L'Inédit

par notreHistoire


Maurice Chappaz et Michène

Maurice Chappaz et sa seconde épouse, Michène-Caussignac, devant leur maison au Châble.

Photo Robert Hofer, années 2000, coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Vocation des fleuves était, à son origine, un ouvrage hors commerce qui avait été commandé en 1969 par la grande entreprise ATEL à Olten (Aar & Tessin Electricité) à l’écrivain valaisan Maurice Chappaz pour le 75ème anniversaire de cette Société. Ce livre, richement illustré, contenait aussi les contributions de Charles Aeschlimann, Georg Thürer, Karl Schmid et Denis de Rougemont. Il avait été réalisé par Benjamin Lederer, le patron des Editions générales SA à Genève, ce même éditeur qui avait édité les trois tomes des Mémoires de Gonzague de Reynold en 1963.

Par ma fonction de bibliothécaire-archiviste auprès d’une autre grande compagnie d’électricité, j’avais redécouvert un jour ce texte et demandé à Maurice Chappaz l’autorisation de le rééditer en tirage à part, cela pour le compte d’une petite revue culturelle que j’animais.

C’est à partir de ce jour-là que mes relations épistolaires se multiplièrent avec ce cher Maurice. Pris au jeu en redécouvrant ainsi avec bonheur son texte original, Maurice Chappaz le remania complètement, influencé qu’il était par le contexte politique suisse de l’époque. En particulier par l’affaire des fonds en déshérence dans les banques suisses, suite à la procédure ouverte en 1995 à New York par le Congrès juif mondial et le célèbre « Rapport Eizenstat » du 7 mai 1997, ainsi que de la position officielle du Conseil fédéral du 22 mai de cette même année.

Les versions nouvelles autour de Vocation des fleuves se succédèrent. Les modifications, les corrections, les ajouts, les doutes de l’auteur, tout cela me parvenait par bribes, par lettres en courrier postal B (parce que l’affranchissement prioritaire était jugé trop coûteux par lui…) et même par téléphone:   

– Ecoutez voir: à la page trois, septième vers du quatrième alinéa avant la fin, à la place de: L’âme est plus importante qu’un centre, cela ne serait-il pas mieux d’écrire: …plus irremplaçable… Qu’en pensez-vous ?

J’avais heureusement saisi une version initiale sur traitement de texte en Bookmann Old Style, corps 12, mais cette réécriture affaiblissait à mon avis le sens de l’œuvre initiale, qui était un véritable hymne au Rhône et à l’Aar, ces fleuves issus du même massif alpin, un hymne dénué de toute allusion politique. Or, vers la mi-novembre de cette année 1997, il fallait absolument achever cette réécriture, afin de pouvoir enfin remettre la version définitive à l’imprimeur de la revue Espaces. Je montais donc au Châble avec la dernière mouture remaniée, sans prendre préalablement rendez-vous, vu l’urgence du délai.

Maurice Chappaz me reçut chaleureusement. Il me parla surtout et longuement de son Evangile selon Judas, un dernier livre autour duquel il travaillait. Puis il m’offrit généreusement du pain et du fromage, accompagné d’un verre de vin de sa nièce Marie-Thérèse, ceci sous le regard bienveillant de son épouse Michène. Toutefois, il ne signa pas le bon à tirer ! Il fallait encore que j’attende. Il voulait relire certains passages, les améliorer ici et là.

Finalement, après d’ultimes corrections et de nouveaux appels téléphoniques de sa part, je parvins enfin à confier à l’imprimeur son texte définitif. Les abonnées et abonnés de la petite revue déjà nommée le reçurent, présenté sur 4 pages, en format A3 sur papier chamois, dans une mise en page de Jacqueline Jaccoud et une photographie de l’Aar près de Wohlen, signée Mondo Annoni. C’était la fin de l’année 1997.        

Ce que j’ai appris durant cette aventure éditoriale avec Maurice Chappaz, c’était sa manière de promouvoir sans cesse ses écrits. En effet, en relation quasi permanente avec tous les bons éditeurs de ce pays, alors que nous travaillions à ce texte, il l’avait déjà promis à une éditrice de Genève, à mon insu, en prévision du Salon du Livre de Francfort de l’automne 1998, avec le vœu que ce texte soit édité simultanément dans une traduction en langue allemande (Pierre Imhasly), en langue italienne (Alberto Nessi, le lauréat du Grand prix suisse de littérature 2016), en romanche (Jacques Guidon) et finalement en anglais (Michael Edwars). S’il convient de rendre hommage à ces excellents traducteurs pour l’énorme travail « contre la montre » qu’ils ont ainsi dû accomplir, il faut reconnaître que cette édition, aux dires de Chappaz lui-même, n’a pas rencontré à l’époque de sa parution le succès que son auteur attendait. ■

