L'Inédit

par notreHistoire


Une lettre inattendue, épisode 5

Eugène s'agenouilla devant le monument et ne prononça que ces mots sincères: "Bonté divine, quelle merveille!"

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Dans l’épisode précédent, arrivés sur les bords du lac de Lucerne, les époux Roud et Mercier logent dans un prestigieux hôtel. Mais une certaine tension se fait sentir entre eux.

Avant de débuter ce cinquième épisode, rappelons qui sont nos héros. Elisabeth Roud, mélancolique jusqu’à l’excès, noie son chagrin dans les livres qui peuplent son imaginaire. A une autre époque, elle aurait tenu salon dans la rue la plus élégante de la ville, aux côtés de sa sœur Marthe. Hélas, elle semble condamnée à mener une vie fade dans l’ombre d’un époux laid et sans relief. Lucien Roud, astre triste et presque éteint, brille cependant par sa maladresse légendaire. Il se risque parfois à vouloir converser avec sa femme Elisabeth, qui ne lui répond jamais que par un sourire navré. Grâce à son sens inattendu des affaires, il peut se vanter d’être à la tête du plus grand magasin de Lausanne. Il lui arrive de voler dans les maisons concurrentes, par goût du vice.

Marthe Mercier. Il se murmure dans tout Lausanne que son époux, Eugène, la trompe et l’humilie avec une remarquable constance. Elle passe le plus clair de son temps à tenter de retrouver une sérénité à jamais perdue. Sur sa table de chevet trône une bible écornée, dont quelques pages de l’Ecclésiaste ont été arrachées. Eugène Mercier. Deux passions paradoxales l’animent : la haine de la liberté et la conquête des femmes mariées. Dans les cafés du centre, personne ne s’étonne plus lorsqu’il grimpe sur une table pour y discourir sur la grandeur de Mussolini. Il dirige la rubrique suisse d’un journal libéral.

Cinquième épisode. Eugène défilait pompeusement dans les rues de Lucerne, en sifflant des marches militaires. Le menton relevé, il arborait un sourire de vipère en quête d’une proie juteuse à dévorer sans hors-d’œuvre. Il ne portait pas ombrage de la réplique cinglante qu’Elisabeth lui avait assénée un instant plus tôt. Ses trois compagnons d’infortune trottinaient derrière lui à contrecœur, avec l’étrange sentiment de suivre aveuglément les ordres extravagants d’un maître d’école. Ils n’avaient entrepris leur déambulation que depuis quelques minutes et Lucien montrait déjà des signes de fatigue. Soupirs de pachyderme. Sudation tropicale. Visage écarlate. Il n’y avait là cependant aucune raison de s’inquiéter : tout pataud qu’il était, ce vieux sanglier avait le cuir épais.

Elisabeth avait hâte que son beau-frère règle la tâche dont il parlait sans cesse avec un air mystérieux. Ses cachotteries puériles avaient le don de l’exaspérer. Que pouvait-il au juste avoir de si impérieux à accomplir ? On ne lui connaissait pas de relations amicales dans la région. A coup sûr désirait-il visiter une célèbre chapellerie, ou alors un bureau de tabac spécialisé dans l’importation de produits particulièrement prisés. Oui, voilà qui ne faisait pas l’ombre d’un doute. Mais tout de même, leur imposer un si grand détour pour un caprice d’enfant gâté ! Usait-il volontairement la patience d’Elisabeth, qui rêvait de rencontrer l’auteur de la lettre ?

Toutefois, il n’accorda pas le moindre intérêt aux vitrines richement décorées qu’ils croisèrent sur leur chemin. Il les emmena au contraire dans un austère petit parc ombragé, à l’écart des artères principales. Quelques touristes anglais déguenillés, surexcités, y pointaient du doigt une sculpture aux dimensions imposantes. En l’apercevant à son tour, Eugène s’agenouilla et fut pris d’une frénésie soudaine :

– Bonté divine, quelle merveille !

Taillé dans la roche, un lion à l’agonie leur faisait face. Son flanc était transpercé d’une lance brisée. Sa gueule à moitié ouverte reposait sur un bouclier orné d’une fleur de lys ; sur le côté, un autre bouclier affichait la croix suisse. La pauvre créature surplombait une mare verdâtre, dont les eaux étaient presque entièrement couvertes de feuilles mortes. On distinguait tout de même quelques pièces de monnaie jetées au fond du bassin par des âmes superstitieuses. Des inscriptions latines avaient été gravées sur le monument pour ajouter une touche de solennité étouffante à l’ensemble, qui n’en avait pourtant guère besoin : « HELVETIORUM FIDEI AC VIRTUTI », ce qui pouvait être traduit par « A la loyauté et à la bravoure des Suisses ».

