L'Inédit

par notreHistoire


Vue aerienne Villa St-Jean

Coll. S. de Muller/notreHistoire.ch

Le petit bois qui domine les falaises de la Sarine, au fond du quartier de Pérolles, doit-il son nom à la Villa Saint-Jean, ou bien est-ce l’inverse ? Durant près de soixante ans, cet internat de collégiens et lycéens fondé en 1903 implanta un morceau de la Vieille France en ville de Fribourg. Au vrai, tout le secteur baigna dès lors dans une atmosphère cléricale et pédagogique. Un vaste morceau du domaine tombé aux mains de l’Etat après la faillite de l’ingénieur hydraulicien Guillaume Ritter (1888) échut aux religieuses de l’Œuvre de Saint-Paul, une congrégation fondée par le chanoine Joseph Schorderet, inspirateur du régime conservateur. Les Paulettes, comme on les appelait, émiettèrent judicieusement ce patrimoine.

Nombre de congrégations françaises affluaient à Fribourg en ce temps-là, du fait de la politique anti-cléricale menée à Paris. Interdites d’enseignement en France, indésirables dans la Suisse radicale en tant que communautés religieuses, elles étaient ici bienvenues. Aux abords immédiats de la Villa Saint-Jean s’étalait par exemple le Pensionnat Sainte-Jeanne d’Arc pour jeunes filles, tenues par de Sœurs alsaciennes. C’est à deux pas, la même année 1903, que les Sœurs de Menzingen bâtirent l’Académie de Sainte-Croix, futur lycée cantonal de jeunes filles.

Les Pères marianistes, fondateurs de la Villa Saint-Jean, bénéficiaient à Fribourg de supporters actifs qui avaient pris l’initiative de construire pour eux le bâtiments Gallia, un élément du complexe qui en comportait quatre, plus de vastes terrains de sport. Ce fait valut à l’institution le label de « section française du collège Saint-Michel », qui lui donnait un badigeon de légitimité locale. Car tout était français, à la Villa, le cursus et le programme des études, les diplômes, les professeurs et les élèves.

Saint-Jean recrutait dans une population aristocratique et bourgeoise farouchement catholique et politiquement marquée très à droite. Ainsi se renouvelait à Fribourg une tradition d’accueil bien ancrée, et précisément ciblée. Dans les années 1830, le Pensionnat des Jésuites recevait les rejetons de la noblesse légitimiste, qui n’encaissait pas la « monarchie bourgeoise » de Louis-Philippe. Ces milieux ancrés dans les provinces françaises de l’ouest, en particulier, qui rejetaient fondamentalement la Révolution et ses suites, allaient contribuer jusqu’à nos jours à l’armature idéologique de l’intégrisme religieux et de l’extrême-droite politique. Lorsque les Marianistes s’installèrent à Fribourg, ils étaient révulsés par la politique anticléricale du ministère Combes et luttaient vent debout contre la République. On était à la veille de la séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905) et des inventaires des biens religieux qui provoqueraient des troubles. Il ne faudrait rien moins que la Grande Guerre et l’Union sacrée des partis pour que le patriotisme efface la fracture des deux Frances, au moins provisoirement. A la Villa Saint-Jean, cependant, le patriotisme restait de mise. Une stèle dans le « carré français » du cimetière communal de Saint-Léonard fait mémoire des élèves et professeurs de l’institution morts pour la France : 105 en 1914-1918, 33 en 1939-1945 dont le plus fameux, l’écrivain et pilote Antoine de Saint-Exupéry. La rue qui longeait la Villa porte aujourd’hui son nom. Après la Seconde Guerre mondiale, cependant, le recrutement français faiblit, puis se tarit. L’abandon des classes terminales marqua le début d’une décennie d’internationalisation progressive de l’école, et le fond de Pérolles prit un accent américain. Des fils d’officiers et de diplomates US basés en Europe y venaient chercher un diplôme de High School. La maison ferma en 1970, quand l’oncle Sam rapatria leurs parents. Elle abrita encore quelques étudiants américains de l’université, qui firent les beaux soirs du café des Chemins de fer. Et dix ans plus tard les bâtiments, sauf Gallia, furent démolis pour faire place au collège cantonal de Sainte-Croix, successeur de l’Académie des jeunes filles. Une construction faite de matériaux « légers, simples, très bon marché », commenta le journal, inaugurée en 1983. Elle est aujourd’hui en cours de rénovation. ■

