Genève, fin des années 1980. Je suis tombé amoureux d’une punkette. L’Usine vient d’ouvrir ses hautes portes sur la place des Volontaires. Nous folâtrons dans l’insouciance de l’après Mur de Berlin. Non, les tanks russes n’envahiront pas les rues de nos villes, pas plus que les bombes atomiques des deux blocs ne réduiront en poussière nos utopies et nos désirs d’avenir. D’autres s’en chargeront, avec autrement plus de malice.
Elle me semble si belle, avec ses cheveux blancs hérissés et son blouson clouté, sa minijupe de vinyle noir et le dragon qui s’enroule autour de sa jambe, depuis le haut de sa cuisse jusqu’à sa cheville fine, enfoncée dans une paire de Dr. Martens éculées ; fantasme alternatif qui se découpe dans la pénombre d’un immeuble occupé du boulevard des Philosophes, à l’angle de la rue de Carouge, comme une réminiscence du Blade Runner de Ridley Scott.
Nous nous sommes rencontrés à l’occasion d’un concert dans la cave brinquebalante de l’Ilôt 13, derrière la Gare Cornavin. Île au trésor pour jeunes rebelles et haut lieu de contestation sonique, où l’on converge chaque week-end en provenance des quatre coins du canton, de la France voisine, voire de l’Europe toute entière, sous une voûte humide qui semble au bord de la rupture à chaque coup de cymbale, à chaque vague de pogo ou décharge de guitare saturée.
Un refuge, une énergie, des amitiés
L’époque est modeste, nos moyens humbles. Point d’ordinateur, encore moins de smartphone, pas de téléviseur, encore moins de couleur, et une téléphonie toujours enterrée, nos possessions se résument le plus souvent à quelques disques et livres, un tourne-disque et deux vieilles enceintes. Nos dépenses se limitent à une bière ou un renversé dans un vieux bistrot du Rond-Point de Plainpalais. Mais l’énergie bouillonne et notre liberté reste farouche, avec les squats pour refuge.
Pas de douche et d’eau chaude, on se lave en catimini dans les vestiaires de l’Uni Dufour, une structure de béton inspirée par Le Corbusier qui abrite le Rectorat et les services administratifs de l’Université de Genève. Une forme de pauvreté joyeuse et participative, ne rien posséder sinon l’amitié. Et le week-end, c’est la fête quand Ordure le skinhead offre sa tournée en remplissant le frigidaire du bar illégal au rez-de-chaussée, avec sa paie de vigile à l’aéroport.
À chaque étage, ses squatteurs. À chaque escalier, ses graffitis et son ambiance. Ici, des étudiants en art qui ouvriront bientôt, plus haut sur le boulevard, le fameux Rhino, acronyme d’un « retour des habitants dans les immeubles non occupés ». Là-bas, un tatoueur en appartement, dont on dit qu’il faut se méfier quand il a trop bu, mais qui n’en a pas moins le cœur sur la main, avant de jouer des poings. Et tous ces anonymes qui vivent, bricolent et créent à la marge.
Comme une famille recomposée, tribu chaotique avec ses grandes gueules et ses cousins parfois simplets. Bien loin de l’image lisse de la « ville du bout du lac » des cartes postales, des photographies du jet d’eau avec le massif du Mont-Blanc en fond de décor, des boutiques chics des rues basses ou des salons compassés du Ritz-Carlton et de l’Hôtel des Bergues. Une autre ville, qui vibre et frémit encore, pour un temps, à l’écart des normes et des bilans comptables. ■
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