Lucien était essoufflé et ses yeux de merlan frit témoignaient de son mal-être. Marthe, quant à elle, ne saisissait pas vraiment le sens de leur présence devant cette statue grandiloquente, d’autant plus qu’elle n’avait jamais été férue d’art et n’imaginait pas que l’on pût sérieusement traverser l’Europe pour se rendre au bord d’un étang nauséabond. Elisabeth, elle, avait cru comprendre. Elle s’échina à étouffer le rire moqueur qui s’emparait d’elle en fixant son regard sur un pigeon. Les astres bien inspirés semblaient néanmoins déterminés à la rendre hilare. Sans prévenir, le volatile déféqua sur la crinière du lion. Une subtile nuance de gris vint ainsi parachever l’œuvre.

Eugène ne remarqua rien, trop occupé à s’écouter disserter. D’une voix presque brisée par l’émotion, il confirma les soupçons de sa belle-sœur et se lança dans un récit passionné : s’il avait voulu voir de ses propres yeux ce splendide félin de pierre, c’est que le lion rétablissait la dignité perdue des valeureux gardes suisses au service de Louis XVI, massacrés par de terribles révolutionnaires au cours du sinistre mois d’août 1792. Il lui aurait été inutile de préciser que le monument ravissait bon nombre de réactionnaires dont il partageait la pensée : ils voyaient en lui la célébration du temps béni où la démocratie n’avait pas encore perverti l’ordre social traditionnel, un ordre voulu par un seigneur céleste à la tête d’un bataillon d’angelots hermaphrodites et de vierges mille fois déflorées.

Elisabeth s’éloigna un peu de cette scène à la fois navrante et pathétique. Près de l’entrée du parc, collée contre le mur d’un élégante bâtisse, une affiche publicitaire retint alors son attention : de toute évidence, un palais des glaces se trouvait à quelques pas seulement de la sculpture. La réclame promettait aux visiteurs une expérience inoubliable à travers un labyrinthe. Elisabeth y percevait surtout une occasion rêvée de se soustraire aux tirades exaltées de son beau-frère. Elle n’eut aucune peine à convaincre Marthe de la suivre.

Une fois à l’intérieur, les deux sœurs se laissèrent subjuguer par l’étonnant aspect du lieu : ce palais imitait l’architecture de l’Alhambra de Grenade. Des couloirs tapissés de dizaines de miroirs vous désorientaient, si bien que l’on en venait à confondre la réalité avec les mirages qui se réverbéraient dans les glaces. Gagnée par l’insouciance, Marthe riait comme une enfant et serpentait à vive allure à travers les étroits passages du labyrinthe. Elisabeth se surprit à examiner son propre reflet : n’avait-elle pas hérité des traits de sa mère ? Une ombre mélancolique passa dans son regard. Elle avait vieilli. Ses jeunes années ne seraient-elles bientôt plus qu’une lumière vacillante, rongée par la noirceur matrimoniale ?

Elle songea au jour où son père lui avait déchiré l’âme avec des paroles plus tranchantes qu’un sabre ottoman. Il avait parlé – ou plutôt avait-il décrété. Elle serait mariée à Lucien. A cet instant-là, elle se trouvait près de la fenêtre de sa chambre. Tandis qu’elle avait senti son être tout entier s’effondrer sur lui-même, elle avait regardé la pluie de mars embaumer le pays – son pays peuplé de gens aux yeux qui paraissent tout savoir sans avoir jamais rien vu. Ces gens, dont le cœur travaillé par la rancune se noie dans le kirsch et la williamine et le vin : ils cachent leur niaiserie derrière un bon mot d’apparat et prennent des vessies pour des lanternes. Ils gémissent plus souvent qu’à leur tour, convaincus d’être des damnés, quand bien même leurs panses sont grasses et leurs vains désirs tous comblés. Leurs langues se délient dans la haine du foyer ; elles se déchaînent lors des soupers de famille, après les visites rituelles dans les fermes du voisinage ou en rentrant du marché. Alors ces gens parlent et déversent leur aigreur, ravis d’eux-mêmes, heureux de faire siffler les oreilles d’une vieille tante déjà sourde, d’un mari dépouillé, d’un paysan ruiné.

Dans le lointain, les montagnes, encore pâlottes, tremblaient en endurant les derniers tours de l’hiver finissant. Les espérances absurdes qu’avaient fait naître en Elisabeth l’attente des beaux jours disparurent soudainement, sous l’action maléfique de l’annonce paternelle. La campagne était encore grise, d’une teinte que prennent l’herbe et les feuillages lorsque la neige a déjà fondu mais que le soleil oublie de se lever. La vision d’Elisabeth se troublait.

Dans le miroir, elle se reconnut à peine. Marthe avait disparu. Depuis combien de temps laissait-elle son esprit vagabonder ? Elle appela sa sœur. Personne ne répondit. Inquiète, elle tenta de trouver le chemin de la sortie. Mais elle ne rencontrait que son reflet. ■

Suite au sixième épisode, vendredi prochain.

