il a ressuscité un lieu, il nous a transmis, telle une musique pure, passionnée, nos sources toutes simples. Notre pays a été traversé une ou deux fois par de telles œuvres majeures qui ont fait émerger l’émotion d’une présence et une identité. Campagnes perdues signifie chacun des écrits du poète et résume à l’envers de son aventure une civilisation paysanne: avec l’abîme qu’il peut receler un certain visage du paradis. Pas plus que Roud, je ne puis séparer notre figure intérieure et le pays extérieur. Ils sont réels l’un par l’autre. Le monde purement existentiel est dénué de sens et si nous ne participons pas maintenant à l’éternité, nous n’y participerons peut-être jamais. »
Maurice Chappaz avait terminé son hommage par une pensée adressée aussi à Madeleine Roud, cette «sœur si intelligemment fidèle» dont le jeune écrivain Bruno Pellegrino a récemment retracé la vie sous le titre: Là-bas, août est un mois d’automne. ■
Nous sommes le lundi 15 novembre 1920, à l’ouverture de la 1ère assemblée générale de la Société des Nations. «Genève a mis sa parure de fête. Elle est accueillante et jolie dans la profusion des couleurs des 22 cantons confédérés et des drapeaux des 41 pays affiliés à la Société des Nations, relate Le Journal de Genève. Elle est belle dans son cadre d’automne, qu’estompe une légère brume. La rade où les vapeurs battant pavillon se balancent et le coteau de Cologny offrent un incomparable coup d’œil. Là-haut, dominant la cité, Saint-Pierre dresse ses tours. Et, lorsque les cloches de l’antique cathédrale sonnent à toute volée, le soleil a dissipé la brume. Genève apparaît resplendissante… »
Nul radio alors pour diffuser l’événement, même en différé. Le Journal de Genève décrit en détail le cortège avec un enthousiasme débordant, si l’on songe à la mesure, à la retenue même de cet auguste journal des Libéraux conservateurs genevois.
«Et voici, évoluant dans l’éclat du soleil, l’escadrille des aviateurs suisses. Puis, c’est un bruit de fanfare: le cortège des autorités fédérales et cantonales débouche sur le Grand-Quai. Les acclamations redoublent. En tête un peloton de gendarmes, la musique de Landwehr et, précédés d’huissiers en manteaux rouge et blanc, M. Motta, président de la Confédération, MM. Schulthess et Haab, conseillers fédéraux, suivis de MM. Ador et Usteri, délégués suisses… »
C’est l’instant fixé par la photographie. Juste derrière l’huissier marche le président Guiseppe Motta, en charge également des Affaires étrangères. Il est entouré à gauche par Edmund Schulthess, chef du Département de l’économie publique et à droite par Robert Haab, chef du Département des postes et des chemins de fer. Derrière les conseillers fédéraux, on distingue le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Gustave Ador, ajustant son haut-de-forme et partiellement caché par la silhouette du président de la Confédération, Paul Usteri, à la tête du conseil d’administration de la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accident, de celui de Neue Zurcher Zeitung, sans oublier le conseil de banque de la Banque nationale suisse dont il est vice-président.
Le soft power helvétique
Trois d’entre eux (Motta, Ador, Usteri) forment la délégation suisse à l’assemblée de la Société des Nations avec une autre éminente personnalité, Max Huber. Conseiller juridique permanent du Département politique (Affaires étrangères), ce membre et futur président du CICR dirigera à plusieurs reprises la délégation suisse à la SDN, tout comme plusieurs conseils d’administration d’entreprises industrielles et financières.
Ces grandes figures de la Suisse d’alors incarnent précisément la formule mise au point par Berne pour se positionner dans la recomposition d’un monde fracassé par la guerre de 14-18: une défense des intérêts économiques et politiques sous la bannière de l’œuvre philanthropique de la Croix-Rouge.