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Une lettre inattendue, épisode 7

Il est temps pour Peter Steiner de se confier.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Un album de photo abandonné aux Puces, dont est tirée cette image, a inspiré l’historien et blogueur Yannis Amaudruz pour notre feuilleton de l’été 2020. Dans l’épisode précédent, nos personnages sont arrivés à Altdorf, où un parfum de légende flotte dans l’air. Et pour ce septième et avant-dernier épisode, l’heure est aux confidences, dans la pénombre d’une auberge. Elisabeth s’apprête à entendre un récit qui pourrait bien bouleverser sa vie.

Episode 7. La voix, profonde et chaleureuse, ne lui était pas familière. Elisabeth se retourna, étonnée qu’un inconnu l’appelât par son prénom. Un homme se tenait devant elle. Il devait avoir franchi l’honorable seuil de la soixantaine depuis quelques années déjà, même s’il portait encore beau.

– C’est bien moi. Elisabeth Roud. Êtes-vous…?

Le visage de son interlocuteur exprimait une gêne certaine, comme s’il peinait à trouver la parole juste. D’innombrables mots se bousculaient dans sa tête et il craignait que son français rouillé ne heurtât les oreilles des deux sœurs, qu’il savait habituées aux usages raffinés des salons bourgeois. Toutefois, Marthe et Elisabeth avaient vu le jour dans une ferme, sur les collines d’un hameau où le patois avait survécu au changement de siècle. Elles étaient coutumières des écarts de langage ; plus encore, elles les considéraient avec une tendre bienveillance.

– Peter Steiner, très enchanté enfin de vous connaître. Depuis que je vous ai écrit pour nous rencontrer, j’ai douté toujours de vous voir arriver. Et ici vous êtes ! Tout de suite je vous ai reconnue. Vous avez le silhouette identique de votre mère. Si vous me voulez suivre, j’ai tant à vous raconter… Allons prendre un thé, de l’autre côté du place.

Le cœur battant la chamade, Elisabeth courut prévenir son époux et son beau-frère. Elle tenait à ce qu’ils restassent à l’écart durant l’entretien qu’elle s’apprêtait à avoir avec l’auteur de la lettre. N’était-il pas sur le point de lui révéler un lourd secret sur sa mère ?

Ils s’étaient installés dans une auberge. Leur table se trouvait près d’une fenêtre, d’où ils apercevaient la sculpture de Guillaume Tell. Peter Steiner laisser son regard se promener sur le monument. Altdorf était assis selon lui sur une histoire douloureuse qu’une statue tentait de masquer en flattant un patriotisme tape-à-l’œil. Au voyageur pressé et désireux d’embrasser du regard les paysages d’une Helvétie originelle de carton-pâte, le lieu aurait rappelé une bourgade paysanne du temps jadis ; peut-être aurait-il eu l’illusion de sentir un parfum d’éternité flotter dans l’air. Mais ce voyageur-là se serait laissé tromper par ses sens. A la fin du siècle précédent, des milliers d’habitants avaient quitté la région, poussés par la pauvreté et la faim qui faisait hurler leurs ventres. Ils avaient tenté leur chance à Zurich ou à Saint-Gall, certains avaient même traversé l’Atlantique en espérant s’emparer des vastes étendues du Nouveau Monde. Hélas, d’autres les avaient conquises avant eux. Ils avaient alors grossi les foules miséreuses qui survivaient à peine dans les immeubles insalubres de Manhattan, où l’on vivait entassé dans des chambrettes empestées. Leurs corps défaits se consumaient lentement sur les chantiers de la ville. Les gratte-ciel qui peupleraient bientôt l’île leur devraient tout. Ceux qui les contempleraient avec admiration n’en devineraient pas grand-chose. L’indifférence vaincrait.

