Le personnage principal sur cette image, c’est clairement la Fiat Torpedo 501 (décapotable) que l’on exhibe au bord d’une petite route au milieu d’un paysage bucolique, ici la route de L’Etivaz au col des Mosses. Les temps ne sont pas encore aux biens de consommation de masse et posséder une automobile relevait d’un certain prestige et d’une étiquette sociale bien précise. La classe populaire n’avait pas les moyens de s’en procurer. La construction de ce modèle 5 – 501 de la FIAT avait comme intention première, dès la sortie du premier conflit mondial, de concurrencer directement les usines Ford sur le marché européen. Le but, à moyen et long terme, était de pouvoir vendre au plus grand nombre une voiture accessible. Ce sera la politique économique et industrielle des décennies à venir avec toutes le incohérences que nous connaissons actuellement (pollution, mondialisation, chômage, délocalisation, fusion).
Le modèle 501 Torpedo sera construit tout au long des années 1920 et atteindra un volume de production de 70’000 voitures environ, ce qui est conséquent pour l’époque et pour un pays comme l’Italie à la sortie de la Première Guerre mondiale.
Cette belle image noir et blanc prise durant ces années-là – les années 1920 que l’on qualifia d’années folles – dégage une belle insouciance et un sentiment de liberté que peut procurer l’automobile. Après les privations, on se libère dans ses gestes et ses mouvements; l’automobile est faite pour cela!
Du point de vie de la composition, cette photo est intéressante car le photographe a cadré la Fiat Torpedo derrière un pylône électrique en bois. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cela donne une structure à l’image et on a presque l’impression de voir la scène à travers une vitre. Cela rajoute une distanciation que le noir et blanc donne intrinsèquement à l’image. La « scénographie » nous renvoie, bien entendu, au domaine pictural et au déjeuner sur l’herbe. C’est évident. Cela saute aux yeux ! ■
A sa création en 1919, la Société des Nations inclut l’égalité dans son pacte fondateur, une première pour une organisation internationale. L’article 7 stipule que «toutes les fonctions de la Société ou des services qui s’y rattachent, y compris le secrétariat, sont également accessibles aux hommes et aux femmes». Cette ouverture permet à Florence Wilson d’occuper la fonction de cheffe de la bibliothèque dès 1920 et à Rachel Crowdy d’être nommée cheffe de la section des questions sociales et du trafic de l’opium en 1922. Si les femmes sont bien représentées et forment environ la moitié du personnel, elles sont peu nombreuses à accéder à des positions élevées dans la hiérarchie. La plupart d’entre elles occupent des postes qui sont certes indispensables au bon fonctionnement de l’administration de l’Organisation, mais qui sont des fonctions subalternes, comme opératrices téléphoniques ou sténodactylographes.
Le service du téléphone emploie au total entre cinq et six opératrices entre 1920 et 1931, puis quatre de 1932 à 1936. La réduction du nombre d’employées dès les années 1930 s’explique peut-être par l’automatisation progressive d’une partie des appels. Cette photo des opératrices date de 1937. A cette période, le service téléphonique comprend trois opératrices : Alice Tallichet, Ida Milhan et Renée Raymond. Alice Tallichet est née à Genève. Elle entre à la Société des Nations comme téléphoniste en 1922, à l’âge de 32 ans. Quatre ans plus tard, elle est promue responsable du service, poste qu’elle occupera jusqu’à la dissolution de l’Organisation en 1946. Le rôle de téléphoniste consiste ici à établir la communication entre la personne qui appelle et son destinataire grâce à un système dit de commutation manuelle – une pratique qui a disparu en Suisse à partir de la fin des années 1950. Chaque jour, les téléphonistes doivent répondre à un nombre important d’appels estimé à 70 communications par heure selon un rapport sur ce service réalisé en 1936. Il arrive que les délais de réponse aux appels dépassent 4 secondes, un temps d’attente considéré comme trop long selon ce même rapport, mais qui s’explique par le fait que les opératrices sont chargées de réaliser des travaux de rédaction et de comptabilité parallèlement à leur travail téléphonique.
