Il y a plus d’un monde dans les albums de famille. Parfois, ces mondes, il n’est possible de les entrevoir que par le prisme de la fiction. Tel est le choix de l’historien et blogueur Yannis Amaudruz qui, en feuilletant un album d’images anonymes abandonné aux Puces de Plainpalais, à Genève, en a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été, dans la tradition des feuilletonistes de la presse écrite. En vous invitant à lire les huit épisodes d’Une lettre inattendue, nous souhaitons continuer de partager avec vous, durant cet été 2020, notre manière originale de valoriser les archives audiovisuelles en réunissant dans L’Inédit les textes d’historiens, de journalistes et d’auteurs littéraires. Oui, la photo peut s’affranchir du réel, elle devient alors la source d’une fiction. Qui sont ces êtres inconnus sur ces images, sinon des personnages à inventer? Bonne lecture, et à vendredi prochain pour le prochain épisode d’Une lettre inattendue (CZ).
Elle avait quitté son monde clos avec la sobriété d’une protestante vieillissante élevée dans la haine du tapage et du clinquant. Son cœur s’arrêta. Pas un cri. L’affaire fut aussitôt entendue. Si elle avait eu conscience de sa propre mort, elle n’aurait sans doute éprouvé qu’un léger sentiment d’appréhension. Après tout, elle ne savait que trop bien à quoi s’attendre. Un dieu jaloux et vengeur que les cultes du dimanche lui avaient appris à craindre, cette divinité mafieuse de l’Ancien Testament lui ouvrirait les portes grinçantes de son royaume en déshérence. Mais peut-être valait-il encore mieux passer l’éternité sous le joug de ce seigneur-là plutôt que d’errer sur la terre aux côtés d’un mari gorgé d’eau-de-vie et de rancune. Lors du service funèbre, le pasteur ne laissa pas de place au doute. D’un œil presque furieux, il vociféra des contes mille fois entendus, où il était question de brebis, de bergers immortels et d’offrandes-pour-la-paroisse. La sombre assistance paraissait curieusement y trouver son compte. Et puis, les orgues, l’ensevelissement, la lente pourriture de la chair. Le corps de Jeanne Favre redeviendrait poussière, dans ce cimetière qui abritait déjà les restes de ceux qui l’avaient engendré, de ceux qui les avaient tous précédés.
Jeanne laissait derrière elle deux filles malheureuses comme les pierres. L’une regrettait que son époux ne l’aimât guère ; la seconde que le sien l’aimât trop. Par décret paternel, elles avaient été mariées une quinzaine d’années plus tôt à de bons partis. Aucune ne connaîtrait jamais les joies d’un foyer chaleureux, mais il aurait été impensable de contredire l’inflexible volonté de leur père : Edouard Favre, ce paysan aux manières mal dégrossies, vaguement enrichi, n’était-il pas connu au village pour son alcool mauvais, sa main violente, ses coups de canne aussi lestes qu’abondants ? Depuis le jour où il comprit que le ciel ne lui ferait pas don d’un fils, il désirait au moins assurer d’avantageuses alliances à ses filles. Des mariages « bien comme il faut », répétait-il en haussant les épaules, les yeux pleins de cupidité et de vaines ambitions. Il lui fallait réparer l’affront que représentait la disparition annoncée de son nom par une élévation sociale savamment orchestrée. Ce vœu triste, cette passion de pacotille l’obsédait jusqu’au ridicule. Contre toute attente, il fut exaucé.
Il offrit Marthe, sa cadette, à Eugène Mercier, une créature parfaitement abjecte rencontrée dans une maison de jeu et qui dirigeait la rubrique suisse de L’Opinion, un quotidien politique aux idées libérales. Voilà qui ne manquait pas d’ironie, puisque l’homme vomissait la ligne éditoriale de son journal, ne s’embarrassant pas de cacher ses sympathies mussoliniennes. Dans son salon, les langues les plus serpentines de la ville se déliaient et fomentaient des complots insensés contre les autorités cantonales. Ces projets sans lendemain finissaient toujours par se noyer au fond d’un verre de vin du pays ou terminaient leur chevauchée navrante dans le caniveau. Néanmoins, le physique d’Eugène ne reflétait pas la difformité de son esprit. Diable bien fait aux traits harmonieux, il culbutait les épouses délaissées, vampirisait les jeunes filles des quartiers bourgeois et parvenait même à séduire les courtisanes. Qu’avait-il donc vu en Marthe pour accepter sa main blafarde ? Elle n’avait pas l’élégance de sa sœur. Son visage disgracieux racontait une enfance ternie par d’innombrables moqueries. Marthe, hélas profondément éprise, serait une épouse docile qui courberait l’échine devant un défilé ininterrompu de maîtresses effrontées. Eugène finirait par lui accorder tout au plus la considération que l’on témoigne à la comptable sourcilleuse d’un ménage bien tenu. Il prendrait parfois un plaisir vicieux à lui administrer quelques soufflets pour lui rappeler son désamour. De fonder une famille, il ne fut évidemment jamais question. Eugène demeurerait un prince luciférien – épargné par la syphilis – sans descendance légitime.
