L'Inédit

par notreHistoire


Une lettre inattendue, épisode 3

C’était une vieillarde, elle fredonnait des paroles inaudibles qui ressemblaient à une berceuse.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Une lettre inattendue nous fait remonter en 1928. Mariée contre son gré à un riche commerçant qu’elle n’est jamais parvenue à aimer, Elisabeth Roud mène une existence malheureuse. Entre les murs de son cabinet de lecture, elle se prend parfois à rêver d’un autre destin. Peu après la mort de sa mère, une lettre mystérieuse lui parvient, écrite par un inconnu vivant à l’autre bout du pays et qui prétend connaître de vieux secrets. Accompagnée de son époux ventripotent, de sa sœur Marthe et de son insupportable beau-frère, Elisabeth part aussitôt à sa rencontre. Le voyage promet de connaître de nombreux rebondissements. Mais la vérité finira-t-elle vraiment par éclater ?

Dans l’épisode précédent, durant le voyage qui l’emmène à la rencontre d’un mystérieux inconnu, Elisabeth se remémore de vieux souvenirs de famille. C’est alors qu’un accident se produit.

Episode 3. Elle se releva, les jambes mal assurées. Autour d’Elisabeth, une obscurité absolue. Où diable se trouvait-elle ? Ses mains tâtonnaient dans le noir, cherchant à se raccrocher à un objet familier. Rien. Un terrible sentiment d’impuissance s’empara d’elle, si bien qu’elle voulut appeler à l’aide. Aucun son ne parvenait à sortir de sa bouche. Elle avait perdu la notion du temps, l’éternité se confondait avec les secondes : sur sa droite, le bruit mécanique d’une horloge invisible ne faisait qu’ajouter à sa panique. Alors qu’elle se résignait peu à peu – elle mourrait ici, de faim ou de désespoir –, une ampoule fixée contre un mur éclaira la pièce.

Les yeux d’Elisabeth furent d’abord aveuglés, avant de s’habituer à la lumière qui se reflétait contre d’innombrables bibelots disparates : chats en porcelaine d’une laideur rare, statuettes pillées en Afrique de l’Ouest, trophées de chasse qui avaient jadis rassuré un jeune homme sur sa virilité. Quelqu’un l’avait conduite ici, dans cette sorte de salon typique de la Belle Époque. Il aurait pu s’agir d’un ravisseur aux intentions les plus coupables ou alors d’une âme charitable qui l’avait secourue après ce… Avait-elle été victime d’un accident ? Un long divan cramoisi lui faisait face. Un pas de plus, et elle aurait heurté son genou contre l’accoudoir. Sans réfléchir, elle s’allongea, se redressa un instant après. Sur une table basse démodée, un chandelier doré attira son regard. Il était divisé en cinq branches. Deux d’entre elles supportaient des bougies presque entièrement consumées ; la cire avait coulé le long du pied, quelques gouttes s’étaient même répandues sur le plancher recouvert de tapis d’Orient aux couleurs passées.

Sous la table, de vieux journaux empilés semblaient n’avoir jamais été ouverts. Elisabeth se saisit de l’un d’eux, l’épousseta et en parcourut les pages jaunies. Elle prit conscience après plusieurs minutes de lecture qu’il s’agissait de quotidiens alémaniques. Nouvelles locales qui n’avaient probablement pas trouvé d’écho au-delà des vallées concernées. Un certain Hans Stadler avait remporté plusieurs prix à la foire agricole ; il y voyait le signe d’une providence qui avait toujours su veiller sur lui. Il ne devait pas se sentir étouffé par la modestie, mais le journaliste n’ajoutait rien à ce propos. Plus loin, des faits divers sans intérêt. Un mari jaloux qui avait poignardé un amant présumé, dans une arrière-cour putride. Une vieillarde qui avait par mégarde jeté au feu les économies de toute une vie. Des voyous dont quelques témoins apeurés rapportaient les méfaits et réclamaient la tête. Enfin, des prévisions météorologiques. Selon toute vraisemblance, quelques nuages obscurciraient le ciel. Des averses n’étaient pas à exclure. Rien de nouveau sous le soleil.

