Pour autant qu’il consente à débourser la somme de 2,50 francs – en sus de l’entrée journalière dont le tarif s’élève à 6 francs – le visiteur de l’Exposition nationale de 1964 peut faire l’acquisition d’une élégante brochure en couleurs, qui contient quelques renseignements pratiques, le plan des vastes espaces à découvrir ainsi que de brèves indications relatives aux différents secteurs thématiques implantés à Vidy. Peut-être la curiosité du visiteur sera-t-elle éveillée par la description des installations consacrées à l’aménagement du territoire : «Notre territoire est limité. Il faut prévoir l’évolution future de notre population et aménager notre sol afin que chacun puisse habiter, circuler, travailler, se reposer dans les meilleures conditions possibles (1)». La promesse de lendemains chantants, voilà qui a tout pour plaire à notre touriste d’un jour…
En compulsant son guide, il ne trouvera cependant pas la trace d’une allusion à cette foule de plusieurs milliers d’hommes qui a précisément œuvré à la construction de l’Exposition, dans l’ombre des prestigieux architectes que la télévision interviewe et que la presse encense. Contrairement aux espoirs formulés par la brochure à l’endroit du peuple suisse, bon nombre de travailleurs de l’Expo 64 – souvent étrangers – ne mènent pas véritablement une existence « dans les meilleures conditions possibles ». Leur statut précaire de saisonniers les empêche en effet de s’établir à l’année en Suisse. Ils n’ont en outre pas le droit de faire venir leur famille auprès d’eux ou de démissionner du poste qu’ils occupent pour partir à la recherche d’un autre emploi.
Si le béton pouvait parler…
Sans leur ouvrage, pourtant, les infrastructures qui transforment la région n’auraient pu sortir de terre. Reliant Lausanne à Genève, la première autoroute de Suisse, qui s’inscrit dans un grand projet de développement du réseau routier avant l’ouverture de l’Expo 64, serait demeurée à l’état de chimère ; le théâtre de Vidy n’aurait guère vu le jour et n’accueillerait pas aujourd’hui encore le nec plus ultra de la création dramatique contemporaine ; quant au monorail – un charmant train aérien offrant une vue panoramique sur toute l’exposition –, il serait resté emprisonné dans les esprits des organisateurs.
Mais alors qui sont-ils, ces milliers d’ouvriers anonymes ? Entre l’automne 1962 et le printemps 1964, très exactement 8552 personnes travaillent à l’édification des installations de l’Expo 64, dont 3403 Suisses et 3489 Italiens (2). En somme, les étrangers représentent plus de 60 % de la main-d’œuvre active sur des chantiers qui visent à rendre possible la célébration d’une Suisse en pleine croissance économique. Après tout, l’heure est au témoignage d’une certaine foi en l’avenir : l’État social se développe (pensons à l’introduction de l’AVS en 1948 ou à celle de l’AI en 1961), le progrès de l’automobile fait miroiter des espoirs d’indépendance et de liberté, le fameux « consensus politique » semble participer au succès du modèle suisse.
Et pourtant, ce tableau aux allures idylliques se craquelle. Le malaise est palpable. Malgré l’optimisme affiché, des inquiétudes taraudent la société helvétique du début des années 1960. D’aucuns expriment leurs craintes quant à l’arrivée massive de travailleurs étrangers, pour la plupart d’origine italienne et dont certains se retrouvent sur les chantiers de l’Expo 64. C’est dans ce contexte que naît l’Action nationale – un parti politique marqué très à droite – : elle s’empare aussitôt de la question de l’immigration, en agitant le spectre d’une « surpopulation étrangère » ou, dans la version allemande, d’une Überfremdung, que l’on pourrait traduire littéralement par « surétrangéisation » de la Suisse. Son combat contre une immigration jugée excessive débouchera au début des années 1970 sur des initiatives visant à limiter la population étrangère : elles seront refusées par le peuple à l’issue de votations.
Bien conscientes de l’interdépendance qui unit les deux pays, les autorités suisses négocient au début des années 1960 un accord avec l’Italie pour réviser le statut des saisonniers, notamment dans le but de faciliter le regroupement familial (3). Par ailleurs, pour renforcer l’intégration de ces centaines de milliers de travailleurs venus du sud, une émission de télévision intitulée Un’ora per voi sera diffusée sur les écrans suisses dès 1964 et jusqu’en 1989 (4).
Si des forces politiques réactionnaires s’emploient à dénoncer la main-d’œuvre étrangère, cette dernière se révèle ainsi décisive pour soutenir la croissance que connaît la Suisse. Alors, tandis que notre visiteur arpente avec émerveillement l’Expo 64, peut-être vaut-il la peine de rappeler le rôle déterminant des travailleurs qui ont offert une vitrine spectaculaire à un pays – et à un canton de Vaud – en pleine mutation.■
A consulter également sur notreHistoire.ch
L’Expo 64 en photos et en vidéos des Archives de la RTS.
Les années Schwarzenbach et le statut de saisonnier, deux dossiers des Archives de la RTS.
Références
1. Guide officiel de l’Exposition nationale suisse Lausanne 1964, [s. l.] : Expo 64-Propagande, [1964], p. 20.
2. Bianco, Morgane, « Ces étrangers qui ont construit l’Expo 64 », Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, no 30, 2014, p. 110.
3. Mendicino, Cindy, « L’Italien construit en silence », in Expo 64. 50 ans après, Lausanne : Favre, 2014, p. 121.
4. Vallotton, François, « La Société suisse de radiodiffusion et télévision : coproduction et échange de programmes télévisés (1950-1970) », in Les lucarnes de l’Europe : télévision, cultures, identités, 1945-2005, Publications de la Sorbonne, 2008, p. 75-78.