A lire également sur L’Inédit

Rencontre littéraire au sommet, un texte de Yannis Amaudruz consacré à la rencontre entre Maurice Chappaz et Maurice Zermatten, lors du séminaire Les heures littéraires valaisannes, organisé à Randonnaz, le 22 août 1985

A consulter également sur notreHistoire.ch

Maurice Chappaz, une vie pour l’écriture, une série de documents des Archives de la RTS

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Ces choses que l'on n'explique pas

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

C’est un petit village en pierres, perché sur un flanc de montagne orienté vers le sud. Typique, avec ses rues en pente et ses places étroites où il fait bon se gorger de soleil et d’air pur. Mes parents y possèdent une maison, où nous passons la plupart de nos vacances. Une vieille et grande bicoque, sombre, qui gémit et qui craque selon les écarts d’humidité et de température. Enfin ! C’est ce que mes parents veulent bien me glisser pour me rassurer, lorsqu’ils sortent et me laissent seul, le soir, dans cette immense baraque.

À force d’y passer mes vacances, je me suis fait des copains dans les alentours. Des gamins de mon âge, qui ont grandi dans les parages et connaissent tous les recoins de la montagne environnante, ses vieilles ruines à explorer, ses anecdotes, ses secrets et ses légendes. Ce sont eux qui m’apprennent, l’air de rien, au détour d’une conversation, que notre maison serait hantée. Que l’on y entend des bruits et que l’on y perçoit des présences. Des faits qui seraient connus de tout le village et des environs, depuis des générations. Il paraîtrait même que des prêtres seraient venus l’exorciser et que ces interventions seraient consignées sur les vieux registres de la commune.

Pas de quoi rassurer mes craintes enfantines, déjà éveillées par l’atmosphère particulière du lieu, mais j’essaie néanmoins de me convaincre que mes camarades, inspirés par les films d’horreur et de possession, alors en vogue, se paient la tête du petit citadin que je reste à leurs yeux. Ce qui ne m’empêche bien sûr pas de prêter une oreille d’autant plus attentive aux respirations nocturnes de la maison, aux bruissements de ses parquets, aux dialogues de sa boiserie. Mais rien pour venir corroborer leurs dires et ceux de leurs grand-parents, entre-temps consultés par mes soins. Les semaines passent, le ciel est bleu azur et les jours rallongent.

Et soudain, l’impensable se produit.

En novembre 1976, Temps Présent enquête sur "ces choses que l'on ne s'explique pas".

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Dans la torpeur d’un après-midi d’été, un cri d’effroi retentit, bientôt suivi d’un choeur de hurlements et d’une cavalcade dans l’escalier. L’équipe de maçons qui travaillaient au premier étage se rue hors de la maison comme un seul homme, comme si le diable lui-même était à ses trousses. Malgré la confusion, les voisins alertés qui accourent et ajoutent au vacarme, nous arrivons à comprendre qu’ils ont trouvé « quelque chose » dans le mur qu’ils étaient en train d’abattre à l’étage et qu’il n’est pas question qu’ils remettent un pied à l’intérieur, encore moins là-haut sur leur chantier.

Affolés, nous montons quatre à quatre les marches, pour nous trouver pétrifiés face à un crâne humain qui nous fixe de son regard vide, comme goguenard, depuis la brèche ouverte dans le mur par les masses des ouvriers. Le reste de son squelette émergeant, enchâssé parmi les vieilles briques fracassées de l’ouvrage.

Quelques décennies plus tard, je ne sais toujours que penser de cet épisode extraordinaire. Un squelette humain, entier, du moins ce qu’il en reste, encastré dans l’un des murs de notre maison ? Celle-là même dont tout le village, enfants et anciens compris, m’assure qu’elle est hantée. Peut-il s’agir d’une simple coïncidence, d’un phénomène surnaturel ou encore d’une manière détournée de conserver la mémoire d’un crime aussi atroce que jalousement gardés par les habitants ? Gageons que la question ne sera jamais tranchée.

Bien des dimensions échappent encore à l’absurdité de nos sociétés, dans leur soumission exponentielle à la tyrannie des algorithmes, au joug carcéral des tableaux Excel et des bilans-comptable ; ainsi que la nature se plaît régulièrement à nous le rappeler. Et pour peu qu’on l’entende comme une forme de poésie, le paranormal fait partie de ces clés qui autorisent l’évasion, qui nous permettent de nous échapper vers d’autres réalités moins normatives, moins quantifiables, qu’elles relèvent ou non du seul domaine de l’imaginaire.

