Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Jean-Marie Bouverat qui retrace la ligne de chemin de fer entre Les Convers et Le Creux, dans le canton de Neuchâtel. Sur notreHistoire.ch, il a illustré sa contribution écrite par une série de photos actuelles que nous vous invitons à découvrir par ce lien. (Le titre et les intertitres sont de la rédaction).
L’arrivée du chemin de fer vers le milieu du XIXe siècle fut une révolution d’un genre plutôt pacifique. Elle souleva des espérances significatives dans la plupart des lieux où son implantation était prévue. Des régions assez isolées allaient enfin pouvoir se relier avec le reste de leurs contemporains bénéficiant de positions plus favorisées. C’est plus l’attrait économique qui motive les troupes, le transport des voyageurs sans raison commerciale étant plus secondaire, il faut le souligner.
Sans être très en retard, la Suisse n’avait pas non plus une avance significative dans le développement des voies ferrées. Le contexte politique n’est pas totalement étranger à cela. La Suisse n’existe dans sa forme actuelle que depuis 1848. Le canton de Neuchâtel, bien qu’il en fasse partie depuis 1814, était encore sous la juridiction du roi de Prusse. La Révolution de 1848, plus un mouvement d’humeur qu’un fait d’armes sanglant, ancra définitivement le canton dans la Suisse. Devenu république, il dispose d’un gouvernement qui n’a plus de compte à rendre à la Prusse, malgré une tentative de rétablissement de l’ancien régime en 1856. Le développement des voies de communication fut une des priorités du nouveau gouvernement cantonal. On peut considérer que par rapport aux moyens techniques de l’époque, l’implantation du chemin de fer se fit assez rapidement puisqu’il fallut une dizaine d’années pour que les liaisons ferroviaires principales soient fonctionnelles.
Il est vrai que géographiquement le canton offrait plus de difficultés que de facilités pour l’installation d’un réseau performant. Les montagnes du Jura ne sont pas particulièrement élevées, mais il y a presque 600 mètres de dénivellation entre les deux principales villes, Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds. Sur le plan purement cantonal, le défi était de relier ces deux villes entre elles, en continuant vers le Locle. Une autre liaison d’importance était la connexion avec la France par le Val-de-Travers jusqu’à Pontarlier. Cette dernière était considérée jadis comme la ligne idéale pour relier la Suisse à la France, liant les deux capitales. Par la suite, elle fut supplantée au niveau du trafic par la ligne Lausanne-Vallorbe.
Un gouffre financier
Historiquement ce fut la liaison Le Locle-La Chaux-de-Fonds qui fut terminée la première et inaugurée en 1857. Celle de La Chaux-de-Fonds-Neuchâtel le fut en 1860, ainsi que la liaison Neuchâtel-Pontarlier.
Fin 1860, le canton de Neuchâtel a résolu une bonne partie de ses problèmes de transports par chemin de fer. Bien vite, l’exploitation du «Jura-Industriel», c’est son nom d’alors, se révélera un gouffre financier. La compagnie est déjà déclarée en faillite en 1861. Les années suivantes, elle passera sous divers groupes d’intérêts. Vendue, elle est exploitée en 1875 par la «Compagnie Jura-Bernois», avant de devenir «Société d’exploitation du chemin de fer du Jura-Neuchâtelois», suite à une votation populaire en 1886 qui exprime le mécontentement de la gestion de la société depuis 1875. Ce n’est guère que lors du rachat définitif par la Confédération en 1912 que la situation se stabilisera.
Le canton de Berne voisin décide lui aussi de s’y mettre et prévoit de relier les villages du vallon de Saint-Imier et de pousser jusqu’à La Chaux-de-Fonds, sous le nom premier de Compagnie du Jura-Berne (ou JBL). En 1874, la connexion est établie avec le réseau neuchâtelois via la gare de Convers. Cette option est préférée car elle ne nécessite qu’un tunnel de 152 mètres. Le côté peu pratique reste la manière dont l’embranchement est fait, il implique un rebroussement dans cette gare coincée entre deux tunnels.
On peut s’étonner du manque de jugement dans sa conception, pour ce point et encore d’autres, car il aurait été plus simple de faire un raccordement à l’entrée du tunnel qui va en direction de la Chaux-de-Fonds. Techniquement c’était possible et résolvait le problème de retournement des locomotives à vapeur qui n’ont en principe qu’un sens de marche idéal. D’autant plus qu’à ma connaissance, il n’a jamais existé de plaque tournante à la gare des Convers.
