A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Une lettre inattendue nous fait remonter en 1928. Mariée contre son gré à un riche commerçant qu’elle n’est jamais parvenue à aimer, Elisabeth Roud mène une existence malheureuse. Entre les murs de son cabinet de lecture, elle se prend parfois à rêver d’un autre destin. Peu après la mort de sa mère, une lettre mystérieuse lui parvient, écrite par un inconnu vivant à l’autre bout du pays et qui prétend connaître de vieux secrets. Accompagnée de son époux ventripotent, de sa sœur Marthe et de son insupportable beau-frère, Elisabeth part aussitôt à sa rencontre. Le voyage promet de connaître de nombreux rebondissements. Mais la vérité finira-t-elle vraiment par éclater ?
Dans l’épisode précédent, Elisabeth a reçu une lettre sur le point de bouleverser son existence. Une aventure inattendue commence, à bord d’une voiture automobile qui s’élance à travers le pays.
Episode 2. Il ne s’agissait que de quelques lignes écrites dans un galimatias de ferme, truffées de délicieux germanismes. Une charmante déclaration de guerre aux rigidités de la langue française. Rien de plus que quatre ou cinq paragraphes, et pourtant ils avaient un pouvoir hypnotique. Les premiers mots bourdonnaient dans les oreilles d’Elisabeth : « Altdorf, le 22. Avril 1928. Très honorée Mdme Roud, dernière semaine, j’ai entendu la mort de votre mère. J’ai beaucoup manqué Jeanne que j’ai apris à connaître pour un long temp avant la guerre… »
Marthe observait sa sœur avec tendresse. Enfants, elles ne se querellaient jamais, ou presque. Elle avait toutefois souvent ressenti une douce envie à l’égard d’Elisabeth. Ce n’était point l’une de ces jalousies dévorantes qui vous torturent le ventre et vous empêchent de trouver le sommeil, non, ce n’était absolument pas l’une de ces jalousies-là. C’était plutôt une admiration indéfinissable, une force d’attraction irrésistible. Elisabeth rayonnait. Lorsqu’elle apparaissait dans une pièce, les têtes se tournaient vers elle à l’unisson. Le remarquait-elle seulement ? Son visage, impénétrable entre tous, ne trahissait aucune de ses pensées. Seule Marthe parvenait à lire son humeur, et même à elle il arrivait de se méprendre, de deviner de l’agacement là où il n’y avait qu’une indifférence polie.
Complices, elles se retrouvaient quelquefois au fond de la grange pour échapper à la rage paternelle. Il suffisait d’une question naïve posée sur un ton jugé méprisant pour déclencher un accès de colère. Le père commençait par froncer ses sourcils, puis serrait mécaniquement ses poings, comme s’il cherchait à apaiser sa rage. Son souffle devenait ensuite plus rapide. La violence, chez cet homme, prenait des airs réfléchis, presque méthodiques. Si la mère cherchait à l’adoucir un peu, il se saisissait du premier objet venu et le jetait contre elle d’un geste rompu à l’exercice. Des bouteilles se brisaient contre les murs et ce qu’elles contenaient – du tord-boyaux, le plus souvent – se répandaient sur le sol. C’est à cet instant précis qu’Edouard Favre se laissait envahir par la folie. Elisabeth et Marthe fuyaient alors à pas de velours et couraient se cacher dans la paille. Leur répit n’était jamais que de courte durée, les coups finiraient par pleuvoir. Elles attendaient leur bourreau avec orgueil, comme des condamnées impénitentes. Une affection indissoluble les unissait. Soudainement, le père ouvrait la porte de la grange. Assiégées, elles savouraient leur trêve. Il fouillait chaque recoin, convaincu qu’il serait une fois encore victorieux. Il avait toujours remporté toutes les batailles.
– Te rappelles-tu ces quelques semaines passées en Valais avec notre mère, l’an dernier ? Elle paraissait heureuse de se retrouver seule en notre compagnie. Il faisait si chaud… On aurait juré que le soleil s’apprêtait à avaler le pays. Nous étions hors d’atteinte. Nous aurions pu la croire sauvée…
Marthe avait murmuré contre son oreille. Bien sûr qu’elle se souvenait. L’odeur du foin coupé, les soirées sur la terrasse. Cette retraite féminine avait tenu du miracle. Ni Lucien ni Eugène n’avaient guère pour habitude de les laisser se soustraire à ce qu’ils appelaient « leurs obligations d’hôtesse de maison ». Leur mère était cependant souffrante, ses quintes de toux s’aggravaient de jour en jour. Edouard n’avait quant à lui nullement l’attention d’abandonner son domaine pour conduire sa femme à la montagne. Elisabeth et Marthe l’avaient donc accompagnée. Le repos et l’altitude avaient paru la soulager. Mais à bien y réfléchir, peut-être son état s’était-il amélioré pour des raisons étrangères aux bienfaits de l’air pur.