Et c’est Gustave Ador qui personnifie le mieux ce soft power de la Suisse à l’international. Sous sa présidence, le CICR a été capable de monter en puissance pour prendre en charge les soldats emprisonnés durant la Grande Guerre, un défi colossal accompli à la satisfaction de l’ensemble des belligérants. Par ses activités industrielles et financières, ce membre éminent des familles patriciennes genevoises peut compter sur un solide réseau international, en France et aux États-Unis en particulier. Ce vénérable libéral conservateur est donc le candidat idéal que le Conseil fédéral sort prestement de son chapeau l’été 1917. Il s’agit d’éteindre le scandale international de l’affaire Grimm-Hoffman causée par une tentative du conseiller fédéral Arthur Hoffman de favoriser une paix séparée entre le Reich allemand et le gouvernement issu de la première phase de la révolution russe. Et c’est comme ministre des Affaires étrangères, puis comme président de la Confédération que le toujours président de fait du CICR s’engage avec ses collègues pour que la Suisse intègre la Société des Nations et que son siège soit établi à Genève. Un objectif ambitieux pour un État dont l’état-major de l’armée penchait résolument du côté de l’Allemagne, un empire qui était depuis la fin du XIXe siècle le plus important partenaire commercial de la Suisse.
La démocratie alliée de la SDN
Dans son discours devant l’assemblée générale de la SDN de ce mois de
novembre 1920, Guiseppe Motta évoque un autre écueil qu’il a fallu réduire pour
que Genève accueille le siège de l’organisation définie par le traité de paix
de la Conférence de Versailles: la révolution bolchévique.
«La liberté politique n’est plus seulement un idéal individuel, mais un
moyen puissant de diminuer, dans la lutte pour la vie, les inégalités initiales
si ce n’est de réaliser l’égalité permanente de conditions qui, elle, est
condamnée, pour le bien même de l’humanité, à n’être jamais qu’une folle
chimère», affirme Guiseppe Motta.
Et le Tessinois de marteler une conviction partagée par les pères fondateurs de la SDN: «La démocratie apparaît comme l’obstacle le plus solide à la violence, au désordre et aux dictatures des minorités, mais elle ne remplit sa fonction essentielle d’éducatrice et de pacificatrice que parce qu’elle ouvre et élargit les voies aux aspirations collectives les plus généreuses et aux évolutions sociales les plus hardies. C’est par ce trait et je dirais même par cette parenté morale que la démocratie est l’alliée de la Société des Nations.»
Les bolcheviques russes étaient la hantise des négociateurs européens
réunis à Paris en 1918 et 1919, d’autant qu’ils inspirèrent des projets
révolutionnaires en Allemagne, en Autriche et ailleurs. Et la grève générale
déclenchée en Suisse en novembre 1918 fit craindre en Suisse comme à l’étranger
que le pays alpin ne devienne un nouveau foyer d’agitation révolutionnaire.
Difficile dès lors de choisir Genève pour accueillir une organisation
internationale censée aussi répondre au péril rouge, avec notamment
l’Organisation internationale du travail.
Un risque que les autorités suisses ont résolument combattu. Dans son Bulletin périodique de la presse suisse de mars 1919, le ministère de la guerre français relève à la rubrique « Le bolchevisme en Suisse » que «le gouvernement fédéral poursuit son œuvre d’épuration: il a de nouveau, dit le Bund (22.02.19), expulsé quelques étrangers bolchevistes révolutionnaires» ; et notamment le Russe Chapiro (Bund, 23.02.19).»
Le Bulletin poursuit: «Avec le bolchevisme russe, c’est maintenant le bolchevisme allemand que craint la Suisse; le Berner Tagblatt, (24.02.19, 2e éd), redoute à cet égard la contagion bavaroise: le Conseil fédéral devrait fermer complètement la frontière, tant que ces désordres sévissent en Allemagne. On ne peut plus avoir égard aux intérêts privés. Il faut que la révolution limite à l’Allemagne son incendie et que nous nous protégions par tous les moyens contre les étincelles. Si les autorités trouvaient enfin le courage de prendre au collet ceux qui excitent et intoxiquent le peuple dans la presse, de faire passer en conseil de guerre pour trahison tous ceux qui par la plume ou par la parole invitent les soldats à la désobéissance, le calme régnerait bientôt.»