Elisabeth s’apprêtait à reposer le journal à l’instant même où une porte s’ouvrit. Elle aurait pourtant juré que la pièce ne comportait aucune issue, mais voilà qu’un homme obèse et débraillé se tenait dans l’encadrement. Il se gratta le menton. Un chapeau haut-de-forme parachevait le ridicule de son allure. De petites lunettes lui donnaient l’air d’un philologue érudit, mais sans le raffinement qui sied si bien aux intellectuels de salon. D’un geste pressé, il sortit trois montres à gousset de sa poche, consulta l’heure sur chacune d’elles et haussa les sourcils à la façon d’un acteur de boulevard qui aurait laissé son talent au vestiaire. Il sembla enfin remarquer la présence d’Elisabeth.

– Une fois encore, vous me faites le déshonneur d’être en retard. Décidément, Madame Roud, vous avez de bien curieuses manières de témoigner votre considération à vos semblables. On m’avait prévenu. Une femme qui lit, une femme qui pense, tout cela n’est pas sérieux. Lamentable, lamentable, je ne vous le dirai jamais assez. Ma secrétaire est furieuse, tout comme mes autres patientes qui piétinent à côté. Allons, je ne vous en veux pas, je connais votre détestation pour les rendez-vous de ce genre. Tout de même, tâchez de vous conformer aux convenances. La ponctualité est un art qui permet au monde de ne pas basculer dans la barbarie. Est-ce vous demander l’impossible ? Bien, bien, bien. Voulez-vous un verre d’eau ? Oui, buvez donc. Reprenons de ce que nous avions à peine esquissé.

Ravi de lui-même, il ne parlait pas, il semblait plutôt se délecter des syllabes qui s’agglutinaient sur sa langue. Son accent pouvait être autrichien, viennois sans nul doute. Il prit place dans un fauteuil, croisa les jambes et plongea ses yeux dans ceux d’Elisabeth, d’une façon porcine. Cette dernière ne savait si elle assistait à une comédie fomentée par Marthe, ou si la scène qui se déroulait était bien réelle. Il ne prit pas la peine de noter sa gêne.

– Ne me dévisagez pas ainsi, vous n’avez pas grand-chose à craindre de moi. Je ne m’en prendrais jamais à vous. Pas ici, pas comme cela. On pourrait m’attraper la main dans le sac. Et que viendrait-on à penser ? Parlez-moi des tracas que vous avez rencontrés. Votre lettre mentionnait votre mère. Ses obsèques, je crois. Nous étions si nombreux, il y avait là du beau monde. Sa mort vous affecte-t-elle vraiment ? Il arrive que l’on se méprenne sur ce que l’on ressent. Je puis vous aider à remettre de l’ordre dans votre tête. Vous verrez, on me reconnaît une disposition naturelle pour démêler le vrai du faux, disséquer l’âme humaine, dire ce qu’il faut comprendre. Car vous en êtes peut-être inconsciente, mais vous ne vous en ressortirez pas seule. Au fond, n’éprouviez-vous pas une haine sourde à l’égard de votre mère ?

Elisabeth commençait à prendre peur. Ce personnage loufoque, qu’elle n’avait jamais rencontré et à qui elle n’avait évidemment jamais écrit la moindre ligne, paraissait tisser d’infâmes sous-entendus avec quelques bribes de vérité mal digérées. Elle n’aurait guère été surprise de le voir tirer un poignard de sa manche, puis de la menacer jusqu’à ce qu’elle avoue des crimes imaginaires. Il ressemblait à un inquisiteur fanatique, sûr de son bon droit, qui mettait des innocents à la question avec une perversité maladive. Finirait-il par dresser un bûcher pour l’y faire rôtir ? Il psalmodierait des prières purificatrices et répéterait des horreurs sur sa mère, sur la pécheresse qu’elle était. Une foule de bêtes assisterait à ce triste spectacle, l’eau à la bouche et du sang sur les mains.

– Elle avait surtout des manies singulières, votre mère. Ah ! Je la revois bien, parée de son arrogance de belle femme, à dédaigner ceux qui avaient l’outrecuidance de ne pas lui plaire. Avait-elle oublié qu’elle n’était qu’une paysanne ? Deux générations à peine la séparaient d’une misère crasse. Si vous l’aviez connue aussi bien que moi, vous ne pleureriez pas sa mort. Jeanne était un cœur froid, incapable de la moindre compassion. Et vous êtes sa fille, son aînée, celle qui porte la trace d’une impureté irréparable !