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Une lettre inattendue, épisode 4

Les époux Roud et Mercier prirent ensemble leur petit déjeuner sur une terrasse, au bord du lac. Eugène avait tenu sa promesse : il avait rasé sa moustache.

Coll. L'Inédit, notreHistoire.ch

A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Dans l’épisode précédent, un accident de la route a fait perdre connaissance à Elisabeth. Elle eut alors l’impression d’être enfermée dans un salon encombré d’objets disparates. Un curieux personnage l’interrogea avec insistance.

Episode 4. Elisabeth revenait lentement à elle, comme lorsque l’on se réveille d’une nuit gâchée par une succession de cauchemars aux contours flous. Un court instant, un doute s’empare alors de vous : et si le diable se tapissait dans l’ombre ? Mais Elisabeth ne se trouvait pas dans sa chambre. Et puis, elle n’avait jamais sérieusement cru aux mauvais esprits, quand bien même les malheurs qui jalonnaient sa vie auraient pu la rendre superstitieuse, un peu à la façon d’une nonne prisonnière de ses préjugés, enfermée pour l’éternité dans un couvent aux murs défraîchis. Son démon à elle se nommait Lucien Roud et il n’avait hélas rien de surnaturel. Encore engourdie, Elisabeth prit conscience qu’il se dressait devant elle, l’air paniqué :Ma chère, vous revoilà enfin parmi nous ! J’ai dû freiner de toute urgence, vous comprenez. Ce cerf qui a traversé sans prévenir… Quelle créature stupide ! Il avait d’ailleurs l’air bien gras. Un vrai festin nous est passé sous le nez. Oh, pardonnez-moi, vous me connaissez : je suis incorrigible. J’ai eu si peur pour vous, Dieu m’est témoin. Vous souvenez-vous de quelque chose ? Votre tête a heurté le siège, et vous avez perdu connaissance. J’ai cru… J’ai d’abord tenté de vous secouer. Impossible de vous réveiller. Quelle frayeur, bon sang ! J’en suis si désolé… Pouvons-nous reprendre la route ? Il serait regrettable de perdre notre temps en rase campagne.

Manifestement bouleversé, Lucien agitait ses bras à la manière d’un poulet fermier sur le point de monter à l’échafaud. Son front ruisselait de sueur, ses joues avaient pris un teint rosé. Tout compte fait, il ressemblait plutôt à un porcelet déguisé en honnête homme. Quant à Eugène, qui n’avait pas quitté l’habitacle de la voiture, il trépignait d’impatience en levant au ciel ses yeux de dandy raté. Elisabeth entendait à peine les mots que son époux lui adressait. Elle avait le sentiment de revenir d’un séjour parmi les morts. Après tout, il s’agissait presque de cela. Même si toute cette scène lui avait paru atrocement réelle, il ne fallait y voir qu’un étrange tour joué par son imagination. L’enfer – le vrai – se trouvait face à elle : ce n’était rien d’autre que le spectacle navrant de son époux ventripotent.

Le soleil brûlait son visage. Elle se rendit alors compte qu’on l’avait couchée sur l’herbe, non loin de la route. Sa sœur tamponnait son visage avec un chiffon humide. Après avoir péniblement aidé son épouse à regagner son siège, Lucien invita Marthe à jouer les infirmières, sur ce ton à la fois grandiloquent et paternaliste dont il usait quelquefois. Il se remit au volant. Les quatre compagnons poursuivirent leur voyage. Aucune bête sauvage n’eut la mauvaise idée de leur couper une nouvelle fois la route.

En début de soirée, la voiture automobile se gara près du prestigieux hôtel que Lucien avait pris soin de réserver. Elisabeth souhaitait rencontrer sans plus attendre l’auteur de la mystérieuse lettre, mais Eugène – que cette improbable virée agaçait pourtant – avait insisté pour passer une première nuit à Lucerne. Un devoir de la plus haute importance l’y attendait, affirma-t-il, en savourant avec délice l’expression de mépris qu’avait affichée le visage de sa belle-sœur. Écœurée, Elisabeth n’avait pas cherché à en savoir davantage sur cette prétendue mission, mais elle ne tarderait pas à en connaître les grotesques origines.

L’établissement appartenait à un notable, un certain Manfred von Schimmelberg, dont le nom inspirait un respect unanime dans les cercles bourgeois du pays. Deux siècles plus tôt, son aïeul s’était illustré dans la traite négrière : il troquait des vêtements et de la porcelaine contre une jeunesse noire capturée sur les côtes congolaises, puis vendait les prisonniers dans les comptoirs du Nouveau Monde. Il se procurait ensuite du sucre produit par les esclaves des Antilles qu’il écoulait au prix fort dans les magasins coloniaux des métropoles. Les membres des élites lisboètes, nantaises ou bordelaises en raffolaient, au point de gâter leurs dents de façon irréparable : était-ce pour cette raison qu’ils ne souriaient jamais sur les portraits où ils faisaient représenter leurs visages enfarinés ?