Un seul homme sténodactylographe
Autre profession très féminisée et tout aussi importante pour les services administratifs de la Société des Nations : sténodactylographe. Le service général de sténographie est l’un des plus grands services du Secrétariat. Il est composé presque exclusivement de femmes (plus de soixante en 1937). Seul un homme est recensé dans la liste du personnel : Gaston Paul Briscadieu, employé de 1929 à 1940. Le service des sténodactylographes est dirigé de 1922 à 1941 par Julienne Piachaud que l’on voit au centre de l’image (avec le pull blanc). Cette femme reste inconnue du public. Mais les choses vont peut-être changer grâce à une initiative de la Ville de Genève qui vise à rebaptiser certaines de ses artères avec des noms de femmes qui ont marqué l’histoire de Genève. En effet, le nom de Julienne Piachaud figure dans la liste des personnalités féminines qui pourraient à l’avenir obtenir une rue à leur nom. ■
Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Claire Bärtschi-Flohr, qui relate l’accueil et le séjour, durant l’été 1946, de Georges-Guillaume Davidovics, orphelin et filleul de guerre.
Georges-Guillaume Davidovics, de nationalité française, est né le 24 novembre 1937 à Neuilly-sur-Seine. Son frère, Daniel, est né en 1939. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, mes parents ayant appris le décès de leur père, ils ont proposé à leur mère d’inviter Georges pour trois mois à Genève, pendant les vacances scolaires, afin de lui procurer de vraies vacances et essayer de lui redonner santé et joie de vivre après tant de souffrances.
En juillet 1946, George, qu’on appelait affectueusement Georgy, est venu passer les trois mois de vacances d’été chez nous à Genève. Nous l’avons emmené en vacances pendant un mois à Rougemont, dans le Pays d’Enhaut. Il n’avait jamais vu la montagne. Arrivé au sommet d’une pente très raide, tout à la joie de la découverte, il s’est mis à courir comme un fou dans la descente, il est tombé et s’est blessé au bras. Il a gardé le bras en écharpe un certain nombre de jours.
Voici comment Georgy est devenu orphelin puis filleul de guerre de mes parents. Son père était prisonnier avec mon père au Stalag VIIA, près de Moosburg, en Bavière, en 1939 et 1940.
Etienne Davidovicz et mon père, Albert Flohr, se sont évadés ensemble de ce camp. Evasion réussie. Mon père a rejoint sa famille à Genève et a retrouvé une vie normale en Suisse. Etienne, lui, a rejoint sa famille, sa femme et ses deux fils qui avaient quitté Paris et s’étaient réfugiés dans le département du Cher. Il travaillait comme agriculteur.
Etienne a été repéré puis dénoncé. Il était Juif. Le 10 juin 1943, les deux enfants ont assisté à l’arrestation de leur père par la Gestapo, cachés dans un champ de blé. Ce sont des événements qu’on ne peut oublier. En 1946, un jour que nous nous promenions en ville de Genève, dans les Rues-Basses, Georgy s’est tout-à-coup mis à courir sans plus s’occuper de nous. Il est allé se cacher dans une entrée d’immeuble : il avait aperçu deux officiers suisses et il avait cru qu’il s’agissait de la Gestapo !
Interné à Drancy, Etienne Davidovicz a été emmené pour Auschwitz, le 2 septembre 1943. Il a sauté du wagon pour s’échapper une nouvelle fois et les Allemands l’ont brûlé vif au lance-flammes.
Voici le témoignage de mon père, rédigé le 9 novembre 1946, pour demander que la Croix-de-guerre soit octroyée à Etienne Davidovicz à titre postume :
« Etienne Davidovicz, né le 11 mars 1907 à Budapest, prisonnier français au Stalag VIIA, Moosburg. Matricule : 64.845. Etienne Davidovicz a été capturé par les Allemands au cours d’un combat dans lequel il a été blessé à la tête par une balle, ainsi qu’aux jambes par des éclats d’obus.
Pendant sa captivité au Stalag VIIA, il a rendu de grands services à beaucoup de prisonniers français. En effet, parlant couramment l’allemand et s’étant fait une spécialité d’horloger, il a pu gagner de l’argent civil allemand. Cet argent lui permettait de procurer généreusement des vivres, des billets de chemin de fer et cartes d’Allemagne à ceux qui tentaient une évasion. Tout cela gratuitement. Il tenta lui-même, en notre compagnie, et réussit avec nous sa propre évasion par la Suisse (Shaffhouse) en février 1941. Rappelons qu’Etienne Davidovicz étant d’origine étrangère, il s’est, en 1939, volontairement engagé dans les rangs français pour participer à la défense du pays. » Signé Albert Flohr.