Le traumatisme de 14-18
Cela dit, l’objectif premier de la SDN est bien sûr l’instauration d’une paix durable entre les Nations dans ses dimensions politiques, économiques, culturelles et sociales. Dans son ultime ouvrage, Le monde d’hier, souvenir d’un Européen, l’écrivain Stefan Zweig restitue avec émotion le climat qui accompagne la naissance de la SDN, en se remémorant son séjour à Zurich et à Genève: «Celui qui a vécu ce temps-là se souvient que les rues de toutes les villes retentissaient de cris d’allégresse pour accueillir Wilson (le président des États-Unis, ndr) comme le sauveur du monde, que les soldats ennemis s’étreignaient et s’embrassaient; jamais il n’y eut en Europe autant de foi que durant ces premiers jours de la paix. Car il y avait enfin place sur la Terre pour le règne si longtemps promis de la justice et de la fraternité; c’était enfin, maintenant ou jamais, l’heure de cette Europe unie dont nous avions rêvé. L’enfer était derrière nous, qu’est-ce qui pouvait encore nous effrayer? Un nouveau monde commençait. »
Mais quelques pages plus loin, le Viennois déchante: «Chacun sait aujourd’hui — et nous étions un petit nombre à le savoir à l’époque déjà (les années1920, ndr) — que cette paix avait été l’une des plus grandes, sinon la plus grande possibilité morale de l’histoire. Wilson l’avait reconnu. Dans une vaste vision, il avait tracé le plan d’une entente véritable et durable. Mais les vieux généraux, les vieux hommes d’État, les vieux intérêts avaient déchiré et mis en pièces, réduit à des chiffons de papier sans valeur cette grande conception. La promesse sacrée, faite à des millions d’hommes, que cette guerre serait la dernière, cette promesse qui, seule, avait pu engager à mobiliser leurs dernières forces des soldats déjà à demi déçus, à demi épuisés et désespérés, fut cyniquement sacrifiée aux intérêts des fabricants de munitions et à la fureur des politiques qui surent sauver triomphalement, contre l’exigence sage et humaine de Wilson, leur fatale tactique des conventions et des délibérations derrière des portes closes.»
C’est le constat brutal d’un écrivain jeté sur les routes de l’exil par l’expansion de l’Allemagne nazie sur l’Europe. Après avoir achevé Le Monde d’hier, Stefan Zweig mit fin à ses jours le 22 février 1942 à Petrópolis, au Brésil. C’est l’année où le déchaînement génocidaire des nazis connait ses premiers revers face à l’Armée rouge de Staline. À l’issue de ce désastre humain bien pire que la Première Guerre mondiale, l’Organisation des Nations Unies reprend le meilleur de la SDN, tout en cherchant à combler ses faiblesses, comme de favoriser prudemment dans les territoires colonisés le droit des peuples à disposer d’eux même. Un principe guidant les Quatorze points du programme de paix de Woodrow Wilson dont les peuples colonisés avaient été exclus, fautes d’être suffisamment civilisés par l’œuvre coloniale, selon la ferme conviction du président américain, comme de ses homologues européens, au moment du Traité de Versailles.■
Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Jean-Marie Bouverat qui retrace la ligne de chemin de fer entre Les Convers et Le Creux, dans le canton de Neuchâtel. Sur notreHistoire.ch, il a illustré sa contribution écrite par une série de photos actuelles que nous vous invitons à découvrir par ce lien. (Le titre et les intertitres sont de la rédaction).
L’arrivée du chemin de fer vers le milieu du XIXe siècle fut une révolution d’un genre plutôt pacifique. Elle souleva des espérances significatives dans la plupart des lieux où son implantation était prévue. Des régions assez isolées allaient enfin pouvoir se relier avec le reste de leurs contemporains bénéficiant de positions plus favorisées. C’est plus l’attrait économique qui motive les troupes, le transport des voyageurs sans raison commerciale étant plus secondaire, il faut le souligner.
Sans être très en retard, la Suisse n’avait pas non plus une avance significative dans le développement des voies ferrées. Le contexte politique n’est pas totalement étranger à cela. La Suisse n’existe dans sa forme actuelle que depuis 1848. Le canton de Neuchâtel, bien qu’il en fasse partie depuis 1814, était encore sous la juridiction du roi de Prusse. La Révolution de 1848, plus un mouvement d’humeur qu’un fait d’armes sanglant, ancra définitivement le canton dans la Suisse. Devenu république, il dispose d’un gouvernement qui n’a plus de compte à rendre à la Prusse, malgré une tentative de rétablissement de l’ancien régime en 1856. Le développement des voies de communication fut une des priorités du nouveau gouvernement cantonal. On peut considérer que par rapport aux moyens techniques de l’époque, l’implantation du chemin de fer se fit assez rapidement puisqu’il fallut une dizaine d’années pour que les liaisons ferroviaires principales soient fonctionnelles.
