A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Dans l’épisode précédent, un accident de la route a fait perdre connaissance à Elisabeth. Elle eut alors l’impression d’être enfermée dans un salon encombré d’objets disparates. Un curieux personnage l’interrogea avec insistance.
Episode 4. Elisabeth revenait lentement à elle, comme lorsque l’on se réveille d’une nuit gâchée par une succession de cauchemars aux contours flous. Un court instant, un doute s’empare alors de vous : et si le diable se tapissait dans l’ombre ? Mais Elisabeth ne se trouvait pas dans sa chambre. Et puis, elle n’avait jamais sérieusement cru aux mauvais esprits, quand bien même les malheurs qui jalonnaient sa vie auraient pu la rendre superstitieuse, un peu à la façon d’une nonne prisonnière de ses préjugés, enfermée pour l’éternité dans un couvent aux murs défraîchis. Son démon à elle se nommait Lucien Roud et il n’avait hélas rien de surnaturel. Encore engourdie, Elisabeth prit conscience qu’il se dressait devant elle, l’air paniqué :Ma chère, vous revoilà enfin parmi nous ! J’ai dû freiner de toute urgence, vous comprenez. Ce cerf qui a traversé sans prévenir… Quelle créature stupide ! Il avait d’ailleurs l’air bien gras. Un vrai festin nous est passé sous le nez. Oh, pardonnez-moi, vous me connaissez : je suis incorrigible. J’ai eu si peur pour vous, Dieu m’est témoin. Vous souvenez-vous de quelque chose ? Votre tête a heurté le siège, et vous avez perdu connaissance. J’ai cru… J’ai d’abord tenté de vous secouer. Impossible de vous réveiller. Quelle frayeur, bon sang ! J’en suis si désolé… Pouvons-nous reprendre la route ? Il serait regrettable de perdre notre temps en rase campagne.
Manifestement bouleversé, Lucien agitait ses bras à la manière d’un poulet fermier sur le point de monter à l’échafaud. Son front ruisselait de sueur, ses joues avaient pris un teint rosé. Tout compte fait, il ressemblait plutôt à un porcelet déguisé en honnête homme. Quant à Eugène, qui n’avait pas quitté l’habitacle de la voiture, il trépignait d’impatience en levant au ciel ses yeux de dandy raté. Elisabeth entendait à peine les mots que son époux lui adressait. Elle avait le sentiment de revenir d’un séjour parmi les morts. Après tout, il s’agissait presque de cela. Même si toute cette scène lui avait paru atrocement réelle, il ne fallait y voir qu’un étrange tour joué par son imagination. L’enfer – le vrai – se trouvait face à elle : ce n’était rien d’autre que le spectacle navrant de son époux ventripotent.
Le soleil brûlait son visage. Elle se rendit alors compte qu’on l’avait couchée sur l’herbe, non loin de la route. Sa sœur tamponnait son visage avec un chiffon humide. Après avoir péniblement aidé son épouse à regagner son siège, Lucien invita Marthe à jouer les infirmières, sur ce ton à la fois grandiloquent et paternaliste dont il usait quelquefois. Il se remit au volant. Les quatre compagnons poursuivirent leur voyage. Aucune bête sauvage n’eut la mauvaise idée de leur couper une nouvelle fois la route.
En début de soirée, la voiture automobile se gara près du prestigieux hôtel que Lucien avait pris soin de réserver. Elisabeth souhaitait rencontrer sans plus attendre l’auteur de la mystérieuse lettre, mais Eugène – que cette improbable virée agaçait pourtant – avait insisté pour passer une première nuit à Lucerne. Un devoir de la plus haute importance l’y attendait, affirma-t-il, en savourant avec délice l’expression de mépris qu’avait affichée le visage de sa belle-sœur. Écœurée, Elisabeth n’avait pas cherché à en savoir davantage sur cette prétendue mission, mais elle ne tarderait pas à en connaître les grotesques origines.