Effrayée, Elisabeth fit mine de se lever pour quitter la pièce. Elle tira sur la poignée, à plusieurs reprises. La porte ne s’ouvrait plus. Impossible de fuir, le piège s’était refermé. Derrière elle, l’homme bougonnait et lui ordonnait de reprendre son siège, de « faire preuve de bon sens ». Du coin de l’œil, elle aperçut alors un coupe-papier tranchant, déposé sur une commode. L’idée lui traversa l’esprit l’espace d’un instant.

– Que comptez-vous faire ? Revenez à la raison, fille de Jeanne, enfant d’une catin de campagne.

Cette voix… Elle se retourna. Dans le fauteuil, l’odieux personnage avait disparu. Une femme, enveloppée dans un manteau de fourrure, avait pris sa place. De là où elle se tenait, Elisabeth ne parvenait pas à voir son visage. Elle contourna le divan, gagnée par la terreur. C’était une vieillarde aux yeux clos, les traits fatigués par le poids des années. Elle fredonnait des paroles inaudibles qui ressemblaient à une berceuse. Une odeur de putréfaction se dégageait d’elle. Elisabeth s’aperçut avec horreur qu’elle faisait face au corps de sa mère. Elle eut un mouvement de recul qui la fit trébucher. Dans sa chute, elle renversa la table basse. Le chandelier se brisa. Des hurlements déchirants lui parvenaient d’une pièce voisine.

Elle rouvrit les yeux et sentit une agitation invraisemblable. Elle entendait des pleurs. Quelqu’un criait dans ses oreilles. Au-dessus d’elle, un visage repoussant, qui affichait une expression inquiète, l’appelait par son prénom. ■

Suite au quatrième épisode, vendredi prochain

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Une lettre inattendue, épisode 2

Sur la route d'Altdorf, une halte s'impose au sommet du col de la Forclaz.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Une lettre inattendue nous fait remonter en 1928. Mariée contre son gré à un riche commerçant qu’elle n’est jamais parvenue à aimer, Elisabeth Roud mène une existence malheureuse. Entre les murs de son cabinet de lecture, elle se prend parfois à rêver d’un autre destin. Peu après la mort de sa mère, une lettre mystérieuse lui parvient, écrite par un inconnu vivant à l’autre bout du pays et qui prétend connaître de vieux secrets. Accompagnée de son époux ventripotent, de sa sœur Marthe et de son insupportable beau-frère, Elisabeth part aussitôt à sa rencontre. Le voyage promet de connaître de nombreux rebondissements. Mais la vérité finira-t-elle vraiment par éclater ?

Dans l’épisode précédent, Elisabeth a reçu une lettre sur le point de bouleverser son existence. Une aventure inattendue commence, à bord d’une voiture automobile qui s’élance à travers le pays.

Episode 2. Il ne s’agissait que de quelques lignes écrites dans un galimatias de ferme, truffées de délicieux germanismes. Une charmante déclaration de guerre aux rigidités de la langue française. Rien de plus que quatre ou cinq paragraphes, et pourtant ils avaient un pouvoir hypnotique. Les premiers mots bourdonnaient dans les oreilles d’Elisabeth : « Altdorf, le 22. Avril 1928. Très honorée Mdme Roud, dernière semaine, j’ai entendu la mort de votre mère. J’ai beaucoup manqué Jeanne que j’ai apris à connaître pour un long temp avant la guerre… »

Marthe observait sa sœur avec tendresse. Enfants, elles ne se querellaient jamais, ou presque. Elle avait toutefois souvent ressenti une douce envie à l’égard d’Elisabeth. Ce n’était point l’une de ces jalousies dévorantes qui vous torturent le ventre et vous empêchent de trouver le sommeil, non, ce n’était absolument pas l’une de ces jalousies-là. C’était plutôt une admiration indéfinissable, une force d’attraction irrésistible. Elisabeth rayonnait. Lorsqu’elle apparaissait dans une pièce, les têtes se tournaient vers elle à l’unisson. Le remarquait-elle seulement ? Son visage, impénétrable entre tous, ne trahissait aucune de ses pensées. Seule Marthe parvenait à lire son humeur, et même à elle il arrivait de se méprendre, de deviner de l’agacement là où il n’y avait qu’une indifférence polie.