Il est vrai que géographiquement le canton offrait plus de difficultés que de facilités pour l’installation d’un réseau performant. Les montagnes du Jura ne sont pas particulièrement élevées, mais il y a presque 600 mètres de dénivellation entre les deux principales villes, Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds. Sur le plan purement cantonal, le défi était de relier ces deux villes entre elles, en continuant vers le Locle. Une autre liaison d’importance était la connexion avec la France par le Val-de-Travers jusqu’à Pontarlier. Cette dernière était considérée jadis comme la ligne idéale pour relier la Suisse à la France, liant les deux capitales. Par la suite, elle fut supplantée au niveau du trafic par la ligne Lausanne-Vallorbe.
Un gouffre financier
Historiquement ce fut la liaison Le Locle-La Chaux-de-Fonds qui fut terminée la première et inaugurée en 1857. Celle de La Chaux-de-Fonds-Neuchâtel le fut en 1860, ainsi que la liaison Neuchâtel-Pontarlier.
Fin 1860, le canton de Neuchâtel a résolu une bonne partie de ses problèmes de transports par chemin de fer. Bien vite, l’exploitation du «Jura-Industriel», c’est son nom d’alors, se révélera un gouffre financier. La compagnie est déjà déclarée en faillite en 1861. Les années suivantes, elle passera sous divers groupes d’intérêts. Vendue, elle est exploitée en 1875 par la «Compagnie Jura-Bernois», avant de devenir «Société d’exploitation du chemin de fer du Jura-Neuchâtelois», suite à une votation populaire en 1886 qui exprime le mécontentement de la gestion de la société depuis 1875. Ce n’est guère que lors du rachat définitif par la Confédération en 1912 que la situation se stabilisera.
Le canton de Berne voisin décide lui aussi de s’y mettre et prévoit de relier les villages du vallon de Saint-Imier et de pousser jusqu’à La Chaux-de-Fonds, sous le nom premier de Compagnie du Jura-Berne (ou JBL). En 1874, la connexion est établie avec le réseau neuchâtelois via la gare de Convers. Cette option est préférée car elle ne nécessite qu’un tunnel de 152 mètres. Le côté peu pratique reste la manière dont l’embranchement est fait, il implique un rebroussement dans cette gare coincée entre deux tunnels.
On peut s’étonner du manque de jugement dans sa conception, pour ce point et encore d’autres, car il aurait été plus simple de faire un raccordement à l’entrée du tunnel qui va en direction de la Chaux-de-Fonds. Techniquement c’était possible et résolvait le problème de retournement des locomotives à vapeur qui n’ont en principe qu’un sens de marche idéal. D’autant plus qu’à ma connaissance, il n’a jamais existé de plaque tournante à la gare des Convers.
Soulignons qu’au début, la Compagnie Jura-Berne était en quelque sorte invitée sur le tronçon neuchâtelois, invitation qu’elle payait d’un droit de passage. D’après ce que je sais, la somme était de 50.000 francs de l’époque et par année.
Relier ces lignes entre elles par les Convers fut un manque de vison à court terme, alors qu’il apparut bien vite que l’idéal serait de la remplacer pour une liaison plus directe en perçant un tunnel sous le Mont-Cornu. Le percement de ce tunnel fut achevé en 1888, ce qui condamna le raccordement des Convers, qui n’aura été en service que 14 ans. Elle fut définitivement abandonnée en 1895.
La gare du Creux fut construite pour la mise en service de la nouvelle ligne en décembre 1888. On peut s’étonner de mettre une gare dans un coin où il n’y a pas dix maisons dans les environs, mais n’oublions pas que la gestion du trafic dépend alors énormément du facteur humain. Elle monte en quelque sorte la garde à l’entrée du tunnel et régularise le trafic. Il y avait alors fréquemment une guérite ou une maison habitée par un employé des chemins de fer, avoisinant les ouvrages d’une certaine importance. (…)
L’image et l’imagination
Voyez les silhouettes des âmes qui figurent sur cette scène. Elles sont parties vers leur destin, vers des jours tristes ou rieurs. La nuit est tombée, les jours, les mois, les années se sont perdues dans les dédales du temps. Peut-être dans mon enfance, j’ai rencontré un vieillard, dernier survivant sorti de cette image immobile. Peut-être dans un rêve futur, sortant des mystères de l’invisible, il viendra me rendre visite pour me souffler qu’il n’a pas disparu, qu’il a seulement cessé d’exister. Peut-être me dira-t-il que les choses ne disparaissent pas tout à fait, qu’il y a une porte, des portes, qui mènent vers le passé, le futur.
