Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte d’Olivier Buchs qui lui valut le Prix Mémoire de Montagne 2018 (ex-aequo avec Markus Schweizer), créé par la RTS/FONSART et remis lors du Festival international du film alpin des Diablerets (le titre et les intertitres sont de la rédaction).
Jeune universitaire et alpiniste genevois, Charles Gos (1885-1949) n’a que 22 ans lorsqu’il écrit à Edward Whymper, le célèbre conquérant du Cervin (1865) pour lui parler d’un projet controversé de chemin de fer sur la non moins célèbre montagne. Il aura la bonne surprise de voir l’Anglais lui répondre, mais la mauvaise de ne pas pouvoir compter sur son soutien – publiquement du moins. Voici ce que Whymper lui répond:
Je n’aime pas le projet d’un chemin de fer gravissant le Cervin, mais je pense que c’est une affaire que les Suisses doivent résoudre eux-mêmes; et que, si je devais écrire des lettres sur le sujet soit à des journaux suisses, soit à des journaux anglais, on pourrait me dire à juste titre: «Occupez-vous de vos affaires».
Le motif du projet semble être divulgué dans la phrase conclusive de la coupure de presse que vous m’avez envoyée, à savoir «Les auteurs de ce projet sont convaincus que l’affaire sera excellente au point de vue financier». Si cela s’avérait être le cas, ce serait au détriment des Suisses. On a déjà privé de pain les Zermattois avec la construction du chemin de fer du Gornergrat, et maintenant on cherche à leur enlever aussi les miettes, en les empêchant de conduire les touristes au lac Noir, aux cabanes sur le Cervin, et au sommet du Cervin. L’Hôtel Lac Noir également ne sera plus convoité. Les Zermattois, il me semble, sont profondément concernés par cette affaire. S’ils s’y opposent vigoureusement, peut-être que le Conseil fédéral ne confirmera pas la concession.
Les chemins de fer de montagne de la Suisse sont certainement très intéressants, mais ils ne contribuent pas à l’attrait du paysage suisse, et ils ont déjà chassé une partie considérable de la clientèle hors de Suisse.
En 1907, Charles Gos – il obtiendra le prix Schiller en 1916 – n’est pas encore un écrivain connu lorsqu’il s’indigne d’un projet de funiculaire sur le Cervin. Dans son ouvrage Près des Névés et des Glaciers, il rend compte d’un échange qu’il a eût à ce sujet avec Edouard Whymper pour lui demander de peser de tous son poids contre la réalisation : « Je lui avais écrit, le priant, le suppliant plutôt, lui, le héros, de protester ouvertement contre le projet. Sa voix vénérée n’eût pas manqué de rallier du bon côté tous les sceptiques et les indifférents. Il n’en fit rien. » (1) En effet, Whymper ne prendra pas position publiquement de peur d’être accusé de « se mêler des affaires des autres » (2) – il est Anglais, et la question concerne les Suisses. Mais son avis et ses arguments ne sont guère différents de ceux que Charles Gos avait exprimés dans un article paru dans la Gazette de Lausanne deux jours auparavant – un véritable appel à la révolte.
« La Suisse est une vaste hôtellerie »
On retrouve dans son argumentaire les thèmes du moment. Gos insiste sur la portée symbolique de ce qu’il considère comme une profanation. A une époque où le rapport coûts-bénéfices de l’industrialisation se trouve questionné par les milieux conservateurs, il sait que les discours sur la nécessité de préserver l’esthétique du paysage commencent à fédérer – il joue abondamment cette carte en chantant la beauté encore immaculée du Cervin. Il fait aussi vibrer la fibre patriotique : « Les temps ont changés ; on est tout juste Suisse pour la forme, et sous prétexte de progrès on laisse lâchement accomplir de véritable sacrilèges. » (3) Comme Whymper, il dénonce enfin une mauvaise affaire sur le plan économique : « La Suisse est une vaste hôtellerie ; c’est entendu. Mais soyons au moins des hôteliers intelligents et ne détruisons pas ce qui est et doit rester l’éternelle beauté de notre patrie. »(4)
Le Heimatschutz récoltera l’essentiel des 68’365 signatures contre le projet (5) qui n’aboutira pas : devant l’ampleur de la contestation, le gouvernement ne prendra jamais la décision d’accorder la concession.
L’indignation soulevée par le projet de funiculaire au Cervin est un exemple parmi d’autres – de nombreux chemins de fer ou barrages doivent alors faire face à des résistances importantes. La contestation s’inscrit dans un contexte où la modernité, jusqu’ici largement cantonnée à la plaine, s’invite en montagne au risque de gâter le pittoresque des lieux. Hormis la détérioration du paysage, on redoute les effets du contact permanent entre les populations montagnardes et les riches étrangers emmenés près des alpages par l’industrie touristique en plein essor. C’est que la mythologie nationale a fait des habitants des hauteurs les gardiens d’un mode de vie traditionnel et des vertus helvétiques originelles. ■
Références
1. Charles Gos, Près des Névés et des Glaciers (3e édition), Fischbacher, Paris, 1915 (1912), p. 262
2. Edward Whymper, Lettre à Charles Gos du 16.01.1907, Folio 3.4, Fonds Charles Gos et Laeticia Gos-Lovey du CREPA
3. Charles GOS (E.-M.), « Un ascenseur au Cervin », in Gazette de Lausanne, 14.01.1907
4. idem
5. Alice Denoreaz, « Les oppositions au projet d’un chemin de fer touristique entre Zermatt et le sommet du Cervin (1906) : l’étude des impacts de la modernisation de la Suisse à la Belle Epoque (1890-1914) et l’affirmation de l’identité nationale », Mémoire de licence dirigé par Cédric Humair, Université de Lausanne, 2009, p. 50.
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