Complices, elles se retrouvaient quelquefois au fond de la grange pour échapper à la rage paternelle. Il suffisait d’une question naïve posée sur un ton jugé méprisant pour déclencher un accès de colère. Le père commençait par froncer ses sourcils, puis serrait mécaniquement ses poings, comme s’il cherchait à apaiser sa rage. Son souffle devenait ensuite plus rapide. La violence, chez cet homme, prenait des airs réfléchis, presque méthodiques. Si la mère cherchait à l’adoucir un peu, il se saisissait du premier objet venu et le jetait contre elle d’un geste rompu à l’exercice. Des bouteilles se brisaient contre les murs et ce qu’elles contenaient – du tord-boyaux, le plus souvent – se répandaient sur le sol. C’est à cet instant précis qu’Edouard Favre se laissait envahir par la folie. Elisabeth et Marthe fuyaient alors à pas de velours et couraient se cacher dans la paille. Leur répit n’était jamais que de courte durée, les coups finiraient par pleuvoir. Elles attendaient leur bourreau avec orgueil, comme des condamnées impénitentes. Une affection indissoluble les unissait. Soudainement, le père ouvrait la porte de la grange. Assiégées, elles savouraient leur trêve. Il fouillait chaque recoin, convaincu qu’il serait une fois encore victorieux. Il avait toujours remporté toutes les batailles.

– Te rappelles-tu ces quelques semaines passées en Valais avec notre mère, l’an dernier ? Elle paraissait heureuse de se retrouver seule en notre compagnie. Il faisait si chaud… On aurait juré que le soleil s’apprêtait à avaler le pays. Nous étions hors d’atteinte. Nous aurions pu la croire sauvée…

Marthe avait murmuré contre son oreille. Bien sûr qu’elle se souvenait. L’odeur du foin coupé, les soirées sur la terrasse. Cette retraite féminine avait tenu du miracle. Ni Lucien ni Eugène n’avaient guère pour habitude de les laisser se soustraire à ce qu’ils appelaient « leurs obligations d’hôtesse de maison ». Leur mère était cependant souffrante, ses quintes de toux s’aggravaient de jour en jour. Edouard n’avait quant à lui nullement l’attention d’abandonner son domaine pour conduire sa femme à la montagne. Elisabeth et Marthe l’avaient donc accompagnée. Le repos et l’altitude avaient paru la soulager. Mais à bien y réfléchir, peut-être son état s’était-il amélioré pour des raisons étrangères aux bienfaits de l’air pur.

Au cours de cet été-là, elles avaient flâné sur des sentiers vertigineux en savourant le bonheur d’être réunies. On pouvait entendre au loin la mère et ses deux filles reprendre en chœur de vieilles chansons paysannes, ressuscitées du fond des âges. Elles cueillaient bon nombre de plantes alpines qui leur servaient à constituer un épais herbier. Toute la beauté du monde se retrouvait alors figée, avant même d’avoir eu à subir les prémisses d’une inéluctable fanaison. A la façon d’ambitieuses encyclopédistes, elles souhaitaient réunir les variétés les plus rares de la région. Lorsqu’une plante leur était inconnue, elles interrogeaient des villageois, puis consignaient précieusement, pieusement, leurs réponses. Il arriva alors qu’une fleur violette, à larges pétales, semblât ignorée de tous. Elles s’employèrent à la décrire avec le souci d’une botaniste et imaginèrent, mi-amusées mi-sérieuses, que leur découverte marquerait l’histoire. Elle marqua en tout cas leur herbier, qui se trouvait depuis dans une malle oubliée.