Je n’ai pas trouvé le futur, mais je sais déjà que le passé se meurt lentement, d’autant plus lentement qu’il a vécu intensément. Le futur effacera la dernière trace, dans un an, dans un siècle, nul ne sait.
Partons vers ce passé, découvrir les quelques restes de ce qui fut une page de l’histoire d’un coin de terre, de quelques hommes et de beaucoup de souvenirs.
Comme il est difficile de s’imaginer maintenant en pénétrant en ces lieux, ce qu’ils furent jadis. Les volutes de fumée haletantes, le bruit des machines, le sifflet des locomotives, résonnent encore dans l’écho qui les emporta vers le loin. Peut-être que dans sa course infinie, il s’approche maintenant d’une étoile lointaine.
Il y a plus de cent ans, dans un endroit aujourd’hui si calme, si paisible, roulait un train. En allant nous promener tout au long de l’endroit où il passait, on peut encore entendre, si on tend bien l’oreille, le bruit de la locomotive à vapeur, respirer l’odeur du charbon dans un coin de notre imagination. Tous ceux qui l’ont vu rouler ont aujourd’hui disparus. Pourtant en étant un peu curieux, il y a encore ici et là des témoins de sa grandeur passée, souvent enfouis sous l’herbe ou recouverts de mousse verdâtre. Parfois, le chemin caillouteux est le seul vestige qui peut encore éclairer notre imagination, créer des images arrachées aux fantômes du passé, un passé d’autant plus insaisissable que nous ne l’avons pas connu.
Des fantômes, je n’en ai pas vus, ils se sont enfuis, sachant que j’allais venir. Tant pis, j’ai pour un moment refait le voyage seul, je suis monté dans le train qui n’existe plus et qui ne mène plus nulle part. Et pourtant, un jour il y a longtemps, là où j’ai passé, un train soufflant ses jets de vapeur passait. Remontons le temps
Les trains y passent encore. Ils emmènent leurs passagers vers d’autres ailleurs, d’autres rêves. Leurs rêves seront-ils plus beaux que les images qui se baladent dans ma tête? J’ai rêvé de trains à vapeur, de mécaniciens aux gueules noires de charbon, de belles dames en crinoline et de beaux messieurs en habits élégants. Tous, ils sont venus vers moi pour un instant, surgissant du passé pour y retourner jusqu’au prochain voyage. Il y a deux petits lutins qui attendent les prochains voyageurs, là-bas, au début de l’embranchement fantôme qui mène vers le train qui ne va nulle part, sauf au pays des rêveries. Peut-être vous attendent-ils? ■
Note
L’ancienne gare du Creux n’est pas un endroit abandonné, elle est encore habitée. Il est inconvenant de s’approcher et d’importuner les résidents en essayant de regarder par les fenêtres ou de pénétrer dans les lieux, l’endroit est privé.
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Pour autant qu’il consente à débourser la somme de 2,50 francs – en sus de l’entrée journalière dont le tarif s’élève à 6 francs – le visiteur de l’Exposition nationale de 1964 peut faire l’acquisition d’une élégante brochure en couleurs, qui contient quelques renseignements pratiques, le plan des vastes espaces à découvrir ainsi que de brèves indications relatives aux différents secteurs thématiques implantés à Vidy. Peut-être la curiosité du visiteur sera-t-elle éveillée par la description des installations consacrées à l’aménagement du territoire : «Notre territoire est limité. Il faut prévoir l’évolution future de notre population et aménager notre sol afin que chacun puisse habiter, circuler, travailler, se reposer dans les meilleures conditions possibles (1)». La promesse de lendemains chantants, voilà qui a tout pour plaire à notre touriste d’un jour…
En compulsant son guide, il ne trouvera cependant pas la trace d’une allusion à cette foule de plusieurs milliers d’hommes qui a précisément œuvré à la construction de l’Exposition, dans l’ombre des prestigieux architectes que la télévision interviewe et que la presse encense. Contrairement aux espoirs formulés par la brochure à l’endroit du peuple suisse, bon nombre de travailleurs de l’Expo 64 – souvent étrangers – ne mènent pas véritablement une existence « dans les meilleures conditions possibles ». Leur statut précaire de saisonniers les empêche en effet de s’établir à l’année en Suisse. Ils n’ont en outre pas le droit de faire venir leur famille auprès d’eux ou de démissionner du poste qu’ils occupent pour partir à la recherche d’un autre emploi.