Altdorf concentrait désormais d’importantes activités. Entreprises spécialisées dans le textile et fabriques de munitions ou de produits en caoutchouc assuraient des emplois à de nombreuses familles. Dans ce bastion catholique, où le conservatisme religieux atteignait des sommets, un temple avait été construit quelques années plus tôt par la communauté protestante. Une ligne de tramway permettait d’atteindre rapidement les gares avoisinantes. Le téléphone et le télégraphe s’étaient efforcés d’abolir les distances. Malgré les montagnes écrasantes qui verrouillaient l’horizon, Altdorf avait bel et bien sauté à pieds joints dans la modernité. Même l’immuabilité fantasmée s’effaçait face aux progrès redoutables de l’industrie.

Benjamin d’une famille nombreuse et sans le sou, Peter Steiner avait été placé par ses parents dans une ferme des environs. On ne le considéra jamais que comme une paire de bras, une force de travail dont on s’attendait à ce qu’elle effectuât les tâches les plus ingrates et les plus pénibles. Dans la fleur de l’âge, il avait lui aussi rêvé de s’embarquer pour l’Amérique. Une nuit d’octobre, il prit la fuite. Mais il n’avait finalement jamais dépassé les frontières suisses : du fait du hasard de ses pérégrinations, il trouva un emploi en terre vaudoise et fut ainsi engagé comme ouvrier agricole sur le domaine des parents de Jeanne. Il sentit l’émotion le gagner en évoquant la mère d’Elisabeth et de Marthe. Toute sa vie durant, il avait rangé cette histoire dans une malle cadenassée au fond de son âme. Mais l’heure n’était-elle pas venue de se confier ? Le temps ne jouait après tout plus vraiment en sa faveur.

Après quelques semaines d’ouvrage, il avait commencé à lancer des œillades concupiscentes à la fille de son patron. Il doutait que son inclination dévorante pût être réciproque, aussi veillait-il à n’en rien laisser transparaître. Un jour de marché, alors que ses parents étaient absents, Jeanne le rejoignit dans le verger où il fauchait l’herbe. Elle avait tout deviné. Ils s’étreignirent. Une ivresse de bonheur envahissait leurs corps à peine sortis de l’adolescence, lorsqu’ils se retrouvaient à la nuit tombée. Les ténèbres seraient leurs alliées les plus fidèles. Les yeux brillants, Peter Steiner confessa que personne ne sut jamais rien de cette idylle. Le père de Jeanne arrangea des fiançailles six mois après leur premier baiser ; il était entendu que la jeune fille épouserait Edouard Favre, l’ivrogne du village. Mais c’était hélas un ivrogne avec quelques moyens. Qu’aurait eu à offrir un amant à la lisière de l’indigence ? Il n’était qu’un manœuvre désargenté payé à la semaine, un immigré catholique et illettré issu d’une contrée jugée arriérée. Peu avant les noces, il quitta la ferme. Il ne revit jamais Jeanne, dont le chagrin irait croissant avec les années. Ils avaient tout d’abord correspondu en prenant d’infinies précautions. Un jour, elle n’avait plus répondu. Il avait fallu se résigner à la perdre une seconde fois. C’est par la presse qu’il avait appris son décès : quand la belle-mère de l’une des plus grosses fortunes romandes vient à mourir, tout le pays peut en entendre l’écho. Les journaux, bien sûr, ne savaient rien du secret qui avait hanté Jeanne tout au long de sa vie. Quand elle épousa Edouard, sa robe ne parvenait pas à dissimuler la rondeur de son ventre. Elisabeth était l’enfant de Peter Steiner. ■

Suite et fin de notre feuilleton vendredi prochain.

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Une lettre inattendue, épisode 6

A Altdorf, Elisabeth rencontrera-t-elle enfin l’auteur de la mystérieuse lettre?