Lors de leurs promenades, elles croisaient des pensionnaires du sanatorium tout proche. La plupart d’entre eux venaient de l’étranger, d’Angleterre, de Hambourg, de Prusse-Orientale, de Sicile. Beaucoup étaient si maigres qu’on aurait pu les confondre avec des spectres inquiétants en quête d’une dernière demeure à hanter. Ils ne s’aventuraient jamais loin, puisqu’on leur recommandait une activité réduite au strict minimum. Tout de même, il leur arrivait de se risquer sur les chemins, errant en petits comités. Ils s’exprimaient dans ce français aristocratique qui sonnait faux, surgi d’une époque révolue, et qui rappelait l’atmosphère poussiéreuse des écoles d’avant-guerre. A ces ducs et ces comtesses déchus qui s’accrochaient à leurs titres comme des crapauds à leur étang desséché, on avait sans doute vanté les vertus thérapeutiques des Alpes suisses. Un régime composé pour l’essentiel d’eau glaciale et d’abstinence sans écart leur faisait miroiter le retour à une santé perdue. Ils croyaient pourtant à une guérison rapide, même si certains suivaient cette cure repoussante depuis des mois, au point qu’Elisabeth se demandait s’ils regagneraient la plaine avant de se retrouver enfermés dans la caisse en bois de chêne où ils feraient de vieux os.

Il y avait aussi eu cette nuit étrange. Elles avaient veillé si tard qu’il en était presque tôt. Les hameaux alentour s’étaient endormis depuis de longues heures, quand leur mère parut perdre le fil de la conversation. Elle adopta ensuite un ton de confidences qu’elles ne lui connaissaient pas. Avait-elle rêvé à voix haute ? Non, personne ne parlait de cette façon dans son sommeil. Avec la timidité d’une réformée qui n’avait jamais eu à tirer le rideau d’un confessionnal, Jeanne se livrait à elles, comme si elle pouvait enfin se débarrasser d’un lourd fardeau :

– Que Dieu me châtie de n’avoir pas su m’élever contre votre père. Vos époux, ces mariages… J’aurais dû avoir la force de crier mon dégoût. J’ai lâchement baissé la tête, j’ai voulu croire qu’il n’y avait là qu’un moindre mal, et même un mal nécessaire, un mal que ma propre mère me présenta avec cet air faussement bienveillant, quand il fut question de me troquer à Edouard contre… Contre quoi ? Une fille, c’est un corps qui travaille la terre, mais c’est aussi une bouche de plus à nourrir. A une fille, ne faut-il pas trouver un homme ? Certaines sont plus chanceuses que d’autres, malgré tout quelques-unes s’y font, d’autres se défont. Je ne vous l’ai jamais dit, je crois. Votre père me l’a sans cesse refusé. J’aurais tant aimé vous emmener sur les rives du lac des Quatre-Cantons. On dit qu’à sa vue, les poètes retrouvent leur inspiration et ne la perdent plus. Le Léman aussi, me rétorquerez-vous… Mais le Léman, c’est le lac que nous connaissons depuis toujours et qui nous connaît peut-être mieux encore. Il a quelque chose d’effrayant ; il en sait trop. Celui des Quatre-Cantons, c’est un mystère. Les montagnes fondatrices se mirent dans ses eaux calmes. Elles veillent sur les origines. Non loin, une prairie verdoyante où des hommes jurèrent… Où un homme… Si tout était à recommencer, peut-être que…

La voiture automobile freina brusquement. Lucien poussa un juron. Elisabeth fut tirée de ses souvenirs. Un cerf ? Elle n’eut que le temps d’apercevoir la bête traverser la chaussée et disparaître aussitôt dans les sous-bois. Sa tête heurta le siège avant. Tout tournoyait autour d’elle. Elle se sentait faiblir, une chaleur extraordinaire envahissait son corps. Était-ce Marthe qui criait à côté d’elle ? Comment le savoir ? Ses muscles ne répondaient plus. La fatigue la submergeait, irrésistible. Elle avait le sentiment de plonger dans un puits sans fond, un puits qui la conduirait jusque dans les entrailles de la terre. ■

Suite au troisième épisode, vendredi prochain

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La lettre inattendue - épisode 1

"Les deux couples à demi endimanchés montèrent dans la voiture automobile de Lucien"

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Il y a plus d’un monde dans les albums de famille. Parfois, ces mondes, il n’est possible de les entrevoir que par le prisme de la fiction. Tel est le choix de l’historien et blogueur Yannis Amaudruz qui, en feuilletant un album d’images anonymes abandonné aux Puces de Plainpalais, à Genève, en a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été, dans la tradition des feuilletonistes de la presse écrite. En vous invitant à lire les huit épisodes d’Une lettre inattendue, nous souhaitons continuer de partager avec vous, durant cet été 2020, notre manière originale de valoriser les archives audiovisuelles en réunissant dans L’Inédit les textes d’historiens, de journalistes et d’auteurs littéraires. Oui, la photo peut s’affranchir du réel, elle devient alors la source d’une fiction. Qui sont ces êtres inconnus sur ces images, sinon des personnages à inventer? Bonne lecture, et à vendredi prochain pour le prochain épisode d’Une lettre inattendue (CZ).