Si le béton pouvait parler…
Sans leur ouvrage, pourtant, les
infrastructures qui transforment la région n’auraient pu sortir de terre. Reliant
Lausanne à Genève, la première autoroute de Suisse, qui s’inscrit dans un grand
projet de développement du réseau routier avant l’ouverture de l’Expo 64,
serait demeurée à l’état de chimère ; le théâtre de Vidy n’aurait guère vu
le jour et n’accueillerait pas aujourd’hui encore le nec plus ultra de la création
dramatique contemporaine ; quant au monorail – un charmant train aérien offrant
une vue panoramique sur toute l’exposition –, il serait resté emprisonné dans
les esprits des organisateurs.
Mais alors qui sont-ils, ces milliers d’ouvriers anonymes ? Entre l’automne 1962 et le printemps 1964, très exactement 8552 personnes travaillent à l’édification des installations de l’Expo 64, dont 3403 Suisses et 3489 Italiens (2). En somme, les étrangers représentent plus de 60 % de la main-d’œuvre active sur des chantiers qui visent à rendre possible la célébration d’une Suisse en pleine croissance économique. Après tout, l’heure est au témoignage d’une certaine foi en l’avenir : l’État social se développe (pensons à l’introduction de l’AVS en 1948 ou à celle de l’AI en 1961), le progrès de l’automobile fait miroiter des espoirs d’indépendance et de liberté, le fameux « consensus politique » semble participer au succès du modèle suisse.
Et pourtant, ce tableau aux
allures idylliques se craquelle. Le malaise est palpable. Malgré l’optimisme
affiché, des inquiétudes taraudent la société helvétique du début des années
1960. D’aucuns expriment leurs craintes quant à l’arrivée massive de
travailleurs étrangers, pour la plupart d’origine italienne et dont certains se
retrouvent sur les chantiers de l’Expo 64. C’est dans ce contexte que naît l’Action
nationale – un parti politique marqué très à droite – : elle s’empare aussitôt
de la question de l’immigration, en agitant le spectre d’une « surpopulation
étrangère » ou, dans la version allemande, d’une Überfremdung, que
l’on pourrait traduire littéralement par « surétrangéisation » de la
Suisse. Son combat contre une immigration jugée excessive débouchera au début
des années 1970 sur des initiatives visant à limiter la population étrangère :
elles seront refusées par le peuple à l’issue de votations.
Bien conscientes de l’interdépendance qui unit les deux pays, les autorités suisses négocient au début des années 1960 un accord avec l’Italie pour réviser le statut des saisonniers, notamment dans le but de faciliter le regroupement familial (3). Par ailleurs, pour renforcer l’intégration de ces centaines de milliers de travailleurs venus du sud, une émission de télévision intitulée Un’ora per voi sera diffusée sur les écrans suisses dès 1964 et jusqu’en 1989 (4).
Si des forces politiques réactionnaires s’emploient à dénoncer la main-d’œuvre étrangère, cette dernière se révèle ainsi décisive pour soutenir la croissance que connaît la Suisse. Alors, tandis que notre visiteur arpente avec émerveillement l’Expo 64, peut-être vaut-il la peine de rappeler le rôle déterminant des travailleurs qui ont offert une vitrine spectaculaire à un pays – et à un canton de Vaud – en pleine mutation.■
1. Guide officiel de l’Exposition nationale suisse Lausanne 1964, [s. l.] : Expo 64-Propagande, [1964], p. 20. 2. Bianco, Morgane, « Ces étrangers qui ont construit l’Expo 64 », Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, no 30, 2014, p. 110. 3. Mendicino, Cindy, « L’Italien construit en silence », in Expo 64. 50 ans après, Lausanne : Favre, 2014, p. 121. 4. Vallotton, François, « La Société suisse de radiodiffusion et télévision : coproduction et échange de programmes télévisés (1950-1970) », in Les lucarnes de l’Europe : télévision, cultures, identités, 1945-2005, Publications de la Sorbonne, 2008, p. 75-78.
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