Mais l’esclavage n’était plus à la mode depuis un certain temps déjà et Manfred von Schimmelberg avait savamment réinvesti l’argent de ses ancêtres : désormais, il s’affichait comme l’un des maîtres incontestés de l’industrie du tourisme. Certes, la fortune tout entière de sa famille reposait sur un scandale d’une ampleur inconcevable ; heureusement pour lui, ses clients oubliaient bien volontiers ces embarrassantes considérations morales, dès lors qu’ils franchissaient les portes de ses somptueux hôtels, où tous les plaisirs du monde se trouvaient réunis.

Le lendemain matin, les époux Roud et Mercier prirent ensemble leur petit déjeuner sur une terrasse, au bord du lac. Eugène avait tenu sa promesse : il avait rasé sa moustache. Cette allure nouvelle ne laissait pas la sommelière indifférente. Elle rougissait en lui proposant du café et des brioches. En retour, il lui souriait avec assurance. Marthe n’avait guère de doutes sur la suite du manège, mais elle préféra détourner le regard pour compter les cygnes qui voguaient sur les eaux calmes du lac.

Gonflé d’orgueil, Eugène se montra intarissable durant tout le repas. Il vantait la qualité de son travail de journaliste et tournait en dérision l’incompétence légendaire de ses collègues. Inévitablement, il en vint à jacasser sur l’actualité politique internationale, en récitant des phrases creuses glanées dans les cafés qu’il fréquentait :

– Mais enfin, cessons de nous voiler la face : la Suisse court à sa perte. Autour de nous, les peuples se réveillent peu à peu. Regardez en Italie, regardez donc les bienfaits prodigués par Mussolini. Son pays renaît de ses cendres. Qu’attendons-nous pour imiter son génie ?

Lucien, qui n’avait pas le moindre sens de la répartie, se contentait de hocher la tête en dégustant ses œufs brouillés. Son épouse, d’ordinaire silencieuse lorsqu’Eugène dissertait sur ses obsessions mortifères, sentit monter en elle une haine qu’elle couvait depuis des années. Elle ne put s’empêcher de lui rétorquer :

– Pardonnez une pauvre femme de vous contredire mais, malgré l’intelligence supérieure dont vous vous croyez pourvu, un paradoxe ne vous a apparemment pas effleuré : ne travaillez-vous pour un quotidien libéral ? Si d’aventure un régime comparable à celui qui gangrène l’Italie venait à prendre racine chez nous, votre journal serait aussitôt censuré. Vous vous retrouveriez à pleurnicher dans un bureau de l’assistance publique, à quémander trois francs six sous pour emmener l’une de vos maîtresses au spectacle – peut-être la jeune fille de tantôt ?

Un silence de mort s’installa. Elisabeth fut la première surprise des mots qu’elle venait de prononcer. Marthe semblait au bord des larmes, même si une joie inavouable envahissait son cœur devant l’humiliation que venait de subir son mari. Lucien, affolé, bredouilla quelques mots à la hâte : il fallait excuser son épouse, elle n’était pas encore tout à fait remise de son accident et sa tête était ailleurs. Avec une rage maîtrisée, Eugène se força à sourire :

– N’ayez crainte, chacun sait que la bouche d’une femme n’a jamais exprimé de grandes idées politiques. Cela dit, si Marthe vous avait parlé de la sorte, je n’aurais pas fait preuve d’un tel esprit de conciliation… Et maintenant, il est temps d’aller accomplir ma tâche. M’accompagnez-vous tous les trois ? A moins que vous ne préfériez rester bêtement assis là… ■

Suite au cinquième épisode, vendredi prochain

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Une lettre inattendue, épisode 3

C’était une vieillarde, elle fredonnait des paroles inaudibles qui ressemblaient à une berceuse.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Une lettre inattendue nous fait remonter en 1928. Mariée contre son gré à un riche commerçant qu’elle n’est jamais parvenue à aimer, Elisabeth Roud mène une existence malheureuse. Entre les murs de son cabinet de lecture, elle se prend parfois à rêver d’un autre destin. Peu après la mort de sa mère, une lettre mystérieuse lui parvient, écrite par un inconnu vivant à l’autre bout du pays et qui prétend connaître de vieux secrets. Accompagnée de son époux ventripotent, de sa sœur Marthe et de son insupportable beau-frère, Elisabeth part aussitôt à sa rencontre. Le voyage promet de connaître de nombreux rebondissements. Mais la vérité finira-t-elle vraiment par éclater ?

Dans l’épisode précédent, durant le voyage qui l’emmène à la rencontre d’un mystérieux inconnu, Elisabeth se remémore de vieux souvenirs de famille. C’est alors qu’un accident se produit.