Elle avait quitté son monde clos avec la sobriété d’une protestante vieillissante élevée dans la haine du tapage et du clinquant. Son cœur s’arrêta. Pas un cri. L’affaire fut aussitôt entendue. Si elle avait eu conscience de sa propre mort, elle n’aurait sans doute éprouvé qu’un léger sentiment d’appréhension. Après tout, elle ne savait que trop bien à quoi s’attendre. Un dieu jaloux et vengeur que les cultes du dimanche lui avaient appris à craindre, cette divinité mafieuse de l’Ancien Testament lui ouvrirait les portes grinçantes de son royaume en déshérence. Mais peut-être valait-il encore mieux passer l’éternité sous le joug de ce seigneur-là plutôt que d’errer sur la terre aux côtés d’un mari gorgé d’eau-de-vie et de rancune. Lors du service funèbre, le pasteur ne laissa pas de place au doute. D’un œil presque furieux, il vociféra des contes mille fois entendus, où il était question de brebis, de bergers immortels et d’offrandes-pour-la-paroisse. La sombre assistance paraissait curieusement y trouver son compte. Et puis, les orgues, l’ensevelissement, la lente pourriture de la chair. Le corps de Jeanne Favre redeviendrait poussière, dans ce cimetière qui abritait déjà les restes de ceux qui l’avaient engendré, de ceux qui les avaient tous précédés.

Jeanne laissait derrière elle deux filles malheureuses comme les pierres. L’une regrettait que son époux ne l’aimât guère ; la seconde que le sien l’aimât trop. Par décret paternel, elles avaient été mariées une quinzaine d’années plus tôt à de bons partis. Aucune ne connaîtrait jamais les joies d’un foyer chaleureux, mais il aurait été impensable de contredire l’inflexible volonté de leur père : Edouard Favre, ce paysan aux manières mal dégrossies, vaguement enrichi, n’était-il pas connu au village pour son alcool mauvais, sa main violente, ses coups de canne aussi lestes qu’abondants ? Depuis le jour où il comprit que le ciel ne lui ferait pas don d’un fils, il désirait au moins assurer d’avantageuses alliances à ses filles. Des mariages « bien comme il faut », répétait-il en haussant les épaules, les yeux pleins de cupidité et de vaines ambitions. Il lui fallait réparer l’affront que représentait la disparition annoncée de son nom par une élévation sociale savamment orchestrée. Ce vœu triste, cette passion de pacotille l’obsédait jusqu’au ridicule. Contre toute attente, il fut exaucé.

Il offrit Marthe, sa cadette, à Eugène Mercier, une créature parfaitement abjecte rencontrée dans une maison de jeu et qui dirigeait la rubrique suisse de L’Opinion, un quotidien politique aux idées libérales. Voilà qui ne manquait pas d’ironie, puisque l’homme vomissait la ligne éditoriale de son journal, ne s’embarrassant pas de cacher ses sympathies mussoliniennes. Dans son salon, les langues les plus serpentines de la ville se déliaient et fomentaient des complots insensés contre les autorités cantonales. Ces projets sans lendemain finissaient toujours par se noyer au fond d’un verre de vin du pays ou terminaient leur chevauchée navrante dans le caniveau. Néanmoins, le physique d’Eugène ne reflétait pas la difformité de son esprit. Diable bien fait aux traits harmonieux, il culbutait les épouses délaissées, vampirisait les jeunes filles des quartiers bourgeois et parvenait même à séduire les courtisanes. Qu’avait-il donc vu en Marthe pour accepter sa main blafarde ? Elle n’avait pas l’élégance de sa sœur. Son visage disgracieux racontait une enfance ternie par d’innombrables moqueries. Marthe, hélas profondément éprise, serait une épouse docile qui courberait l’échine devant un défilé ininterrompu de maîtresses effrontées. Eugène finirait par lui accorder tout au plus la considération que l’on témoigne à la comptable sourcilleuse d’un ménage bien tenu. Il prendrait parfois un plaisir vicieux à lui administrer quelques soufflets pour lui rappeler son désamour. De fonder une famille, il ne fut évidemment jamais question. Eugène demeurerait un prince luciférien – épargné par la syphilis – sans descendance légitime.