Avant la guerre, Etienne Davidovics et sa femme travaillaient dans la Haute couture, à Paris. Lui-même, je crois, était tailleur. En 1946, Madame Davidovicz habitait avec ses fils chez son père, El Dinner, couturier-fourreur, 7, rue des Capucines, Paris 1er.
Nous avons revu Georgy, son frère et leur mère en 1948. Les deux enfants sont venus à Genève et nous avons retrouvé leur mère à Annecy. Elle n’avait pas de visa pour pénétrer en Suisse.
Pendant quelques années, nous sommes restés en contact épistolaire, mais nous ne nous sommes jamais revus car, en 1949, Madame L. Davidovics et ses deux enfants ont émigré aux Etats-Unis. Mme Davidovics se disait dégoûtée de la France. Son mari, Hongrois, s’était engagé volontairement dans l’armée française et des Français les avaient atrocement trahis.
Nous avons encore reçu une carte de Georges en 1953. Il se trouvait à Stamford, Etat de New-York, pour les vacances. Des vacances rémunérées, semble-t-il, car il disait travailler dans une ferme.
Etienne Davidovics est inscrit auprès de « mémoires des hommes », organisme consacré à la Première et la Seconde Guerre mondiale.
Son nom figure également sur le Mémorial de la Shoah. ■
En ce début d’automne 2020, alors que «le jour déjà baisse un peu», il y a des souvenirs dont on se souviendra toujours. Ainsi au sujet de cette rencontre qui avait marqué, le samedi 19 avril 1997, le centième anniversaire de la naissance du poète, traducteur, photographe et marcheur en plaine Gustave Roud (1887-1976).
Cette manifestation avait rassemblé une foule d’amis et de connaissances devant sa ferme de Carrouge-le-Jorat. Ce présent «retour sur images», au moment où le Centre des littératures en Suisse romande prépare activement l’édition critique des œuvres complètes à paraître en 2021, évoque particulièrement quelques extraits de l’allocution prononcée par un autre poète, lui aussi disparu aujourd’hui, et pour lequel une édition des «œuvres complètes» serait la bienvenue. Il s’agit de Maurice Chappaz (1916-2009), dont un précédent article de L’Inédit avait rappelé l’aventure de Vocation des fleuves.
Ces deux poètes étaient en effet liés par une longue amitié «aussi attentive que l’humilité du désespoir», selon les propos de Chappaz lui-même:
« Roud. Gustave Roud. Il est né il y a cent ans (dans un autre lieu, pas très loin) mais depuis son enfance il fut éternellement ici. Le temps glisse, je me rapproche si vite de ce qui se noie dans l’ombre et hésite dans notre cœur avec ce toujours qui repasse comme un nuage.
Voilà pourquoi nous sommes aujourd’hui devant cette maison avec la fontaine qui coule, le banc, le jardin, l’ombre de la grange… Une porte s’ouvre. Combien de fois suis-je venu ? Son visage apparaît et il y a ce mélange de confusion et de joie.
Nous lisons aujourd’hui ses livres avec le silence qu’il y a autour. Son acte poétique est en même temps un acte de naissance de Carrouge dans la mémoire collective. En elle frémira le grand adieu temporel de toute une race d’hommes. Il a ressuscité un lieu, il nous a transmis, telle une musique pure, passionnée, nos sources toutes simples. Notre pays a été traversé une ou deux fois par de telles œuvres majeures qui ont fait émerger l’émotion d’une présence et une identité. Campagnes perdues signifie chacun des écrits du poète et résume à l’envers de son aventure une civilisation paysanne: avec l’abîme qu’il peut receler un certain visage du paradis. Pas plus que Roud, je ne puis séparer notre figure intérieure et le pays extérieur. Ils sont réels l’un par l’autre. Le monde purement existentiel est dénué de sens et si nous ne participons pas maintenant à l’éternité, nous n’y participerons peut-être jamais. »
Maurice Chappaz avait terminé son hommage par une pensée adressée aussi à Madeleine Roud, cette «sœur si intelligemment fidèle» dont le jeune écrivain Bruno Pellegrino a récemment retracé la vie sous le titre: Là-bas, août est un mois d’automne. ■