A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Dans l’épisode précédent, arrivés sur les bords du lac de Lucerne, les époux Roud et Mercier logent dans un prestigieux hôtel. Mais une certaine tension se fait sentir entre eux.
Avant de débuter ce cinquième épisode, rappelons qui sont nos héros. Elisabeth Roud, mélancolique jusqu’à l’excès, noie son chagrin dans les livres qui peuplent son imaginaire. A une autre époque, elle aurait tenu salon dans la rue la plus élégante de la ville, aux côtés de sa sœur Marthe. Hélas, elle semble condamnée à mener une vie fade dans l’ombre d’un époux laid et sans relief. Lucien Roud, astre triste et presque éteint, brille cependant par sa maladresse légendaire. Il se risque parfois à vouloir converser avec sa femme Elisabeth, qui ne lui répond jamais que par un sourire navré. Grâce à son sens inattendu des affaires, il peut se vanter d’être à la tête du plus grand magasin de Lausanne. Il lui arrive de voler dans les maisons concurrentes, par goût du vice.
Marthe Mercier. Il se murmure dans tout Lausanne que son époux, Eugène, la trompe et l’humilie avec une remarquable constance. Elle passe le plus clair de son temps à tenter de retrouver une sérénité à jamais perdue. Sur sa table de chevet trône une bible écornée, dont quelques pages de l’Ecclésiaste ont été arrachées. Eugène Mercier. Deux passions paradoxales l’animent : la haine de la liberté et la conquête des femmes mariées. Dans les cafés du centre, personne ne s’étonne plus lorsqu’il grimpe sur une table pour y discourir sur la grandeur de Mussolini. Il dirige la rubrique suisse d’un journal libéral.
Cinquième épisode. Eugène défilait pompeusement dans les rues de Lucerne, en sifflant des marches militaires. Le menton relevé, il arborait un sourire de vipère en quête d’une proie juteuse à dévorer sans hors-d’œuvre. Il ne portait pas ombrage de la réplique cinglante qu’Elisabeth lui avait assénée un instant plus tôt. Ses trois compagnons d’infortune trottinaient derrière lui à contrecœur, avec l’étrange sentiment de suivre aveuglément les ordres extravagants d’un maître d’école. Ils n’avaient entrepris leur déambulation que depuis quelques minutes et Lucien montrait déjà des signes de fatigue. Soupirs de pachyderme. Sudation tropicale. Visage écarlate. Il n’y avait là cependant aucune raison de s’inquiéter : tout pataud qu’il était, ce vieux sanglier avait le cuir épais.
Elisabeth avait hâte que son beau-frère règle la tâche dont il parlait sans cesse avec un air mystérieux. Ses cachotteries puériles avaient le don de l’exaspérer. Que pouvait-il au juste avoir de si impérieux à accomplir ? On ne lui connaissait pas de relations amicales dans la région. A coup sûr désirait-il visiter une célèbre chapellerie, ou alors un bureau de tabac spécialisé dans l’importation de produits particulièrement prisés. Oui, voilà qui ne faisait pas l’ombre d’un doute. Mais tout de même, leur imposer un si grand détour pour un caprice d’enfant gâté ! Usait-il volontairement la patience d’Elisabeth, qui rêvait de rencontrer l’auteur de la lettre ?
Toutefois, il n’accorda pas le moindre intérêt aux vitrines richement décorées qu’ils croisèrent sur leur chemin. Il les emmena au contraire dans un austère petit parc ombragé, à l’écart des artères principales. Quelques touristes anglais déguenillés, surexcités, y pointaient du doigt une sculpture aux dimensions imposantes. En l’apercevant à son tour, Eugène s’agenouilla et fut pris d’une frénésie soudaine :
– Bonté divine, quelle merveille !
Taillé dans la roche, un lion à l’agonie leur faisait face. Son flanc était transpercé d’une lance brisée. Sa gueule à moitié ouverte reposait sur un bouclier orné d’une fleur de lys ; sur le côté, un autre bouclier affichait la croix suisse. La pauvre créature surplombait une mare verdâtre, dont les eaux étaient presque entièrement couvertes de feuilles mortes. On distinguait tout de même quelques pièces de monnaie jetées au fond du bassin par des âmes superstitieuses. Des inscriptions latines avaient été gravées sur le monument pour ajouter une touche de solennité étouffante à l’ensemble, qui n’en avait pourtant guère besoin : « HELVETIORUM FIDEI AC VIRTUTI », ce qui pouvait être traduit par « A la loyauté et à la bravoure des Suisses ».