Quant à Elisabeth, elle épousa Lucien Roud, dont elle n’était pas parvenue à éprouver le moindre attachement sincère. Son mari ne se départait en aucun cas de cette bonhomie qui pouvait le faire passer pour un être médiocre devant à peu près n’importe quel auditoire. Lorsqu’il tentait un trait d’esprit, il échouait lamentablement. Alors il se retirait dans un coin, honteux et rougissant comme un garçonnet surpris en faute. De façon tout à fait inexplicable, il jouissait d’un talent inné pour les affaires. Fils de charpentier, il avait bâti de rien un véritable empire, quelques années avant l’éclatement de la guerre. Au sourire de Vénus, le grand magasin dont il était le père fondateur et l’heureux propriétaire, lui avait permis d’amasser une fortune considérable. Il habillait désormais coquettes et laiderons de la région. Les femmes, disait-on, franchissaient avec un bonheur indicible les portes de ce royaume tout entier dévolu à l’art vestimentaire.

Elisabeth détestait cet endroit, d’autant plus que son époux l’appelait avec affectation son « petit palais ». De manière générale, le commerce du monde lui était pénible. Elle préférait la solitude de son cabinet de lecture aux dîners mondains qui s’éternisaient, ces lieux sordides où l’on se pressait pour avoir l’illusion d’apparaître au bon endroit, pour y laisser traîner des oreilles forcément indiscrètes, pour oublier son propre désarroi. Parfois, elle prenait la plume pour répondre à un cousin de son mari, Gustave, qui lui envoyait des poèmes de sa composition. Elisabeth en était souvent bouleversée, et se demandait s’il était possible qu’un homme si délicat fût parent de Lucien. Elle regrettait de n’avoir pas eu la chance de fréquenter les bancs de l’académie. « Si mon père n’avait pas été si… » Qui sait, peut-être aurait-elle pu mener des études, faire carrière ? « Allons, je me prends à rêver ».

La mort de sa mère adorée, survenue deux semaines auparavant, l’avait plongée dans une douloureuse mélancolie. Elle ouvrait un livre, parcourait quelques lignes. Elle oubliait aussitôt ce qu’elle venait de lire et recommençait jusqu’à ce qu’une migraine atroce la contraigne à s’allonger. Sa bibliothèque de classiques ne lui apportait plus le moindre réconfort. Elle avait alors reçu cette lettre. « L’adresse, ce n’est pas l’écriture de Gustave… » Elle avait déchiré l’enveloppe en toute hâte. Un ébranlement radical de toutes les certitudes avait suivi. Était-ce bien réel ?

Sans attendre, elle avait couru chez sa sœur. Elle la trouva dans un état d’hébétude. Venait-elle elle aussi de pleurer leur mère ? Ou avait-elle une fois de plus découvert le lit conjugal souillé par le passage d’une autre femme, aux mains expertes ? N’y tenant plus, et sans manifester d’égards particuliers, elle lui montra la missive. Le regard médusé de Marthe l’avait confortée dans son intuition. Elles devaient aller à sa rencontre. Il avait encore fallu convaincre leurs époux respectifs de faire le voyage, mais Elisabeth avait toujours su jouer de ses charmes auprès de Lucien. Après un long entretien avec son beau-frère, Eugène avait accepté la mort dans l’âme de les suivre : soupçonneux jusqu’à l’absurde, il lui aurait de toute manière été inconcevable de confier sa femme presque vierge aux bons soins d’un autre. Ses maîtresses patienteraient, ou s’en mordraient les doigts jusqu’au coude.