Episode 3. Elle se releva, les jambes mal assurées. Autour d’Elisabeth, une obscurité absolue. Où diable se trouvait-elle ? Ses mains tâtonnaient dans le noir, cherchant à se raccrocher à un objet familier. Rien. Un terrible sentiment d’impuissance s’empara d’elle, si bien qu’elle voulut appeler à l’aide. Aucun son ne parvenait à sortir de sa bouche. Elle avait perdu la notion du temps, l’éternité se confondait avec les secondes : sur sa droite, le bruit mécanique d’une horloge invisible ne faisait qu’ajouter à sa panique. Alors qu’elle se résignait peu à peu – elle mourrait ici, de faim ou de désespoir –, une ampoule fixée contre un mur éclaira la pièce.

Les yeux d’Elisabeth furent d’abord aveuglés, avant de s’habituer à la lumière qui se reflétait contre d’innombrables bibelots disparates : chats en porcelaine d’une laideur rare, statuettes pillées en Afrique de l’Ouest, trophées de chasse qui avaient jadis rassuré un jeune homme sur sa virilité. Quelqu’un l’avait conduite ici, dans cette sorte de salon typique de la Belle Époque. Il aurait pu s’agir d’un ravisseur aux intentions les plus coupables ou alors d’une âme charitable qui l’avait secourue après ce… Avait-elle été victime d’un accident ? Un long divan cramoisi lui faisait face. Un pas de plus, et elle aurait heurté son genou contre l’accoudoir. Sans réfléchir, elle s’allongea, se redressa un instant après. Sur une table basse démodée, un chandelier doré attira son regard. Il était divisé en cinq branches. Deux d’entre elles supportaient des bougies presque entièrement consumées ; la cire avait coulé le long du pied, quelques gouttes s’étaient même répandues sur le plancher recouvert de tapis d’Orient aux couleurs passées.

Sous la table, de vieux journaux empilés semblaient n’avoir jamais été ouverts. Elisabeth se saisit de l’un d’eux, l’épousseta et en parcourut les pages jaunies. Elle prit conscience après plusieurs minutes de lecture qu’il s’agissait de quotidiens alémaniques. Nouvelles locales qui n’avaient probablement pas trouvé d’écho au-delà des vallées concernées. Un certain Hans Stadler avait remporté plusieurs prix à la foire agricole ; il y voyait le signe d’une providence qui avait toujours su veiller sur lui. Il ne devait pas se sentir étouffé par la modestie, mais le journaliste n’ajoutait rien à ce propos. Plus loin, des faits divers sans intérêt. Un mari jaloux qui avait poignardé un amant présumé, dans une arrière-cour putride. Une vieillarde qui avait par mégarde jeté au feu les économies de toute une vie. Des voyous dont quelques témoins apeurés rapportaient les méfaits et réclamaient la tête. Enfin, des prévisions météorologiques. Selon toute vraisemblance, quelques nuages obscurciraient le ciel. Des averses n’étaient pas à exclure. Rien de nouveau sous le soleil.

Elisabeth s’apprêtait à reposer le journal à l’instant même où une porte s’ouvrit. Elle aurait pourtant juré que la pièce ne comportait aucune issue, mais voilà qu’un homme obèse et débraillé se tenait dans l’encadrement. Il se gratta le menton. Un chapeau haut-de-forme parachevait le ridicule de son allure. De petites lunettes lui donnaient l’air d’un philologue érudit, mais sans le raffinement qui sied si bien aux intellectuels de salon. D’un geste pressé, il sortit trois montres à gousset de sa poche, consulta l’heure sur chacune d’elles et haussa les sourcils à la façon d’un acteur de boulevard qui aurait laissé son talent au vestiaire. Il sembla enfin remarquer la présence d’Elisabeth.

– Une fois encore, vous me faites le déshonneur d’être en retard. Décidément, Madame Roud, vous avez de bien curieuses manières de témoigner votre considération à vos semblables. On m’avait prévenu. Une femme qui lit, une femme qui pense, tout cela n’est pas sérieux. Lamentable, lamentable, je ne vous le dirai jamais assez. Ma secrétaire est furieuse, tout comme mes autres patientes qui piétinent à côté. Allons, je ne vous en veux pas, je connais votre détestation pour les rendez-vous de ce genre. Tout de même, tâchez de vous conformer aux convenances. La ponctualité est un art qui permet au monde de ne pas basculer dans la barbarie. Est-ce vous demander l’impossible ? Bien, bien, bien. Voulez-vous un verre d’eau ? Oui, buvez donc. Reprenons de ce que nous avions à peine esquissé.

Ravi de lui-même, il ne parlait pas, il semblait plutôt se délecter des syllabes qui s’agglutinaient sur sa langue. Son accent pouvait être autrichien, viennois sans nul doute. Il prit place dans un fauteuil, croisa les jambes et plongea ses yeux dans ceux d’Elisabeth, d’une façon porcine. Cette dernière ne savait si elle assistait à une comédie fomentée par Marthe, ou si la scène qui se déroulait était bien réelle. Il ne prit pas la peine de noter sa gêne.