L’établissement appartenait à un notable, un certain Manfred von Schimmelberg, dont le nom inspirait un respect unanime dans les cercles bourgeois du pays. Deux siècles plus tôt, son aïeul s’était illustré dans la traite négrière : il troquait des vêtements et de la porcelaine contre une jeunesse noire capturée sur les côtes congolaises, puis vendait les prisonniers dans les comptoirs du Nouveau Monde. Il se procurait ensuite du sucre produit par les esclaves des Antilles qu’il écoulait au prix fort dans les magasins coloniaux des métropoles. Les membres des élites lisboètes, nantaises ou bordelaises en raffolaient, au point de gâter leurs dents de façon irréparable : était-ce pour cette raison qu’ils ne souriaient jamais sur les portraits où ils faisaient représenter leurs visages enfarinés ?
Mais l’esclavage n’était plus à la mode depuis un certain temps déjà et Manfred von Schimmelberg avait savamment réinvesti l’argent de ses ancêtres : désormais, il s’affichait comme l’un des maîtres incontestés de l’industrie du tourisme. Certes, la fortune tout entière de sa famille reposait sur un scandale d’une ampleur inconcevable ; heureusement pour lui, ses clients oubliaient bien volontiers ces embarrassantes considérations morales, dès lors qu’ils franchissaient les portes de ses somptueux hôtels, où tous les plaisirs du monde se trouvaient réunis.
Le lendemain matin, les époux Roud et Mercier prirent ensemble leur petit déjeuner sur une terrasse, au bord du lac. Eugène avait tenu sa promesse : il avait rasé sa moustache. Cette allure nouvelle ne laissait pas la sommelière indifférente. Elle rougissait en lui proposant du café et des brioches. En retour, il lui souriait avec assurance. Marthe n’avait guère de doutes sur la suite du manège, mais elle préféra détourner le regard pour compter les cygnes qui voguaient sur les eaux calmes du lac.
Gonflé d’orgueil, Eugène se montra intarissable durant tout le repas. Il vantait la qualité de son travail de journaliste et tournait en dérision l’incompétence légendaire de ses collègues. Inévitablement, il en vint à jacasser sur l’actualité politique internationale, en récitant des phrases creuses glanées dans les cafés qu’il fréquentait :
– Mais enfin, cessons de nous voiler la face : la Suisse court à sa perte. Autour de nous, les peuples se réveillent peu à peu. Regardez en Italie, regardez donc les bienfaits prodigués par Mussolini. Son pays renaît de ses cendres. Qu’attendons-nous pour imiter son génie ?
Lucien, qui n’avait pas le moindre sens de la répartie, se contentait de hocher la tête en dégustant ses œufs brouillés. Son épouse, d’ordinaire silencieuse lorsqu’Eugène dissertait sur ses obsessions mortifères, sentit monter en elle une haine qu’elle couvait depuis des années. Elle ne put s’empêcher de lui rétorquer :
– Pardonnez une pauvre femme de vous contredire mais, malgré l’intelligence supérieure dont vous vous croyez pourvu, un paradoxe ne vous a apparemment pas effleuré : ne travaillez-vous pour un quotidien libéral ? Si d’aventure un régime comparable à celui qui gangrène l’Italie venait à prendre racine chez nous, votre journal serait aussitôt censuré. Vous vous retrouveriez à pleurnicher dans un bureau de l’assistance publique, à quémander trois francs six sous pour emmener l’une de vos maîtresses au spectacle – peut-être la jeune fille de tantôt ?
Un silence de mort s’installa. Elisabeth fut la première surprise des mots qu’elle venait de prononcer. Marthe semblait au bord des larmes, même si une joie inavouable envahissait son cœur devant l’humiliation que venait de subir son mari. Lucien, affolé, bredouilla quelques mots à la hâte : il fallait excuser son épouse, elle n’était pas encore tout à fait remise de son accident et sa tête était ailleurs. Avec une rage maîtrisée, Eugène se força à sourire :
– N’ayez crainte, chacun sait que la bouche d’une femme n’a jamais exprimé de grandes idées politiques. Cela dit, si Marthe vous avait parlé de la sorte, je n’aurais pas fait preuve d’un tel esprit de conciliation… Et maintenant, il est temps d’aller accomplir ma tâche. M’accompagnez-vous tous les trois ? A moins que vous ne préfériez rester bêtement assis là… ■
Suite au cinquième épisode, vendredi prochain