Un album de photo abandonné aux Puces, dont est tirée cette image, a inspiré l’historien et blogueur Yannis Amaudruz pour notre feuilleton de l’été 2020. Dans l’épisode précédent, nos personnages sont arrivés à Altdorf, où un parfum de légende flotte dans l’air. Et pour ce septième et avant-dernier épisode, l’heure est aux confidences, dans la pénombre d’une auberge. Elisabeth s’apprête à entendre un récit qui pourrait bien bouleverser sa vie.
Episode 7. La voix, profonde et chaleureuse, ne lui était pas familière. Elisabeth se retourna, étonnée qu’un inconnu l’appelât par son prénom. Un homme se tenait devant elle. Il devait avoir franchi l’honorable seuil de la soixantaine depuis quelques années déjà, même s’il portait encore beau.
– C’est bien moi. Elisabeth Roud. Êtes-vous…?
Le visage de son interlocuteur exprimait une gêne certaine, comme s’il peinait à trouver la parole juste. D’innombrables mots se bousculaient dans sa tête et il craignait que son français rouillé ne heurtât les oreilles des deux sœurs, qu’il savait habituées aux usages raffinés des salons bourgeois. Toutefois, Marthe et Elisabeth avaient vu le jour dans une ferme, sur les collines d’un hameau où le patois avait survécu au changement de siècle. Elles étaient coutumières des écarts de langage ; plus encore, elles les considéraient avec une tendre bienveillance.
– Peter Steiner, très enchanté enfin de vous connaître. Depuis que je vous ai écrit pour nous rencontrer, j’ai douté toujours de vous voir arriver. Et ici vous êtes ! Tout de suite je vous ai reconnue. Vous avez le silhouette identique de votre mère. Si vous me voulez suivre, j’ai tant à vous raconter… Allons prendre un thé, de l’autre côté du place.
Le cœur battant la chamade, Elisabeth courut prévenir son époux et son beau-frère. Elle tenait à ce qu’ils restassent à l’écart durant l’entretien qu’elle s’apprêtait à avoir avec l’auteur de la lettre. N’était-il pas sur le point de lui révéler un lourd secret sur sa mère ?
Ils s’étaient installés dans une auberge. Leur table se trouvait près d’une fenêtre, d’où ils apercevaient la sculpture de Guillaume Tell. Peter Steiner laisser son regard se promener sur le monument. Altdorf était assis selon lui sur une histoire douloureuse qu’une statue tentait de masquer en flattant un patriotisme tape-à-l’œil. Au voyageur pressé et désireux d’embrasser du regard les paysages d’une Helvétie originelle de carton-pâte, le lieu aurait rappelé une bourgade paysanne du temps jadis ; peut-être aurait-il eu l’illusion de sentir un parfum d’éternité flotter dans l’air. Mais ce voyageur-là se serait laissé tromper par ses sens. A la fin du siècle précédent, des milliers d’habitants avaient quitté la région, poussés par la pauvreté et la faim qui faisait hurler leurs ventres. Ils avaient tenté leur chance à Zurich ou à Saint-Gall, certains avaient même traversé l’Atlantique en espérant s’emparer des vastes étendues du Nouveau Monde. Hélas, d’autres les avaient conquises avant eux. Ils avaient alors grossi les foules miséreuses qui survivaient à peine dans les immeubles insalubres de Manhattan, où l’on vivait entassé dans des chambrettes empestées. Leurs corps défaits se consumaient lentement sur les chantiers de la ville. Les gratte-ciel qui peupleraient bientôt l’île leur devraient tout. Ceux qui les contempleraient avec admiration n’en devineraient pas grand-chose. L’indifférence vaincrait.
Altdorf concentrait désormais d’importantes activités. Entreprises spécialisées dans le textile et fabriques de munitions ou de produits en caoutchouc assuraient des emplois à de nombreuses familles. Dans ce bastion catholique, où le conservatisme religieux atteignait des sommets, un temple avait été construit quelques années plus tôt par la communauté protestante. Une ligne de tramway permettait d’atteindre rapidement les gares avoisinantes. Le téléphone et le télégraphe s’étaient efforcés d’abolir les distances. Malgré les montagnes écrasantes qui verrouillaient l’horizon, Altdorf avait bel et bien sauté à pieds joints dans la modernité. Même l’immuabilité fantasmée s’effaçait face aux progrès redoutables de l’industrie.
Benjamin d’une famille nombreuse et sans le sou, Peter Steiner avait été placé par ses parents dans une ferme des environs. On ne le considéra jamais que comme une paire de bras, une force de travail dont on s’attendait à ce qu’elle effectuât les tâches les plus ingrates et les plus pénibles. Dans la fleur de l’âge, il avait lui aussi rêvé de s’embarquer pour l’Amérique. Une nuit d’octobre, il prit la fuite. Mais il n’avait finalement jamais dépassé les frontières suisses : du fait du hasard de ses pérégrinations, il trouva un emploi en terre vaudoise et fut ainsi engagé comme ouvrier agricole sur le domaine des parents de Jeanne. Il sentit l’émotion le gagner en évoquant la mère d’Elisabeth et de Marthe. Toute sa vie durant, il avait rangé cette histoire dans une malle cadenassée au fond de son âme. Mais l’heure n’était-elle pas venue de se confier ? Le temps ne jouait après tout plus vraiment en sa faveur.
Après quelques semaines d’ouvrage, il avait commencé à lancer des œillades concupiscentes à la fille de son patron. Il doutait que son inclination dévorante pût être réciproque, aussi veillait-il à n’en rien laisser transparaître. Un jour de marché, alors que ses parents étaient absents, Jeanne le rejoignit dans le verger où il fauchait l’herbe. Elle avait tout deviné. Ils s’étreignirent. Une ivresse de bonheur envahissait leurs corps à peine sortis de l’adolescence, lorsqu’ils se retrouvaient à la nuit tombée. Les ténèbres seraient leurs alliées les plus fidèles. Les yeux brillants, Peter Steiner confessa que personne ne sut jamais rien de cette idylle. Le père de Jeanne arrangea des fiançailles six mois après leur premier baiser ; il était entendu que la jeune fille épouserait Edouard Favre, l’ivrogne du village. Mais c’était hélas un ivrogne avec quelques moyens. Qu’aurait eu à offrir un amant à la lisière de l’indigence ? Il n’était qu’un manœuvre désargenté payé à la semaine, un immigré catholique et illettré issu d’une contrée jugée arriérée. Peu avant les noces, il quitta la ferme. Il ne revit jamais Jeanne, dont le chagrin irait croissant avec les années. Ils avaient tout d’abord correspondu en prenant d’infinies précautions. Un jour, elle n’avait plus répondu. Il avait fallu se résigner à la perdre une seconde fois. C’est par la presse qu’il avait appris son décès : quand la belle-mère de l’une des plus grosses fortunes romandes vient à mourir, tout le pays peut en entendre l’écho. Les journaux, bien sûr, ne savaient rien du secret qui avait hanté Jeanne tout au long de sa vie. Quand elle épousa Edouard, sa robe ne parvenait pas à dissimuler la rondeur de son ventre. Elisabeth était l’enfant de Peter Steiner. ■
Suite et fin de notre feuilleton vendredi prochain.