Au cours de cet été-là, elles avaient flâné sur des sentiers vertigineux en savourant le bonheur d’être réunies. On pouvait entendre au loin la mère et ses deux filles reprendre en chœur de vieilles chansons paysannes, ressuscitées du fond des âges. Elles cueillaient bon nombre de plantes alpines qui leur servaient à constituer un épais herbier. Toute la beauté du monde se retrouvait alors figée, avant même d’avoir eu à subir les prémisses d’une inéluctable fanaison. A la façon d’ambitieuses encyclopédistes, elles souhaitaient réunir les variétés les plus rares de la région. Lorsqu’une plante leur était inconnue, elles interrogeaient des villageois, puis consignaient précieusement, pieusement, leurs réponses. Il arriva alors qu’une fleur violette, à larges pétales, semblât ignorée de tous. Elles s’employèrent à la décrire avec le souci d’une botaniste et imaginèrent, mi-amusées mi-sérieuses, que leur découverte marquerait l’histoire. Elle marqua en tout cas leur herbier, qui se trouvait depuis dans une malle oubliée.
Lors de leurs promenades, elles croisaient des pensionnaires du sanatorium tout proche. La plupart d’entre eux venaient de l’étranger, d’Angleterre, de Hambourg, de Prusse-Orientale, de Sicile. Beaucoup étaient si maigres qu’on aurait pu les confondre avec des spectres inquiétants en quête d’une dernière demeure à hanter. Ils ne s’aventuraient jamais loin, puisqu’on leur recommandait une activité réduite au strict minimum. Tout de même, il leur arrivait de se risquer sur les chemins, errant en petits comités. Ils s’exprimaient dans ce français aristocratique qui sonnait faux, surgi d’une époque révolue, et qui rappelait l’atmosphère poussiéreuse des écoles d’avant-guerre. A ces ducs et ces comtesses déchus qui s’accrochaient à leurs titres comme des crapauds à leur étang desséché, on avait sans doute vanté les vertus thérapeutiques des Alpes suisses. Un régime composé pour l’essentiel d’eau glaciale et d’abstinence sans écart leur faisait miroiter le retour à une santé perdue. Ils croyaient pourtant à une guérison rapide, même si certains suivaient cette cure repoussante depuis des mois, au point qu’Elisabeth se demandait s’ils regagneraient la plaine avant de se retrouver enfermés dans la caisse en bois de chêne où ils feraient de vieux os.
Il y avait aussi eu cette nuit étrange. Elles avaient veillé si tard qu’il en était presque tôt. Les hameaux alentour s’étaient endormis depuis de longues heures, quand leur mère parut perdre le fil de la conversation. Elle adopta ensuite un ton de confidences qu’elles ne lui connaissaient pas. Avait-elle rêvé à voix haute ? Non, personne ne parlait de cette façon dans son sommeil. Avec la timidité d’une réformée qui n’avait jamais eu à tirer le rideau d’un confessionnal, Jeanne se livrait à elles, comme si elle pouvait enfin se débarrasser d’un lourd fardeau :
– Que Dieu me châtie de n’avoir pas su m’élever contre votre père. Vos époux, ces mariages… J’aurais dû avoir la force de crier mon dégoût. J’ai lâchement baissé la tête, j’ai voulu croire qu’il n’y avait là qu’un moindre mal, et même un mal nécessaire, un mal que ma propre mère me présenta avec cet air faussement bienveillant, quand il fut question de me troquer à Edouard contre… Contre quoi ? Une fille, c’est un corps qui travaille la terre, mais c’est aussi une bouche de plus à nourrir. A une fille, ne faut-il pas trouver un homme ? Certaines sont plus chanceuses que d’autres, malgré tout quelques-unes s’y font, d’autres se défont. Je ne vous l’ai jamais dit, je crois. Votre père me l’a sans cesse refusé. J’aurais tant aimé vous emmener sur les rives du lac des Quatre-Cantons. On dit qu’à sa vue, les poètes retrouvent leur inspiration et ne la perdent plus. Le Léman aussi, me rétorquerez-vous… Mais le Léman, c’est le lac que nous connaissons depuis toujours et qui nous connaît peut-être mieux encore. Il a quelque chose d’effrayant ; il en sait trop. Celui des Quatre-Cantons, c’est un mystère. Les montagnes fondatrices se mirent dans ses eaux calmes. Elles veillent sur les origines. Non loin, une prairie verdoyante où des hommes jurèrent… Où un homme… Si tout était à recommencer, peut-être que…
La voiture automobile freina brusquement. Lucien poussa un juron. Elisabeth fut tirée de ses souvenirs. Un cerf ? Elle n’eut que le temps d’apercevoir la bête traverser la chaussée et disparaître aussitôt dans les sous-bois. Sa tête heurta le siège avant. Tout tournoyait autour d’elle. Elle se sentait faiblir, une chaleur extraordinaire envahissait son corps. Était-ce Marthe qui criait à côté d’elle ? Comment le savoir ? Ses muscles ne répondaient plus. La fatigue la submergeait, irrésistible. Elle avait le sentiment de plonger dans un puits sans fond, un puits qui la conduirait jusque dans les entrailles de la terre. ■
Suite au troisième épisode, vendredi prochain