Soulignons qu’au début, la Compagnie Jura-Berne était en quelque sorte invitée sur le tronçon neuchâtelois, invitation qu’elle payait d’un droit de passage. D’après ce que je sais, la somme était de 50.000 francs de l’époque et par année.
Relier ces lignes entre elles par les Convers fut un manque de vison à court terme, alors qu’il apparut bien vite que l’idéal serait de la remplacer pour une liaison plus directe en perçant un tunnel sous le Mont-Cornu. Le percement de ce tunnel fut achevé en 1888, ce qui condamna le raccordement des Convers, qui n’aura été en service que 14 ans. Elle fut définitivement abandonnée en 1895.
La gare du Creux fut construite pour la mise en service de la nouvelle ligne en décembre 1888. On peut s’étonner de mettre une gare dans un coin où il n’y a pas dix maisons dans les environs, mais n’oublions pas que la gestion du trafic dépend alors énormément du facteur humain. Elle monte en quelque sorte la garde à l’entrée du tunnel et régularise le trafic. Il y avait alors fréquemment une guérite ou une maison habitée par un employé des chemins de fer, avoisinant les ouvrages d’une certaine importance. (…)
L’image et l’imagination
Voyez les silhouettes des âmes qui figurent sur cette scène. Elles sont parties vers leur destin, vers des jours tristes ou rieurs. La nuit est tombée, les jours, les mois, les années se sont perdues dans les dédales du temps. Peut-être dans mon enfance, j’ai rencontré un vieillard, dernier survivant sorti de cette image immobile. Peut-être dans un rêve futur, sortant des mystères de l’invisible, il viendra me rendre visite pour me souffler qu’il n’a pas disparu, qu’il a seulement cessé d’exister. Peut-être me dira-t-il que les choses ne disparaissent pas tout à fait, qu’il y a une porte, des portes, qui mènent vers le passé, le futur.
Je n’ai pas trouvé le futur, mais je sais déjà que le passé se meurt lentement, d’autant plus lentement qu’il a vécu intensément. Le futur effacera la dernière trace, dans un an, dans un siècle, nul ne sait.
Partons vers ce passé, découvrir les quelques restes de ce qui fut une page de l’histoire d’un coin de terre, de quelques hommes et de beaucoup de souvenirs.
Comme il est difficile de s’imaginer maintenant en pénétrant en ces lieux, ce qu’ils furent jadis. Les volutes de fumée haletantes, le bruit des machines, le sifflet des locomotives, résonnent encore dans l’écho qui les emporta vers le loin. Peut-être que dans sa course infinie, il s’approche maintenant d’une étoile lointaine.
Il y a plus de cent ans, dans un endroit aujourd’hui si calme, si paisible, roulait un train. En allant nous promener tout au long de l’endroit où il passait, on peut encore entendre, si on tend bien l’oreille, le bruit de la locomotive à vapeur, respirer l’odeur du charbon dans un coin de notre imagination. Tous ceux qui l’ont vu rouler ont aujourd’hui disparus. Pourtant en étant un peu curieux, il y a encore ici et là des témoins de sa grandeur passée, souvent enfouis sous l’herbe ou recouverts de mousse verdâtre. Parfois, le chemin caillouteux est le seul vestige qui peut encore éclairer notre imagination, créer des images arrachées aux fantômes du passé, un passé d’autant plus insaisissable que nous ne l’avons pas connu.
Des fantômes, je n’en ai pas vus, ils se sont enfuis, sachant que j’allais venir. Tant pis, j’ai pour un moment refait le voyage seul, je suis monté dans le train qui n’existe plus et qui ne mène plus nulle part. Et pourtant, un jour il y a longtemps, là où j’ai passé, un train soufflant ses jets de vapeur passait. Remontons le temps
Les trains y passent encore. Ils emmènent leurs passagers vers d’autres ailleurs, d’autres rêves. Leurs rêves seront-ils plus beaux que les images qui se baladent dans ma tête? J’ai rêvé de trains à vapeur, de mécaniciens aux gueules noires de charbon, de belles dames en crinoline et de beaux messieurs en habits élégants. Tous, ils sont venus vers moi pour un instant, surgissant du passé pour y retourner jusqu’au prochain voyage. Il y a deux petits lutins qui attendent les prochains voyageurs, là-bas, au début de l’embranchement fantôme qui mène vers le train qui ne va nulle part, sauf au pays des rêveries. Peut-être vous attendent-ils? ■
Note
L’ancienne gare du Creux n’est pas un endroit abandonné, elle est encore habitée. Il est inconvenant de s’approcher et d’importuner les résidents en essayant de regarder par les fenêtres ou de pénétrer dans les lieux, l’endroit est privé.