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Dans l’épisode précédent, Eugène Mercier tombe en pâmoison devant le lion de Lucerne. Elisabeth et Marthe, elles, visitent le palais des glaces aux miroirs déformants…

Episode 6 Elisabeth avait la désagréable impression de plonger une nouvelle fois dans un cauchemar au réalisme le plus glaçant. Des pas s’approchaient, aussi lourds que ceux d’un taureau. Une voix caverneuse murmurait au loin des paroles inaudibles. Le labyrinthe semblait hanté. Si une créature monstrueuse lui était apparue dans l’un des miroirs aux motifs mauresques, Elisabeth n’en aurait été qu’à moitié surprise. Depuis quelques jours, toute sa vie se dérobait sous ses pieds. Elle parvint cependant à garder son sang-froid en fermant les yeux. Allons, le palais n’était qu’une amusante distraction destinée aux touristes oisifs – il suffisait d’avancer avec précaution pour gagner la sortie, rien de plus. Qu’allait-elle inventer ? Un enfant borgne n’aurait éprouvé aucune difficulté à s’échapper de ce piège innocent. Elle sentit un courant d’air frôler son bras. D’autres visiteurs passaient à côté d’elle. Ils la saluèrent poliment en dialecte local, sans s’apercevoir de son trouble. Rassérénée, elle les suivit discrètement. Elle avait retrouvé l’air libre l’instant d’après.

Marthe parut soulagée de la voir apparaître. Elle était entourée d’un Lucien muet et d’un Eugène outré. Ce dernier reprocha à sa belle-sœur de les avoir fait attendre une éternité durant : la joie immense qu’il avait eue à admirer son lion monarchique était gâchée de façon irréparable. Diable, les emportements de ce coquet étaient si prévisibles ! Elisabeth se contenta de hausser les épaules. Cette parodie de pèlerinage avait sans nul doute assez duré. Il était temps de se rendre à Altdorf. L’auteur de la lettre les y rejoindrait le lendemain, en milieu d’après-midi.

Une heure avant la rencontre, les quatre Lausannois marchaient dans les ruelles du chef-lieu uranais. Sur la place de l’Hôtel de Ville, une sculpture monumentale tutoyait les toits. Elisabeth l’observa avec dédain. Leur voyage ressemblait décidément à une visite de musée d’art à ciel ouvert. Cette fois, ce n’était pas une bête sauvage sur le point d’expirer, mais un homme à l’allure fière, qui regardait dans le lointain. Ne se rendait-il pas compte que ses yeux butaient sur des façades ternes aux volets clos ? A sa gauche, un garçonnet tendait vers lui un visage admiratif : on eût dit que l’enfant contemplait le Christ en personne. Mais il ne s’agissait que de Guillaume Tell.

Bien entendu, Eugène ne put s’empêcher de caqueter sur l’histoire du personnage tout de bronze vêtu, en affirmant que sa vie n’avait rien de mythique : il suffisait selon lui de se laisser traverser par l’esprit du lieu pour se rendre compte que le célèbre arbalétrier avait bel et bien existé. Lucien fit une moue dubitative, mais il n’osa s’opposer à son beau-frère. D’une démarche mal assurée, il partit à la recherche d’une confiserie. Elisabeth et sa sœur ne prêtaient aucune attention à leurs maris et s’assirent sur un banc, face au monument :

– Vois-tu, ma chère Marthe, cette histoire de bric et de broc m’a toujours paru curieuse. Elle regorge d’invraisemblances, tu n’es pas d’accord ? On nous raconte qu’un homme refuse de saluer le chapeau du bailli Gessler, et voilà que celui-ci s’énerve. Je le vois d’ici taper du pied, un peu comme un âne contrarié. Ce brave Guillaume – sans doute un imbécile heureux qui croyait faire le malin en se rebellant d’une bien naïve façon – ce Guillaume, donc, est condamné à placer une pomme sur la tête de son fils : il doit la transpercer en un seul tir. Qui pourrait concevoir une telle sottise ? Représente-toi la scène : pendant que le pauvre garçon apeuré mouille ses couches, la joyeuse compagnie rampe au sol à la recherche du fruit défendu. Il ne manque que le serpent et le bon Dieu.