– Ne me dévisagez pas ainsi, vous n’avez pas grand-chose à craindre de moi. Je ne m’en prendrais jamais à vous. Pas ici, pas comme cela. On pourrait m’attraper la main dans le sac. Et que viendrait-on à penser ? Parlez-moi des tracas que vous avez rencontrés. Votre lettre mentionnait votre mère. Ses obsèques, je crois. Nous étions si nombreux, il y avait là du beau monde. Sa mort vous affecte-t-elle vraiment ? Il arrive que l’on se méprenne sur ce que l’on ressent. Je puis vous aider à remettre de l’ordre dans votre tête. Vous verrez, on me reconnaît une disposition naturelle pour démêler le vrai du faux, disséquer l’âme humaine, dire ce qu’il faut comprendre. Car vous en êtes peut-être inconsciente, mais vous ne vous en ressortirez pas seule. Au fond, n’éprouviez-vous pas une haine sourde à l’égard de votre mère ?

Elisabeth commençait à prendre peur. Ce personnage loufoque, qu’elle n’avait jamais rencontré et à qui elle n’avait évidemment jamais écrit la moindre ligne, paraissait tisser d’infâmes sous-entendus avec quelques bribes de vérité mal digérées. Elle n’aurait guère été surprise de le voir tirer un poignard de sa manche, puis de la menacer jusqu’à ce qu’elle avoue des crimes imaginaires. Il ressemblait à un inquisiteur fanatique, sûr de son bon droit, qui mettait des innocents à la question avec une perversité maladive. Finirait-il par dresser un bûcher pour l’y faire rôtir ? Il psalmodierait des prières purificatrices et répéterait des horreurs sur sa mère, sur la pécheresse qu’elle était. Une foule de bêtes assisterait à ce triste spectacle, l’eau à la bouche et du sang sur les mains.

– Elle avait surtout des manies singulières, votre mère. Ah ! Je la revois bien, parée de son arrogance de belle femme, à dédaigner ceux qui avaient l’outrecuidance de ne pas lui plaire. Avait-elle oublié qu’elle n’était qu’une paysanne ? Deux générations à peine la séparaient d’une misère crasse. Si vous l’aviez connue aussi bien que moi, vous ne pleureriez pas sa mort. Jeanne était un cœur froid, incapable de la moindre compassion. Et vous êtes sa fille, son aînée, celle qui porte la trace d’une impureté irréparable !

Effrayée, Elisabeth fit mine de se lever pour quitter la pièce. Elle tira sur la poignée, à plusieurs reprises. La porte ne s’ouvrait plus. Impossible de fuir, le piège s’était refermé. Derrière elle, l’homme bougonnait et lui ordonnait de reprendre son siège, de « faire preuve de bon sens ». Du coin de l’œil, elle aperçut alors un coupe-papier tranchant, déposé sur une commode. L’idée lui traversa l’esprit l’espace d’un instant.

– Que comptez-vous faire ? Revenez à la raison, fille de Jeanne, enfant d’une catin de campagne.

Cette voix… Elle se retourna. Dans le fauteuil, l’odieux personnage avait disparu. Une femme, enveloppée dans un manteau de fourrure, avait pris sa place. De là où elle se tenait, Elisabeth ne parvenait pas à voir son visage. Elle contourna le divan, gagnée par la terreur. C’était une vieillarde aux yeux clos, les traits fatigués par le poids des années. Elle fredonnait des paroles inaudibles qui ressemblaient à une berceuse. Une odeur de putréfaction se dégageait d’elle. Elisabeth s’aperçut avec horreur qu’elle faisait face au corps de sa mère. Elle eut un mouvement de recul qui la fit trébucher. Dans sa chute, elle renversa la table basse. Le chandelier se brisa. Des hurlements déchirants lui parvenaient d’une pièce voisine.

Elle rouvrit les yeux et sentit une agitation invraisemblable. Elle entendait des pleurs. Quelqu’un criait dans ses oreilles. Au-dessus d’elle, un visage repoussant, qui affichait une expression inquiète, l’appelait par son prénom. ■

Suite au quatrième épisode, vendredi prochain

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Une lettre inattendue, épisode 2

Sur la route d'Altdorf, une halte s'impose au sommet du col de la Forclaz.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Une lettre inattendue nous fait remonter en 1928. Mariée contre son gré à un riche commerçant qu’elle n’est jamais parvenue à aimer, Elisabeth Roud mène une existence malheureuse. Entre les murs de son cabinet de lecture, elle se prend parfois à rêver d’un autre destin. Peu après la mort de sa mère, une lettre mystérieuse lui parvient, écrite par un inconnu vivant à l’autre bout du pays et qui prétend connaître de vieux secrets. Accompagnée de son époux ventripotent, de sa sœur Marthe et de son insupportable beau-frère, Elisabeth part aussitôt à sa rencontre. Le voyage promet de connaître de nombreux rebondissements. Mais la vérité finira-t-elle vraiment par éclater ?