Quelques jours plus tard, les deux couples à demi endimanchés montèrent dans la voiture automobile de Lucien. Ils roulèrent longtemps, dans un silence vrombissant. Le paysage défilait comme dans un mauvais film de cinéma. Mièvres vues désenchantées. Peut-être aperçurent-ils ces vignes qui faisaient mûrir du vinaigre, puis les vergers secs, les étendues et les monts surannés, les nuées d’oiseaux noirs. Peut-être pas. En réalité, tous se moquaient comme d’une guigne de ce territoire dont ils étaient si coutumiers. Plus personne n’échangeait la moindre parole depuis le départ de Lausanne. Un drame muet faisandait dans l’habitacle. Comme à son habitude, Lucien avait eu la bêtise de plaisanter gaillardement au sujet de la moustache d’Eugène, qui se vexa, et jura cette fois-ci de la raser dès leur arrivée à l’hôtel. Marthe en fut désolée et, de crainte de l’irriter davantage, évita d’ouvrir la bouche. Mais Elisabeth n’avait que faire de ces mascarades enfantines sans cesse rejouées par les mêmes personnages. Elle ne parvenait plus à détacher ses yeux de la lettre. Elle en appréciait chaque syllabe avec une avidité qui allait croissant. Que fallait-il comprendre ? Sa mère avait-elle étouffé des secrets ? Ou pire encore ?… ■

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Saint-Sulpice

A Saint-Sulpice, juillet 1928

Coll. J.-C. Curtet

Le Dictionnaire de l’Académie précise la connotation militaire de l’expression « prendre ses quartiers », faisant référence à des troupes au repos, entre deux campagnes. Ce n’est évidemment pas cette image que nous voulons utiliser à propos de la période estivale qui s’ouvre et qui voit, pour une durée de six semaines, dès ce lundi 29 juin et jusqu’au lundi 17 août, notre publication quotidienne d’articles s’arrêter momentanément, comme « en rase campagne »!

En fait, comme tout bon stratège – encore un terme militaire – nous n’allons pas rester inactifs durant ces semaines. Elles permettront à notre rédaction de faire le point sur les premiers mois de publication et à préparer notre rentrée. Depuis le lancement de L’Inédit, en octobre dernier, ce sont plus de 180 articles qui sont actuellement accessibles. Nous vous invitons à les lire – ou à les relire – soit en « remontant » l’ensemble de nos publications selon leur date de parution, soit en utilisant les titres de rubrique. La fonction « recherche » sert également à retrouver un article ou à se laisser surprendre.

Le feuilleton de l’été dans la plus pure tradition

En réunissant des historiens, des journalistes et des auteurs littéraires, L’Inédit explore de manière originale un champ d’expression de l’histoire de notre région à partir d’archives audiovisuelles, principalement des documents inédits issus des albums des Romands. Et croise les styles d’écriture, les lieux, les thèmes et les périodes dans un « flux » quotidien propre à la dimension numérique de notre publication. Les images, ici, ne sont pas considérées comme des illustrations, au contraire, nous voulons les placer à la source de notre travail. Et dans L’Inédit, l’écriture agit comme un « révélateur » de l’image qui offre au lecteur de la voir autrement, d’en saisir le contexte historique et social, de l’apprécier au-delà du simple plaisir de sa découverte.

Pour accompagner cet été avec vous, nous avons souhaité explorer une nouvelle dimension dans L’Inédit, dimension qui a cependant une longue tradition dans la presse: celle du feuilleton littéraire. Nous avons fait appel au talent de Yannis Amaudruz qui, à partir d’un album complet de photos anonymes abandonné aux Puces de Plainpalais, a imaginé des personnages et une histoire dans la veine des grands feuilletons d’autrefois. Le premier épisode débute ce vendredi. Le feuilleton de L’Inédit sera suivi d’un article sur quelques feuilletonistes suisses, en partenariat avec la Bibliothèque numérique romande.

Prenons rendez-vous ce vendredi pour le première épisode dont voici la trame: « Femme malheureuse des beaux quartiers de Lausanne, Elisabeth reçoit une lettre sur le point de bouleverser son existence. Une aventure inattendue commence bientôt, à bord d’une voiture automobile qui s’élance à travers le pays… »

Merci de votre soutien et de votre intérêt pour notre travail. Bel été 2020 à vous et à vos proches. ■

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