Elisabeth marqua une pause. Lorsqu’elle était jeune fille, les enfants de son village natal lui réclamaient souvent des histoires. Elle faisait d’abord mine de refuser puis, ravie d’être suppliée par son auditoire, elle cédait avec délice. Un cercle se formait alors autour d’elle et un voyage imaginaire commençait. Personne n’aurait pu en prédire l’issue. Son talent de conteuse n’était plus à prouver depuis que la femme du syndic l’avait adoubée. Elisabeth ne se satisfaisait jamais des légendes tirées du fond des âges : elle recomposait, ajoutait sans cesse de nouveaux enchâssements à ses récits. Elle circulait avec bonheur dans un monde fabuleux dont elle était seule souveraine. Elle reprit :

– Et puis, si Guillaume venait à rater sa cible, on lui promet la peine de mort. Mais il réussit sans peine. Stupeur dans l’assemblée ennemie. Ce rusé renard cachait cependant un second projectile, qu’il réservait au bailli en cas d’échec. D’où l’a-t-il sorti ? D’un chapeau magique ? Toujours est-il que Gessler est furieux de cette trahison. Il ordonne qu’on enferme l’homme à la pomme. Toute cette petite troupe traverse alors le lac en direction de la prison. Comme par miracle, une tempête éclate. Guillaume prend les commandes du bateau, saute de l’embarcation une fois près du rivage : ses ennemis sont repoussés vers le large. Il ne se contente pas de savourer sa liberté, et court assassiner le bailli. Œil pour œil, pomme pour pomme.

Marthe riait de bon cœur en écoutant sa sœur, qui poursuivit :

– Maintenant, regarde bien la statue. Ne remarques-tu rien ? Un père, son fils, une arbalète. Aucune trace de la mère. Bon sang, où se cache-t-elle ? Elle n’a tout de même pas été emmurée dans le piédestal… L’artiste a certainement dû considérer qu’elle n’était rien d’autre qu’un personnage secondaire, une sorte de détail dépourvu de consistance. Sans elle, pourtant, pas d’enfant. Le mythe s’effondrerait. Alors, veux-tu me dire où elle se trouve ? Derrière les fourneaux, à préparer une galette aux pommes ? Dans le verger ? Aux champs, à travailler la terre ? Peut-être s’occupe-t-elle du reste de la fratrie ou rêve-t-elle d’une vie moins pénible ? Quoi qu’il en soit, pendant que son mari amuse la galerie avec sa salade de fruits, elle s’adonne à l’essentiel. Et c’est elle que l’on oublie !

Les deux sœurs demeurèrent silencieuses. La journée avançait. L’aînée sentit alors une main se poser délicatement sur son épaule :

– Elisabeth, est-ce bien vous ? ■

Suite au septième épisode, vendredi prochain

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Une lettre inattendue, épisode 5

Eugène s'agenouilla devant le monument et ne prononça que ces mots sincères: "Bonté divine, quelle merveille!"

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

A partir d’un album de photos abandonné aux Puces, à Genève, l’historien et blogueur Yannis Amaudruz a tiré pour L’Inédit la matière de notre feuilleton de l’été. Dans l’épisode précédent, arrivés sur les bords du lac de Lucerne, les époux Roud et Mercier logent dans un prestigieux hôtel. Mais une certaine tension se fait sentir entre eux.

Avant de débuter ce cinquième épisode, rappelons qui sont nos héros. Elisabeth Roud, mélancolique jusqu’à l’excès, noie son chagrin dans les livres qui peuplent son imaginaire. A une autre époque, elle aurait tenu salon dans la rue la plus élégante de la ville, aux côtés de sa sœur Marthe. Hélas, elle semble condamnée à mener une vie fade dans l’ombre d’un époux laid et sans relief. Lucien Roud, astre triste et presque éteint, brille cependant par sa maladresse légendaire. Il se risque parfois à vouloir converser avec sa femme Elisabeth, qui ne lui répond jamais que par un sourire navré. Grâce à son sens inattendu des affaires, il peut se vanter d’être à la tête du plus grand magasin de Lausanne. Il lui arrive de voler dans les maisons concurrentes, par goût du vice.

