A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Une lettre inattendue nous fait remonter en 1928. Mariée contre son gré à un riche commerçant qu’elle n’est jamais parvenue à aimer, Elisabeth Roud mène une existence malheureuse. Entre les murs de son cabinet de lecture, elle se prend parfois à rêver d’un autre destin. Peu après la mort de sa mère, une lettre mystérieuse lui parvient, écrite par un inconnu vivant à l’autre bout du pays et qui prétend connaître de vieux secrets. Accompagnée de son époux ventripotent, de sa sœur Marthe et de son insupportable beau-frère, Elisabeth part aussitôt à sa rencontre. Le voyage promet de connaître de nombreux rebondissements. Mais la vérité finira-t-elle vraiment par éclater ?
Dans l’épisode précédent, durant le voyage qui l’emmène à la rencontre d’un mystérieux inconnu, Elisabeth se remémore de vieux souvenirs de famille. C’est alors qu’un accident se produit.
Episode 3. Elle se releva, les jambes mal assurées. Autour d’Elisabeth, une obscurité absolue. Où diable se trouvait-elle ? Ses mains tâtonnaient dans le noir, cherchant à se raccrocher à un objet familier. Rien. Un terrible sentiment d’impuissance s’empara d’elle, si bien qu’elle voulut appeler à l’aide. Aucun son ne parvenait à sortir de sa bouche. Elle avait perdu la notion du temps, l’éternité se confondait avec les secondes : sur sa droite, le bruit mécanique d’une horloge invisible ne faisait qu’ajouter à sa panique. Alors qu’elle se résignait peu à peu – elle mourrait ici, de faim ou de désespoir –, une ampoule fixée contre un mur éclaira la pièce.
Les yeux d’Elisabeth furent d’abord aveuglés, avant de s’habituer à la lumière qui se reflétait contre d’innombrables bibelots disparates : chats en porcelaine d’une laideur rare, statuettes pillées en Afrique de l’Ouest, trophées de chasse qui avaient jadis rassuré un jeune homme sur sa virilité. Quelqu’un l’avait conduite ici, dans cette sorte de salon typique de la Belle Époque. Il aurait pu s’agir d’un ravisseur aux intentions les plus coupables ou alors d’une âme charitable qui l’avait secourue après ce… Avait-elle été victime d’un accident ? Un long divan cramoisi lui faisait face. Un pas de plus, et elle aurait heurté son genou contre l’accoudoir. Sans réfléchir, elle s’allongea, se redressa un instant après. Sur une table basse démodée, un chandelier doré attira son regard. Il était divisé en cinq branches. Deux d’entre elles supportaient des bougies presque entièrement consumées ; la cire avait coulé le long du pied, quelques gouttes s’étaient même répandues sur le plancher recouvert de tapis d’Orient aux couleurs passées.
Sous la table, de vieux journaux empilés semblaient n’avoir jamais été ouverts. Elisabeth se saisit de l’un d’eux, l’épousseta et en parcourut les pages jaunies. Elle prit conscience après plusieurs minutes de lecture qu’il s’agissait de quotidiens alémaniques. Nouvelles locales qui n’avaient probablement pas trouvé d’écho au-delà des vallées concernées. Un certain Hans Stadler avait remporté plusieurs prix à la foire agricole ; il y voyait le signe d’une providence qui avait toujours su veiller sur lui. Il ne devait pas se sentir étouffé par la modestie, mais le journaliste n’ajoutait rien à ce propos. Plus loin, des faits divers sans intérêt. Un mari jaloux qui avait poignardé un amant présumé, dans une arrière-cour putride. Une vieillarde qui avait par mégarde jeté au feu les économies de toute une vie. Des voyous dont quelques témoins apeurés rapportaient les méfaits et réclamaient la tête. Enfin, des prévisions météorologiques. Selon toute vraisemblance, quelques nuages obscurciraient le ciel. Des averses n’étaient pas à exclure. Rien de nouveau sous le soleil.
Elisabeth s’apprêtait à reposer le journal à l’instant même où une porte s’ouvrit. Elle aurait pourtant juré que la pièce ne comportait aucune issue, mais voilà qu’un homme obèse et débraillé se tenait dans l’encadrement. Il se gratta le menton. Un chapeau haut-de-forme parachevait le ridicule de son allure. De petites lunettes lui donnaient l’air d’un philologue érudit, mais sans le raffinement qui sied si bien aux intellectuels de salon. D’un geste pressé, il sortit trois montres à gousset de sa poche, consulta l’heure sur chacune d’elles et haussa les sourcils à la façon d’un acteur de boulevard qui aurait laissé son talent au vestiaire. Il sembla enfin remarquer la présence d’Elisabeth.