Dans l’épisode précédent, Elisabeth a reçu une lettre sur le point de bouleverser son existence. Une aventure inattendue commence, à bord d’une voiture automobile qui s’élance à travers le pays.

Episode 2. Il ne s’agissait que de quelques lignes écrites dans un galimatias de ferme, truffées de délicieux germanismes. Une charmante déclaration de guerre aux rigidités de la langue française. Rien de plus que quatre ou cinq paragraphes, et pourtant ils avaient un pouvoir hypnotique. Les premiers mots bourdonnaient dans les oreilles d’Elisabeth : « Altdorf, le 22. Avril 1928. Très honorée Mdme Roud, dernière semaine, j’ai entendu la mort de votre mère. J’ai beaucoup manqué Jeanne que j’ai apris à connaître pour un long temp avant la guerre… »

Marthe observait sa sœur avec tendresse. Enfants, elles ne se querellaient jamais, ou presque. Elle avait toutefois souvent ressenti une douce envie à l’égard d’Elisabeth. Ce n’était point l’une de ces jalousies dévorantes qui vous torturent le ventre et vous empêchent de trouver le sommeil, non, ce n’était absolument pas l’une de ces jalousies-là. C’était plutôt une admiration indéfinissable, une force d’attraction irrésistible. Elisabeth rayonnait. Lorsqu’elle apparaissait dans une pièce, les têtes se tournaient vers elle à l’unisson. Le remarquait-elle seulement ? Son visage, impénétrable entre tous, ne trahissait aucune de ses pensées. Seule Marthe parvenait à lire son humeur, et même à elle il arrivait de se méprendre, de deviner de l’agacement là où il n’y avait qu’une indifférence polie.

Complices, elles se retrouvaient quelquefois au fond de la grange pour échapper à la rage paternelle. Il suffisait d’une question naïve posée sur un ton jugé méprisant pour déclencher un accès de colère. Le père commençait par froncer ses sourcils, puis serrait mécaniquement ses poings, comme s’il cherchait à apaiser sa rage. Son souffle devenait ensuite plus rapide. La violence, chez cet homme, prenait des airs réfléchis, presque méthodiques. Si la mère cherchait à l’adoucir un peu, il se saisissait du premier objet venu et le jetait contre elle d’un geste rompu à l’exercice. Des bouteilles se brisaient contre les murs et ce qu’elles contenaient – du tord-boyaux, le plus souvent – se répandaient sur le sol. C’est à cet instant précis qu’Edouard Favre se laissait envahir par la folie. Elisabeth et Marthe fuyaient alors à pas de velours et couraient se cacher dans la paille. Leur répit n’était jamais que de courte durée, les coups finiraient par pleuvoir. Elles attendaient leur bourreau avec orgueil, comme des condamnées impénitentes. Une affection indissoluble les unissait. Soudainement, le père ouvrait la porte de la grange. Assiégées, elles savouraient leur trêve. Il fouillait chaque recoin, convaincu qu’il serait une fois encore victorieux. Il avait toujours remporté toutes les batailles.

– Te rappelles-tu ces quelques semaines passées en Valais avec notre mère, l’an dernier ? Elle paraissait heureuse de se retrouver seule en notre compagnie. Il faisait si chaud… On aurait juré que le soleil s’apprêtait à avaler le pays. Nous étions hors d’atteinte. Nous aurions pu la croire sauvée…

Marthe avait murmuré contre son oreille. Bien sûr qu’elle se souvenait. L’odeur du foin coupé, les soirées sur la terrasse. Cette retraite féminine avait tenu du miracle. Ni Lucien ni Eugène n’avaient guère pour habitude de les laisser se soustraire à ce qu’ils appelaient « leurs obligations d’hôtesse de maison ». Leur mère était cependant souffrante, ses quintes de toux s’aggravaient de jour en jour. Edouard n’avait quant à lui nullement l’attention d’abandonner son domaine pour conduire sa femme à la montagne. Elisabeth et Marthe l’avaient donc accompagnée. Le repos et l’altitude avaient paru la soulager. Mais à bien y réfléchir, peut-être son état s’était-il amélioré pour des raisons étrangères aux bienfaits de l’air pur.