Quant à Elisabeth, elle épousa Lucien Roud, dont elle n’était pas parvenue à éprouver le moindre attachement sincère. Son mari ne se départait en aucun cas de cette bonhomie qui pouvait le faire passer pour un être médiocre devant à peu près n’importe quel auditoire. Lorsqu’il tentait un trait d’esprit, il échouait lamentablement. Alors il se retirait dans un coin, honteux et rougissant comme un garçonnet surpris en faute. De façon tout à fait inexplicable, il jouissait d’un talent inné pour les affaires. Fils de charpentier, il avait bâti de rien un véritable empire, quelques années avant l’éclatement de la guerre. Au sourire de Vénus, le grand magasin dont il était le père fondateur et l’heureux propriétaire, lui avait permis d’amasser une fortune considérable. Il habillait désormais coquettes et laiderons de la région. Les femmes, disait-on, franchissaient avec un bonheur indicible les portes de ce royaume tout entier dévolu à l’art vestimentaire.
Elisabeth détestait cet endroit, d’autant plus que son époux l’appelait avec affectation son « petit palais ». De manière générale, le commerce du monde lui était pénible. Elle préférait la solitude de son cabinet de lecture aux dîners mondains qui s’éternisaient, ces lieux sordides où l’on se pressait pour avoir l’illusion d’apparaître au bon endroit, pour y laisser traîner des oreilles forcément indiscrètes, pour oublier son propre désarroi. Parfois, elle prenait la plume pour répondre à un cousin de son mari, Gustave, qui lui envoyait des poèmes de sa composition. Elisabeth en était souvent bouleversée, et se demandait s’il était possible qu’un homme si délicat fût parent de Lucien. Elle regrettait de n’avoir pas eu la chance de fréquenter les bancs de l’académie. « Si mon père n’avait pas été si… » Qui sait, peut-être aurait-elle pu mener des études, faire carrière ? « Allons, je me prends à rêver ».
La mort de sa mère adorée, survenue deux semaines auparavant, l’avait plongée dans une douloureuse mélancolie. Elle ouvrait un livre, parcourait quelques lignes. Elle oubliait aussitôt ce qu’elle venait de lire et recommençait jusqu’à ce qu’une migraine atroce la contraigne à s’allonger. Sa bibliothèque de classiques ne lui apportait plus le moindre réconfort. Elle avait alors reçu cette lettre. « L’adresse, ce n’est pas l’écriture de Gustave… » Elle avait déchiré l’enveloppe en toute hâte. Un ébranlement radical de toutes les certitudes avait suivi. Était-ce bien réel ?
Sans attendre, elle avait couru chez sa sœur. Elle la trouva dans un état d’hébétude. Venait-elle elle aussi de pleurer leur mère ? Ou avait-elle une fois de plus découvert le lit conjugal souillé par le passage d’une autre femme, aux mains expertes ? N’y tenant plus, et sans manifester d’égards particuliers, elle lui montra la missive. Le regard médusé de Marthe l’avait confortée dans son intuition. Elles devaient aller à sa rencontre. Il avait encore fallu convaincre leurs époux respectifs de faire le voyage, mais Elisabeth avait toujours su jouer de ses charmes auprès de Lucien. Après un long entretien avec son beau-frère, Eugène avait accepté la mort dans l’âme de les suivre : soupçonneux jusqu’à l’absurde, il lui aurait de toute manière été inconcevable de confier sa femme presque vierge aux bons soins d’un autre. Ses maîtresses patienteraient, ou s’en mordraient les doigts jusqu’au coude.
Quelques jours plus tard, les deux couples à demi endimanchés montèrent dans la voiture automobile de Lucien. Ils roulèrent longtemps, dans un silence vrombissant. Le paysage défilait comme dans un mauvais film de cinéma. Mièvres vues désenchantées. Peut-être aperçurent-ils ces vignes qui faisaient mûrir du vinaigre, puis les vergers secs, les étendues et les monts surannés, les nuées d’oiseaux noirs. Peut-être pas. En réalité, tous se moquaient comme d’une guigne de ce territoire dont ils étaient si coutumiers. Plus personne n’échangeait la moindre parole depuis le départ de Lausanne. Un drame muet faisandait dans l’habitacle. Comme à son habitude, Lucien avait eu la bêtise de plaisanter gaillardement au sujet de la moustache d’Eugène, qui se vexa, et jura cette fois-ci de la raser dès leur arrivée à l’hôtel. Marthe en fut désolée et, de crainte de l’irriter davantage, évita d’ouvrir la bouche. Mais Elisabeth n’avait que faire de ces mascarades enfantines sans cesse rejouées par les mêmes personnages. Elle ne parvenait plus à détacher ses yeux de la lettre. Elle en appréciait chaque syllabe avec une avidité qui allait croissant. Que fallait-il comprendre ? Sa mère avait-elle étouffé des secrets ? Ou pire encore ?… ■