Marthe Mercier. Il se murmure dans tout Lausanne que son époux, Eugène, la trompe et l’humilie avec une remarquable constance. Elle passe le plus clair de son temps à tenter de retrouver une sérénité à jamais perdue. Sur sa table de chevet trône une bible écornée, dont quelques pages de l’Ecclésiaste ont été arrachées. Eugène Mercier. Deux passions paradoxales l’animent : la haine de la liberté et la conquête des femmes mariées. Dans les cafés du centre, personne ne s’étonne plus lorsqu’il grimpe sur une table pour y discourir sur la grandeur de Mussolini. Il dirige la rubrique suisse d’un journal libéral.

Cinquième épisode. Eugène défilait pompeusement dans les rues de Lucerne, en sifflant des marches militaires. Le menton relevé, il arborait un sourire de vipère en quête d’une proie juteuse à dévorer sans hors-d’œuvre. Il ne portait pas ombrage de la réplique cinglante qu’Elisabeth lui avait assénée un instant plus tôt. Ses trois compagnons d’infortune trottinaient derrière lui à contrecœur, avec l’étrange sentiment de suivre aveuglément les ordres extravagants d’un maître d’école. Ils n’avaient entrepris leur déambulation que depuis quelques minutes et Lucien montrait déjà des signes de fatigue. Soupirs de pachyderme. Sudation tropicale. Visage écarlate. Il n’y avait là cependant aucune raison de s’inquiéter : tout pataud qu’il était, ce vieux sanglier avait le cuir épais.

Elisabeth avait hâte que son beau-frère règle la tâche dont il parlait sans cesse avec un air mystérieux. Ses cachotteries puériles avaient le don de l’exaspérer. Que pouvait-il au juste avoir de si impérieux à accomplir ? On ne lui connaissait pas de relations amicales dans la région. A coup sûr désirait-il visiter une célèbre chapellerie, ou alors un bureau de tabac spécialisé dans l’importation de produits particulièrement prisés. Oui, voilà qui ne faisait pas l’ombre d’un doute. Mais tout de même, leur imposer un si grand détour pour un caprice d’enfant gâté ! Usait-il volontairement la patience d’Elisabeth, qui rêvait de rencontrer l’auteur de la lettre ?

Toutefois, il n’accorda pas le moindre intérêt aux vitrines richement décorées qu’ils croisèrent sur leur chemin. Il les emmena au contraire dans un austère petit parc ombragé, à l’écart des artères principales. Quelques touristes anglais déguenillés, surexcités, y pointaient du doigt une sculpture aux dimensions imposantes. En l’apercevant à son tour, Eugène s’agenouilla et fut pris d’une frénésie soudaine :

– Bonté divine, quelle merveille !

Taillé dans la roche, un lion à l’agonie leur faisait face. Son flanc était transpercé d’une lance brisée. Sa gueule à moitié ouverte reposait sur un bouclier orné d’une fleur de lys ; sur le côté, un autre bouclier affichait la croix suisse. La pauvre créature surplombait une mare verdâtre, dont les eaux étaient presque entièrement couvertes de feuilles mortes. On distinguait tout de même quelques pièces de monnaie jetées au fond du bassin par des âmes superstitieuses. Des inscriptions latines avaient été gravées sur le monument pour ajouter une touche de solennité étouffante à l’ensemble, qui n’en avait pourtant guère besoin : « HELVETIORUM FIDEI AC VIRTUTI », ce qui pouvait être traduit par « A la loyauté et à la bravoure des Suisses ».

Lucien était essoufflé et ses yeux de merlan frit témoignaient de son mal-être. Marthe, quant à elle, ne saisissait pas vraiment le sens de leur présence devant cette statue grandiloquente, d’autant plus qu’elle n’avait jamais été férue d’art et n’imaginait pas que l’on pût sérieusement traverser l’Europe pour se rendre au bord d’un étang nauséabond. Elisabeth, elle, avait cru comprendre. Elle s’échina à étouffer le rire moqueur qui s’emparait d’elle en fixant son regard sur un pigeon. Les astres bien inspirés semblaient néanmoins déterminés à la rendre hilare. Sans prévenir, le volatile déféqua sur la crinière du lion. Une subtile nuance de gris vint ainsi parachever l’œuvre.