En quelque sorte, de saupoudrer notre triste quotidien cartésien d’une pincée de pensée magique, surréaliste et généreuse, afin de lui redonner de son lustre et de sa consistance.■

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Genève - Alphonse XIII

Coll. J.-C. Curtet/notreHistoire.ch

Le cliché date d’avant les paparazzi. Et bien avant les smartphones. Contre cet homme, en visite à Genève, les armes se sont dégainées plus souvent que les appareils photo. On comprend donc l’air inquiet du roi déchu d’Espagne, quand le photographe sort son appareil, vite, avant qu’Alphonse XIII ne monte dans sa voiture. Alors qu’il s’assied dans le véhicule qui le conduit au Palais du Consul général, il soupire de soulagement : il ne s’agissait pas d’une énième tentative d’assassinat. Alphonse XIII reste en vie, une fois de plus, on a juste volé son image. Comme quoi. Il n’est plus monarque, il est en exil depuis bientôt dix ans, installé à Rome tandis que sa femme, elle, est à Lausanne, mais on ne l’oublie pas. Pas complètement, puisque ce photographe, là, devant l’Hôtel des Bergues… L’Europe vient d’entrer dans la Deuxième Guerre mondiale.

Ce jour-là, Alphonse XIII va visiter les Services de l’Agence Centrale des prisonniers de guerre. Celle-ci a été créée en 1914, et depuis quelques mois elle s’est enrichie d’une section dite « des civils », étant à l’origine exclusivement destinée aux prisonniers militaires. Alphonse XIII a-t-il œuvré en faveur de l’ouverture de l’agence de la Croix-Rouge aux non belligérants pris dans les filets de la guerre ? L’hypothèse est réaliste. Dans son pays, et dès 1914 également, le roi d’Espagne a fondé et financé, sur fonds propres, la oficina pro cautivos, le bureau des prisonniers de guerre. Dès le début, ce bureau fournit des réponses aux familles qui ignorent le sort de militaires ou de civils se trouvant dans les zones de combat. Alphonse XIII fonde cet organisme séparément du gouvernement, afin de ne pas compromettre sa neutralité, quand bien même l’Espagne s’est déclarée neutre dès les débuts de la Première Guerre mondiale. Les demandes d’information ou d’intervention se font en faveur des prisonniers des deux bords, notamment auprès des ambassades des pays belligérants avec qui le roi entretient de bonnes relations. La oficina pro cautivos sauvera environ 70’000 civils et 21’000 soldats. Alphonse XIII obtiendra notamment pour le pianiste Arthur Rubinstein le passeport espagnol en 1916. La même année, il permet au danseur Vaslav Nijinski, détenu en Hongrie en raison de sa nationalité russe, d’être envoyé aux Etats-Unis. Le roi interviendra en faveur de 136’000 prisonniers de guerre en organisant 4000 inspections de camps de prisonniers. Il plaidera également pour que les sous-marins n’attaquent pas les navires-hôpitaux et proposera d’instaurer une inspection neutre de ces navires par des militaires espagnols à la sortie et à l’entrée des ports. Il obtient des belligérants l’engagement de ne plus torpiller de bateaux arborant un drapeau d’hôpital.

De l’argent pour Franco

L’expérience de ce « bureau de la guerre européenne » a probablement servi à la Croix-Rouge. Le roi en exil, en visitant l’Agence du CICR, lui passait symboliquement le témoin pour cette Deuxième Guerre mondiale qui commençait. Car si l’agence d’Alphonse XIII est restée méconnue en Espagne, elle bénéficiait d’une réelle aura dans le reste de l’Europe, en France, en Belgique, en Suisse, notamment au sein de la Société des Nations créée en 1919, et aux Etats-Unis.

