A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Dans l’épisode précédent, Eugène Mercier tombe en pâmoison devant le lion de Lucerne. Elisabeth et Marthe, elles, visitent le palais des glaces aux miroirs déformants…
Episode 6 Elisabeth avait la désagréable impression de plonger une nouvelle fois dans un cauchemar au réalisme le plus glaçant. Des pas s’approchaient, aussi lourds que ceux d’un taureau. Une voix caverneuse murmurait au loin des paroles inaudibles. Le labyrinthe semblait hanté. Si une créature monstrueuse lui était apparue dans l’un des miroirs aux motifs mauresques, Elisabeth n’en aurait été qu’à moitié surprise. Depuis quelques jours, toute sa vie se dérobait sous ses pieds. Elle parvint cependant à garder son sang-froid en fermant les yeux. Allons, le palais n’était qu’une amusante distraction destinée aux touristes oisifs – il suffisait d’avancer avec précaution pour gagner la sortie, rien de plus. Qu’allait-elle inventer ? Un enfant borgne n’aurait éprouvé aucune difficulté à s’échapper de ce piège innocent. Elle sentit un courant d’air frôler son bras. D’autres visiteurs passaient à côté d’elle. Ils la saluèrent poliment en dialecte local, sans s’apercevoir de son trouble. Rassérénée, elle les suivit discrètement. Elle avait retrouvé l’air libre l’instant d’après.
Marthe parut soulagée de la voir apparaître. Elle était entourée d’un Lucien muet et d’un Eugène outré. Ce dernier reprocha à sa belle-sœur de les avoir fait attendre une éternité durant : la joie immense qu’il avait eue à admirer son lion monarchique était gâchée de façon irréparable. Diable, les emportements de ce coquet étaient si prévisibles ! Elisabeth se contenta de hausser les épaules. Cette parodie de pèlerinage avait sans nul doute assez duré. Il était temps de se rendre à Altdorf. L’auteur de la lettre les y rejoindrait le lendemain, en milieu d’après-midi.
Une heure avant la rencontre, les quatre Lausannois marchaient dans les ruelles du chef-lieu uranais. Sur la place de l’Hôtel de Ville, une sculpture monumentale tutoyait les toits. Elisabeth l’observa avec dédain. Leur voyage ressemblait décidément à une visite de musée d’art à ciel ouvert. Cette fois, ce n’était pas une bête sauvage sur le point d’expirer, mais un homme à l’allure fière, qui regardait dans le lointain. Ne se rendait-il pas compte que ses yeux butaient sur des façades ternes aux volets clos ? A sa gauche, un garçonnet tendait vers lui un visage admiratif : on eût dit que l’enfant contemplait le Christ en personne. Mais il ne s’agissait que de Guillaume Tell.
Bien entendu, Eugène ne put s’empêcher de caqueter sur l’histoire du personnage tout de bronze vêtu, en affirmant que sa vie n’avait rien de mythique : il suffisait selon lui de se laisser traverser par l’esprit du lieu pour se rendre compte que le célèbre arbalétrier avait bel et bien existé. Lucien fit une moue dubitative, mais il n’osa s’opposer à son beau-frère. D’une démarche mal assurée, il partit à la recherche d’une confiserie. Elisabeth et sa sœur ne prêtaient aucune attention à leurs maris et s’assirent sur un banc, face au monument :
– Vois-tu, ma chère Marthe, cette histoire de bric et de broc m’a toujours paru curieuse. Elle regorge d’invraisemblances, tu n’es pas d’accord ? On nous raconte qu’un homme refuse de saluer le chapeau du bailli Gessler, et voilà que celui-ci s’énerve. Je le vois d’ici taper du pied, un peu comme un âne contrarié. Ce brave Guillaume – sans doute un imbécile heureux qui croyait faire le malin en se rebellant d’une bien naïve façon – ce Guillaume, donc, est condamné à placer une pomme sur la tête de son fils : il doit la transpercer en un seul tir. Qui pourrait concevoir une telle sottise ? Représente-toi la scène : pendant que le pauvre garçon apeuré mouille ses couches, la joyeuse compagnie rampe au sol à la recherche du fruit défendu. Il ne manque que le serpent et le bon Dieu.
Elisabeth marqua une pause. Lorsqu’elle était jeune fille, les enfants de son village natal lui réclamaient souvent des histoires. Elle faisait d’abord mine de refuser puis, ravie d’être suppliée par son auditoire, elle cédait avec délice. Un cercle se formait alors autour d’elle et un voyage imaginaire commençait. Personne n’aurait pu en prédire l’issue. Son talent de conteuse n’était plus à prouver depuis que la femme du syndic l’avait adoubée. Elisabeth ne se satisfaisait jamais des légendes tirées du fond des âges : elle recomposait, ajoutait sans cesse de nouveaux enchâssements à ses récits. Elle circulait avec bonheur dans un monde fabuleux dont elle était seule souveraine. Elle reprit :
– Et puis, si Guillaume venait à rater sa cible, on lui promet la peine de mort. Mais il réussit sans peine. Stupeur dans l’assemblée ennemie. Ce rusé renard cachait cependant un second projectile, qu’il réservait au bailli en cas d’échec. D’où l’a-t-il sorti ? D’un chapeau magique ? Toujours est-il que Gessler est furieux de cette trahison. Il ordonne qu’on enferme l’homme à la pomme. Toute cette petite troupe traverse alors le lac en direction de la prison. Comme par miracle, une tempête éclate. Guillaume prend les commandes du bateau, saute de l’embarcation une fois près du rivage : ses ennemis sont repoussés vers le large. Il ne se contente pas de savourer sa liberté, et court assassiner le bailli. Œil pour œil, pomme pour pomme.
Marthe riait de bon cœur en écoutant sa sœur, qui poursuivit :
– Maintenant, regarde bien la statue. Ne remarques-tu rien ? Un père, son fils, une arbalète. Aucune trace de la mère. Bon sang, où se cache-t-elle ? Elle n’a tout de même pas été emmurée dans le piédestal… L’artiste a certainement dû considérer qu’elle n’était rien d’autre qu’un personnage secondaire, une sorte de détail dépourvu de consistance. Sans elle, pourtant, pas d’enfant. Le mythe s’effondrerait. Alors, veux-tu me dire où elle se trouve ? Derrière les fourneaux, à préparer une galette aux pommes ? Dans le verger ? Aux champs, à travailler la terre ? Peut-être s’occupe-t-elle du reste de la fratrie ou rêve-t-elle d’une vie moins pénible ? Quoi qu’il en soit, pendant que son mari amuse la galerie avec sa salade de fruits, elle s’adonne à l’essentiel. Et c’est elle que l’on oublie !
Les deux sœurs demeurèrent silencieuses. La journée avançait. L’aînée sentit alors une main se poser délicatement sur son épaule :
– Elisabeth, est-ce bien vous ? ■
Suite au septième épisode, vendredi prochain