Lucien était essoufflé et ses yeux de merlan frit témoignaient de son mal-être. Marthe, quant à elle, ne saisissait pas vraiment le sens de leur présence devant cette statue grandiloquente, d’autant plus qu’elle n’avait jamais été férue d’art et n’imaginait pas que l’on pût sérieusement traverser l’Europe pour se rendre au bord d’un étang nauséabond. Elisabeth, elle, avait cru comprendre. Elle s’échina à étouffer le rire moqueur qui s’emparait d’elle en fixant son regard sur un pigeon. Les astres bien inspirés semblaient néanmoins déterminés à la rendre hilare. Sans prévenir, le volatile déféqua sur la crinière du lion. Une subtile nuance de gris vint ainsi parachever l’œuvre.
Eugène ne remarqua rien, trop occupé à s’écouter disserter. D’une voix presque brisée par l’émotion, il confirma les soupçons de sa belle-sœur et se lança dans un récit passionné : s’il avait voulu voir de ses propres yeux ce splendide félin de pierre, c’est que le lion rétablissait la dignité perdue des valeureux gardes suisses au service de Louis XVI, massacrés par de terribles révolutionnaires au cours du sinistre mois d’août 1792. Il lui aurait été inutile de préciser que le monument ravissait bon nombre de réactionnaires dont il partageait la pensée : ils voyaient en lui la célébration du temps béni où la démocratie n’avait pas encore perverti l’ordre social traditionnel, un ordre voulu par un seigneur céleste à la tête d’un bataillon d’angelots hermaphrodites et de vierges mille fois déflorées.
Elisabeth s’éloigna un peu de cette scène à la fois navrante et pathétique. Près de l’entrée du parc, collée contre le mur d’un élégante bâtisse, une affiche publicitaire retint alors son attention : de toute évidence, un palais des glaces se trouvait à quelques pas seulement de la sculpture. La réclame promettait aux visiteurs une expérience inoubliable à travers un labyrinthe. Elisabeth y percevait surtout une occasion rêvée de se soustraire aux tirades exaltées de son beau-frère. Elle n’eut aucune peine à convaincre Marthe de la suivre.
Une fois à l’intérieur, les deux sœurs se laissèrent subjuguer par l’étonnant aspect du lieu : ce palais imitait l’architecture de l’Alhambra de Grenade. Des couloirs tapissés de dizaines de miroirs vous désorientaient, si bien que l’on en venait à confondre la réalité avec les mirages qui se réverbéraient dans les glaces. Gagnée par l’insouciance, Marthe riait comme une enfant et serpentait à vive allure à travers les étroits passages du labyrinthe. Elisabeth se surprit à examiner son propre reflet : n’avait-elle pas hérité des traits de sa mère ? Une ombre mélancolique passa dans son regard. Elle avait vieilli. Ses jeunes années ne seraient-elles bientôt plus qu’une lumière vacillante, rongée par la noirceur matrimoniale ?
Elle songea au jour où son père lui avait déchiré l’âme avec des paroles plus tranchantes qu’un sabre ottoman. Il avait parlé – ou plutôt avait-il décrété. Elle serait mariée à Lucien. A cet instant-là, elle se trouvait près de la fenêtre de sa chambre. Tandis qu’elle avait senti son être tout entier s’effondrer sur lui-même, elle avait regardé la pluie de mars embaumer le pays – son pays peuplé de gens aux yeux qui paraissent tout savoir sans avoir jamais rien vu. Ces gens, dont le cœur travaillé par la rancune se noie dans le kirsch et la williamine et le vin : ils cachent leur niaiserie derrière un bon mot d’apparat et prennent des vessies pour des lanternes. Ils gémissent plus souvent qu’à leur tour, convaincus d’être des damnés, quand bien même leurs panses sont grasses et leurs vains désirs tous comblés. Leurs langues se délient dans la haine du foyer ; elles se déchaînent lors des soupers de famille, après les visites rituelles dans les fermes du voisinage ou en rentrant du marché. Alors ces gens parlent et déversent leur aigreur, ravis d’eux-mêmes, heureux de faire siffler les oreilles d’une vieille tante déjà sourde, d’un mari dépouillé, d’un paysan ruiné.
Dans le lointain, les montagnes, encore pâlottes, tremblaient en endurant les derniers tours de l’hiver finissant. Les espérances absurdes qu’avaient fait naître en Elisabeth l’attente des beaux jours disparurent soudainement, sous l’action maléfique de l’annonce paternelle. La campagne était encore grise, d’une teinte que prennent l’herbe et les feuillages lorsque la neige a déjà fondu mais que le soleil oublie de se lever. La vision d’Elisabeth se troublait.
Dans le miroir, elle se reconnut à peine. Marthe avait disparu. Depuis combien de temps laissait-elle son esprit vagabonder ? Elle appela sa sœur. Personne ne répondit. Inquiète, elle tenta de trouver le chemin de la sortie. Mais elle ne rencontrait que son reflet. ■
Suite au sixième épisode, vendredi prochain.