Eté 1953, la famille de Claire Bärtschi-Flohr passe ses vacances en France. Au moment de revenir en Suisse, le 1er août, impossible de prendre le train, une grève de la SNCF bloque le pays. Mais une solution originale existe… Ce récit de Claire Bärtschi-Flohr a été publié sur notreHistoire.ch (le titre et les intertitres sont de la rédaction)
« Pendant le mois d’ août 1953, une grève des trains de la SNCF, d’une grande ampleur, paralysa la France pendant quelques semaines. Plus un train ne circulait.
Nous habitions Genève, mais nous étions, Papa, Maman, mes sœurs et moi, ainsi que notre grand-mère maternelle, en vacances à l’hôtel Primerose, à Sanary-sur-Mer, dans le Var. Cet hôtel se trouvait sur la route d’Ollioules. A l’époque, nous n’avions pas encore de voiture. Nous avons eu notre VW en 1954. Nous étions donc descendus en train à vapeur jusqu’à Marseille, gare Saint-Charles, qui est en cul-de-sac, comme chacun sait. Depuis Marseille, le train longeait les villages posés le long de la Méditerranée, La Ciotat, Cassis, Les Lecques, Bandol, Ollioules. Nos vélos nous accompagnaient dans le train. Nous les enfourchions pour faire les derniers kilomètres, la grand-mère juchée sur le porte-bagage de mon père. Le voyage en train à vapeur, toutes fenêtres ouvertes à cause de la chaleur, nous noircissait le visage, l’intérieur des narines et les vêtements. On mouchait « noir » quelques jours.
La contribution des Ateliers de Carouge
Cette année-là, notre séjour touchait à sa fin. Mon père devait reprendre son travail à Genève. Et la grève s’étendait. Après avoir débattu de la situation, mes parents se rendirent à la Mairie. Là, on pouvait se mettre en contact avec des gens motorisés qui regagnaient soit Grenoble, Annecy ou même Genève. Mes parents finirent par trouver deux places dans une voiture et remontèrent en plusieurs étapes, je crois, jusqu’à Genève. Là, mon père emprunta la camionnette de l’usine dans laquelle il était directeur technique, Les Ateliers de Carouge. Il mit la bâche à cette camionnette et redescendit avec ma mère nous chercher à Sanary. Cela leur prit quatre ou cinq jours. Que de frais d’hôtels non prévus ! A l’époque, on comptait ! Nous étions déjà des privilégiés par rapport à notre entourage. C’était peu de temps après la Deuxième Guerre mondiale.
Ma grand-mère, mes sœurs et moi, nous attendions le retour des parents à l’hôtel de Sanary. Pendant quelques jours, ce fut la grande liberté, car ma grand-mère avait beaucoup de peine à se faire obéir, la pauvre, et ne pouvait rien nous refuser. J’avais quatorze ans et j’ai pu ainsi aller danser un moment au bal du 15 août, sur les quais joliment décorés de guirlandes d’ampoules multicolores. Cela, bien sûr, sous l’oeil attentif de ma grand-mère. Mais quel souvenir inoubliable ! Quand mes parents arrivèrent avec la camionnette, nous chargeâmes les bagages et nous nous installâmes tant bien que mal à l’arrière du véhicule. Nous quittâmes l’Hôtel. Nous fîmes le voyage en deux jours. A l’époque, il n’y avait pas d’autoroutes. Nous nous arrêtâmes pour la nuit chez l’habitant, dans une vieille maison de St-Laurent-du-Pont, dont les chambres avaient des papiers peints sombres et fantasques et de grands lits un peu défoncés. Nous n’eûmes pas de peine à imaginer la présence de fantômes dans une telle bâtisse. Le surlendemain, notre vie quotidienne avait repris comme si rien ne s’était passé.