Eugène ne remarqua rien, trop occupé à s’écouter disserter. D’une voix presque brisée par l’émotion, il confirma les soupçons de sa belle-sœur et se lança dans un récit passionné : s’il avait voulu voir de ses propres yeux ce splendide félin de pierre, c’est que le lion rétablissait la dignité perdue des valeureux gardes suisses au service de Louis XVI, massacrés par de terribles révolutionnaires au cours du sinistre mois d’août 1792. Il lui aurait été inutile de préciser que le monument ravissait bon nombre de réactionnaires dont il partageait la pensée : ils voyaient en lui la célébration du temps béni où la démocratie n’avait pas encore perverti l’ordre social traditionnel, un ordre voulu par un seigneur céleste à la tête d’un bataillon d’angelots hermaphrodites et de vierges mille fois déflorées.

Elisabeth s’éloigna un peu de cette scène à la fois navrante et pathétique. Près de l’entrée du parc, collée contre le mur d’un élégante bâtisse, une affiche publicitaire retint alors son attention : de toute évidence, un palais des glaces se trouvait à quelques pas seulement de la sculpture. La réclame promettait aux visiteurs une expérience inoubliable à travers un labyrinthe. Elisabeth y percevait surtout une occasion rêvée de se soustraire aux tirades exaltées de son beau-frère. Elle n’eut aucune peine à convaincre Marthe de la suivre.

Une fois à l’intérieur, les deux sœurs se laissèrent subjuguer par l’étonnant aspect du lieu : ce palais imitait l’architecture de l’Alhambra de Grenade. Des couloirs tapissés de dizaines de miroirs vous désorientaient, si bien que l’on en venait à confondre la réalité avec les mirages qui se réverbéraient dans les glaces. Gagnée par l’insouciance, Marthe riait comme une enfant et serpentait à vive allure à travers les étroits passages du labyrinthe. Elisabeth se surprit à examiner son propre reflet : n’avait-elle pas hérité des traits de sa mère ? Une ombre mélancolique passa dans son regard. Elle avait vieilli. Ses jeunes années ne seraient-elles bientôt plus qu’une lumière vacillante, rongée par la noirceur matrimoniale ?

Elle songea au jour où son père lui avait déchiré l’âme avec des paroles plus tranchantes qu’un sabre ottoman. Il avait parlé – ou plutôt avait-il décrété. Elle serait mariée à Lucien. A cet instant-là, elle se trouvait près de la fenêtre de sa chambre. Tandis qu’elle avait senti son être tout entier s’effondrer sur lui-même, elle avait regardé la pluie de mars embaumer le pays – son pays peuplé de gens aux yeux qui paraissent tout savoir sans avoir jamais rien vu. Ces gens, dont le cœur travaillé par la rancune se noie dans le kirsch et la williamine et le vin : ils cachent leur niaiserie derrière un bon mot d’apparat et prennent des vessies pour des lanternes. Ils gémissent plus souvent qu’à leur tour, convaincus d’être des damnés, quand bien même leurs panses sont grasses et leurs vains désirs tous comblés. Leurs langues se délient dans la haine du foyer ; elles se déchaînent lors des soupers de famille, après les visites rituelles dans les fermes du voisinage ou en rentrant du marché. Alors ces gens parlent et déversent leur aigreur, ravis d’eux-mêmes, heureux de faire siffler les oreilles d’une vieille tante déjà sourde, d’un mari dépouillé, d’un paysan ruiné.

Dans le lointain, les montagnes, encore pâlottes, tremblaient en endurant les derniers tours de l’hiver finissant. Les espérances absurdes qu’avaient fait naître en Elisabeth l’attente des beaux jours disparurent soudainement, sous l’action maléfique de l’annonce paternelle. La campagne était encore grise, d’une teinte que prennent l’herbe et les feuillages lorsque la neige a déjà fondu mais que le soleil oublie de se lever. La vision d’Elisabeth se troublait.

Dans le miroir, elle se reconnut à peine. Marthe avait disparu. Depuis combien de temps laissait-elle son esprit vagabonder ? Elle appela sa sœur. Personne ne répondit. Inquiète, elle tenta de trouver le chemin de la sortie. Mais elle ne rencontrait que son reflet. ■

Suite au sixième épisode, vendredi prochain.

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