Pour son travail en faveur et au sein de cette agence, Alphonse XIII a été deux fois candidat au prix Nobel de la paix, en 1917 et en 1933. Mais c’est le CICR qui obtient le prix pour son action en faveur des prisonniers de guerre en 1917, alors qu’il revient à l’écrivain et homme politique anglais Norman Angell en 1933. Des concurrents de taille, à qui l’on ne pouvait reprocher ni leur défense ardente de la politique coloniale, ni leur soutien au général Franco. Le roi appréciait le futur dictateur pour ses faits d’armes au Maroc et l’avait nommé directeur de l’Académie générale militaire qu’il venait de créer, en 1928. Les années suivantes, il verse un million de pesetas à la cause franquiste. En échange, Alphonse XIII souhaite que Franco s’occupe de restaurer la monarchie. Le général ne tiendra promesse qu’en 1969, en désignant officiellement le prince Juan Carlos de Bourbon pour lui succéder à sa mort, en tant que roi d’Espagne. En 1975, la monarchie retrouve donc un roi en la personne du petit -fils d’Alphonse XIII. Le grand-père n’est pas de la fête. Il est mort en exilé de luxe dans une suite du grand hôtel de Rome, non pas assassiné, mais d’une angine de poitrine, en 1941. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Les derniers adieux à la reine Eugénie, épouse d’Alphonse XIII, à Lausanne, le 20 avril 1969, en présence de son petit-fils Juan Carlos, un document des Archives de la RTS
Juan Carlos d’Espagne le roi inattendu, une série de documents des Archives de la RTS

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Leysin sanatorium populaire

Coll. A. Cornu/notreHistoire.ch

Le sanatorium populaire de Leysin ressemblait en 1923 à un « cluster » d’hommes sérieux. L’égalité des sexes était encore une chimère. Une doctoresse aurait-elle pu se frayer un chemin pour avoir droit à un strapontin au sein de ce collège de médecins aux cravates savamment ajustées et camouflées par des blouses immaculées ? Non! En 1923, des hommes en blanc avaient investi en rangs serrés le sanatorium de Leysin, en des temps où la médecine était l’apanage d’une gent masculine aux bras croisés et aux manches peu retroussées. « Stage pratique à Leysin », semble indiquer une note laissée au bas de cette photo dénichée par le petit-fils de Georges Cornu, médecin répertorié par la FMH, dont notreHistoire.ch effleure la trace.  

Or, la FMH, l’organisation professionnelle du corps médical suisse, publie chaque année, depuis 1940, des pointages sur l’équilibre hommes-femmes dans les métiers de la santé. Et année après année, cet organe observe une sous-représentation féminine, notamment dans les postes de cadres. Publiées ce printemps, en pleine crise sanitaire du Covid-19, les dernières statistiques établissent que près de 21’500 docteurs (57% de la profession) exerçaient l’an passé en Suisse pour… 16’400 doctoresses (43%) en activité dans notre pays.

Tendance renversée

Par comparaison, les femmes n’étaient que quelque 10’000 à exercer ce métier en 2009… contre 20’000 hommes. La féminisation de la profession de médecin est inexorablement en marche. Preuves en sont les inscriptions à une formation bachelor en 2019, où 3170 femmes ont damné le pion à 1790 hommes. Même renversement de tendance, un peu moins marqué, au registre des inscriptions en formation master (2000 femmes contre 1370 hommes). Et pour enfoncer le clou : parmi les 1334 médecins qui ont obtenu en 2019 un titre fédéral de spécialiste, une nette majorité de femmes se dégage (56%).

« Les spécialisations dans lesquelles la part de femmes est la plus élevée sont la psychiatrie et psychothérapie de l’enfant et de l’adolescent (65,3%), la pédiatrie (63,5%) et la gynécologie et obstétrique (63,4%) », a encore précisé ce printemps la FMH. Les hommes sont, eux, plus nombreux dans les spécialisations chirurgicales (chirurgie thoracique, orale et maxilo­faciale, orthopédique, chirurgie cardiaque, vasculaire, urologie, neurochirurgie).

Des pas de géant – et de géante – ont donc été accomplis en un siècle en faveur d’une représentation plus équitable des femmes. « La féminisation de la branche se poursuit », assure la FMH dans ses bulletins réguliers. Voici soixante ans, quelque 8000 médecins exerçaient en Suisse et parmi eux… elles n’atteignaient pas le millier (985). Une disproportion incroyable d’une doctoresse pour 8 docteurs ! Dix ans plus tard, en 1970, alors que Mai 68 n’avait pas encore déployé tous ses effets, cet immense écart perdurait (sur 10’000 médecins, 1500 femmes). En 1980, 3000 doctoresses étaient recensées pour 17’000 praticiens hommes. Une décennie après, leur nombre atteignait 4800 (sur 22’000 médecins tous sexes confondus). Puis en l’an 2000, leur part a avoisiné les 30% (7300 femmes pour 17’800 hommes). Enfin, en 2010, le plafond des 10’000 doctoresses a été franchi (35 %). Ce chiffre a enfin bondi à 43% en 2019. Du domaine de l’impensable chez les docteurs du sanatorium de Leysin ! ■

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Au temps des sanatoriums, une série de photos et de documents des Archives de la RTS

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