Au cours de cet été-là, elles avaient flâné sur des sentiers vertigineux en savourant le bonheur d’être réunies. On pouvait entendre au loin la mère et ses deux filles reprendre en chœur de vieilles chansons paysannes, ressuscitées du fond des âges. Elles cueillaient bon nombre de plantes alpines qui leur servaient à constituer un épais herbier. Toute la beauté du monde se retrouvait alors figée, avant même d’avoir eu à subir les prémisses d’une inéluctable fanaison. A la façon d’ambitieuses encyclopédistes, elles souhaitaient réunir les variétés les plus rares de la région. Lorsqu’une plante leur était inconnue, elles interrogeaient des villageois, puis consignaient précieusement, pieusement, leurs réponses. Il arriva alors qu’une fleur violette, à larges pétales, semblât ignorée de tous. Elles s’employèrent à la décrire avec le souci d’une botaniste et imaginèrent, mi-amusées mi-sérieuses, que leur découverte marquerait l’histoire. Elle marqua en tout cas leur herbier, qui se trouvait depuis dans une malle oubliée.

Lors de leurs promenades, elles croisaient des pensionnaires du sanatorium tout proche. La plupart d’entre eux venaient de l’étranger, d’Angleterre, de Hambourg, de Prusse-Orientale, de Sicile. Beaucoup étaient si maigres qu’on aurait pu les confondre avec des spectres inquiétants en quête d’une dernière demeure à hanter. Ils ne s’aventuraient jamais loin, puisqu’on leur recommandait une activité réduite au strict minimum. Tout de même, il leur arrivait de se risquer sur les chemins, errant en petits comités. Ils s’exprimaient dans ce français aristocratique qui sonnait faux, surgi d’une époque révolue, et qui rappelait l’atmosphère poussiéreuse des écoles d’avant-guerre. A ces ducs et ces comtesses déchus qui s’accrochaient à leurs titres comme des crapauds à leur étang desséché, on avait sans doute vanté les vertus thérapeutiques des Alpes suisses. Un régime composé pour l’essentiel d’eau glaciale et d’abstinence sans écart leur faisait miroiter le retour à une santé perdue. Ils croyaient pourtant à une guérison rapide, même si certains suivaient cette cure repoussante depuis des mois, au point qu’Elisabeth se demandait s’ils regagneraient la plaine avant de se retrouver enfermés dans la caisse en bois de chêne où ils feraient de vieux os.

Il y avait aussi eu cette nuit étrange. Elles avaient veillé si tard qu’il en était presque tôt. Les hameaux alentour s’étaient endormis depuis de longues heures, quand leur mère parut perdre le fil de la conversation. Elle adopta ensuite un ton de confidences qu’elles ne lui connaissaient pas. Avait-elle rêvé à voix haute ? Non, personne ne parlait de cette façon dans son sommeil. Avec la timidité d’une réformée qui n’avait jamais eu à tirer le rideau d’un confessionnal, Jeanne se livrait à elles, comme si elle pouvait enfin se débarrasser d’un lourd fardeau :

– Que Dieu me châtie de n’avoir pas su m’élever contre votre père. Vos époux, ces mariages… J’aurais dû avoir la force de crier mon dégoût. J’ai lâchement baissé la tête, j’ai voulu croire qu’il n’y avait là qu’un moindre mal, et même un mal nécessaire, un mal que ma propre mère me présenta avec cet air faussement bienveillant, quand il fut question de me troquer à Edouard contre… Contre quoi ? Une fille, c’est un corps qui travaille la terre, mais c’est aussi une bouche de plus à nourrir. A une fille, ne faut-il pas trouver un homme ? Certaines sont plus chanceuses que d’autres, malgré tout quelques-unes s’y font, d’autres se défont. Je ne vous l’ai jamais dit, je crois. Votre père me l’a sans cesse refusé. J’aurais tant aimé vous emmener sur les rives du lac des Quatre-Cantons. On dit qu’à sa vue, les poètes retrouvent leur inspiration et ne la perdent plus. Le Léman aussi, me rétorquerez-vous… Mais le Léman, c’est le lac que nous connaissons depuis toujours et qui nous connaît peut-être mieux encore. Il a quelque chose d’effrayant ; il en sait trop. Celui des Quatre-Cantons, c’est un mystère. Les montagnes fondatrices se mirent dans ses eaux calmes. Elles veillent sur les origines. Non loin, une prairie verdoyante où des hommes jurèrent… Où un homme… Si tout était à recommencer, peut-être que…

La voiture automobile freina brusquement. Lucien poussa un juron. Elisabeth fut tirée de ses souvenirs. Un cerf ? Elle n’eut que le temps d’apercevoir la bête traverser la chaussée et disparaître aussitôt dans les sous-bois. Sa tête heurta le siège avant. Tout tournoyait autour d’elle. Elle se sentait faiblir, une chaleur extraordinaire envahissait son corps. Était-ce Marthe qui criait à côté d’elle ? Comment le savoir ? Ses muscles ne répondaient plus. La fatigue la submergeait, irrésistible. Elle avait le sentiment de plonger dans un puits sans fond, un puits qui la conduirait jusque dans les entrailles de la terre. ■

Suite au troisième épisode, vendredi prochain

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