Le journal d’une grand-mère
Le texte qui suit est tiré du journal de la grand-mère de Claire Bärtschi-Flohr, retrouvé en automne 2014 (…) Sanary 13 août: Matinée passée bien tranquille sous les platanes et les figuiers. Tous les vacanciers qui ne sont pas en voiture font des projets pour rentrer car rien ne marche encore (pas de trains). Hier, 800 personnes attendaient à Nice un train qu’ « ils » devaient mettre en marche. Ils ont attendu de 2 heures de l’après-midi jusqu’à 8 heures du soir et pour finir le mécanicien n’a pas voulu partir par peur de sabotage. Je ne sais pas ce que nous ferons pour rentrer. Rester ici encore quelques jours en espérant que la grève cesse, puisque nous avons nos billets de retour payés, mais aurons-nous assez d’argent ?
14 août. Au petit déjeuner, à déjeuner, nous n’avons fait que discuter de comment nous pourrions rentrer. Albert et Renée cherchent partout une voiture, une camionnette, qui nous ramènerait chez nous. Ce soir, après avoir couru dans les agences à Sanary et à Toulon, Albert et Renée ont trouvé, à Sanary, un monsieur qui offrait deux places dans sa voiture. Après discussion, il a bien voulu changer son itinéraire et passer par Lyon. Albert et Renée partent demain matin à 5 heures en espérant trouver à Lyon un car pour Genève et revenir nous chercher avec la camionnette.
15 août. Je suis seule avec les filles. J’espère qu’Albert et Renée ont fait leur voyage : on ne peut rien savoir. Les postes téléphone, télégraphe ne marchent pas encore. La lumière manque souvent.
16 août. Nous nous sommes levées très tard. On n’a pas même pu se laver comme il faut, « ils » ont coupé l’eau.
« Albert et Renée sont de retour. Dieu soit loué »
17 août. Comme nous allions déjeuner, voici Ninon qui crie : «la camionnette!». Albert et Renée sont de retour. Dieu soit loué. Ils ont fait bon voyage et tout a bien été pour eux. Nous avons déjeuné ensemble, contentes de les retrouver. L’après-midi a été employé à faire les bagages et installer la camionnette pour le retour car il n’y a toujours pas de trains.
18 août. Déjeuner à 8 heures. Adieu à tout et tous. Départ de l’hôtel à 8 heures et demie. Nous prenons la route d’Ollioules, passons dans les gorges, toutes en contours dans les rochers et la pinède. Arrivée à Aix-en-Provence où Albert fait réparer un pneu, pendant que les filles moi nous allons acheter des petits pains et ensuite nous admirons une magnifique fontaine sur la place du Casino. Départ pour Avignon. Les routes sont belles, bordées de beaux platanes qui forment de superbes dômes de verdure. Arrivée à Avignon à midi et demie, nous admirons le Palais des Papes, un beau pont suspendu et le pont cassé. Ensuite, dîner dans un petit restaurant où nous avons bien mangé et surtout bu un vin extra. Départ pour Valence, où nous arrivons vers 5 heures. Nous avons terriblement soif. Il fait chaud : une panachée a été la bienvenue. Albert a de nouveau été chez un mecanicien pour réparer, tandis que nous attendons sur un banc, sur une belle « promenade »….. Vers 8 heures, nous arrivons, après avoir passé les Echelles dans d’énormes rochers, à St-Laurent-du-Pont, où Albert a un ami qui tient un hôtel.
Malheureusement, il n’y est plus. Mais nous étions fatigués, surtout Albert. On a soupé là et comme il n’y avait point de chambre libre dans l’hôtel, nous avons couché dans un vieux château du Moyen-Age, avec un fantôme à chaque étage. Un château qui date des Sarrasins.
19 août. Nous avons bien dormi. Avant d’aller déjeuner à l’hôtel, nous avons admiré un magnifique brochet dans un baquet d’eau. Départ par une route toute en contours. Nous avons traversé de jolis villages garnis, dans leur rue principale, d’étalages de beaux balais de toutes couleurs. C’est le pays des balais. Il y a plusieurs fabriques. Après avoir admiré le lac du Bourget et Aix-les-Bains dans le lointain et passé le tunnel routier du col du Chat long de plus de 1500 mètres, nous arrivons à Genissiaz, dîner et visite du barrage gardé par la police. Il fait très chaud. Nous reprenons la camionnette, passons à Bellegarde, au Fort de l’Ecluse et nous arrivons à l’Orangerie vers 4 heures de l’après-midi, bien contents d’arriver et d’avoir fait un si beau voyage.»■
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