– Une fois encore, vous me faites le déshonneur d’être en retard. Décidément, Madame Roud, vous avez de bien curieuses manières de témoigner votre considération à vos semblables. On m’avait prévenu. Une femme qui lit, une femme qui pense, tout cela n’est pas sérieux. Lamentable, lamentable, je ne vous le dirai jamais assez. Ma secrétaire est furieuse, tout comme mes autres patientes qui piétinent à côté. Allons, je ne vous en veux pas, je connais votre détestation pour les rendez-vous de ce genre. Tout de même, tâchez de vous conformer aux convenances. La ponctualité est un art qui permet au monde de ne pas basculer dans la barbarie. Est-ce vous demander l’impossible ? Bien, bien, bien. Voulez-vous un verre d’eau ? Oui, buvez donc. Reprenons de ce que nous avions à peine esquissé.
Ravi de lui-même, il ne parlait pas, il semblait plutôt se délecter des syllabes qui s’agglutinaient sur sa langue. Son accent pouvait être autrichien, viennois sans nul doute. Il prit place dans un fauteuil, croisa les jambes et plongea ses yeux dans ceux d’Elisabeth, d’une façon porcine. Cette dernière ne savait si elle assistait à une comédie fomentée par Marthe, ou si la scène qui se déroulait était bien réelle. Il ne prit pas la peine de noter sa gêne.
– Ne me dévisagez pas ainsi, vous n’avez pas grand-chose à craindre de moi. Je ne m’en prendrais jamais à vous. Pas ici, pas comme cela. On pourrait m’attraper la main dans le sac. Et que viendrait-on à penser ? Parlez-moi des tracas que vous avez rencontrés. Votre lettre mentionnait votre mère. Ses obsèques, je crois. Nous étions si nombreux, il y avait là du beau monde. Sa mort vous affecte-t-elle vraiment ? Il arrive que l’on se méprenne sur ce que l’on ressent. Je puis vous aider à remettre de l’ordre dans votre tête. Vous verrez, on me reconnaît une disposition naturelle pour démêler le vrai du faux, disséquer l’âme humaine, dire ce qu’il faut comprendre. Car vous en êtes peut-être inconsciente, mais vous ne vous en ressortirez pas seule. Au fond, n’éprouviez-vous pas une haine sourde à l’égard de votre mère ?
Elisabeth commençait à prendre peur. Ce personnage loufoque, qu’elle n’avait jamais rencontré et à qui elle n’avait évidemment jamais écrit la moindre ligne, paraissait tisser d’infâmes sous-entendus avec quelques bribes de vérité mal digérées. Elle n’aurait guère été surprise de le voir tirer un poignard de sa manche, puis de la menacer jusqu’à ce qu’elle avoue des crimes imaginaires. Il ressemblait à un inquisiteur fanatique, sûr de son bon droit, qui mettait des innocents à la question avec une perversité maladive. Finirait-il par dresser un bûcher pour l’y faire rôtir ? Il psalmodierait des prières purificatrices et répéterait des horreurs sur sa mère, sur la pécheresse qu’elle était. Une foule de bêtes assisterait à ce triste spectacle, l’eau à la bouche et du sang sur les mains.
– Elle avait surtout des manies singulières, votre mère. Ah ! Je la revois bien, parée de son arrogance de belle femme, à dédaigner ceux qui avaient l’outrecuidance de ne pas lui plaire. Avait-elle oublié qu’elle n’était qu’une paysanne ? Deux générations à peine la séparaient d’une misère crasse. Si vous l’aviez connue aussi bien que moi, vous ne pleureriez pas sa mort. Jeanne était un cœur froid, incapable de la moindre compassion. Et vous êtes sa fille, son aînée, celle qui porte la trace d’une impureté irréparable !
Effrayée, Elisabeth fit mine de se lever pour quitter la pièce. Elle tira sur la poignée, à plusieurs reprises. La porte ne s’ouvrait plus. Impossible de fuir, le piège s’était refermé. Derrière elle, l’homme bougonnait et lui ordonnait de reprendre son siège, de « faire preuve de bon sens ». Du coin de l’œil, elle aperçut alors un coupe-papier tranchant, déposé sur une commode. L’idée lui traversa l’esprit l’espace d’un instant.
– Que comptez-vous faire ? Revenez à la raison, fille de Jeanne, enfant d’une catin de campagne.
Cette voix… Elle se retourna. Dans le fauteuil, l’odieux personnage avait disparu. Une femme, enveloppée dans un manteau de fourrure, avait pris sa place. De là où elle se tenait, Elisabeth ne parvenait pas à voir son visage. Elle contourna le divan, gagnée par la terreur. C’était une vieillarde aux yeux clos, les traits fatigués par le poids des années. Elle fredonnait des paroles inaudibles qui ressemblaient à une berceuse. Une odeur de putréfaction se dégageait d’elle. Elisabeth s’aperçut avec horreur qu’elle faisait face au corps de sa mère. Elle eut un mouvement de recul qui la fit trébucher. Dans sa chute, elle renversa la table basse. Le chandelier se brisa. Des hurlements déchirants lui parvenaient d’une pièce voisine.
Elle rouvrit les yeux et sentit une agitation invraisemblable. Elle entendait des pleurs. Quelqu’un criait dans ses oreilles. Au-dessus d’elle, un visage repoussant, qui affichait une expression inquiète, l’appelait par son prénom. ■
Suite au quatrième épisode, vendredi prochain