Au cours des années 1930, Daniel Gaiffe, dernier propriétaire du château d’Oron, se retrouve criblé de dettes. Il n’a d’autre choix que de vendre son domaine. Il tente d’abord sa chance auprès du canton de Vaud, qui décline l’offre poliment. C’est alors que des citoyens du bourg se mobilisent, créent l’Association pour la Conservation du château d’Oron (ACCO) et trouvent des fonds pour racheter le vénérable monument.
Les années passent sans que la passion des défenseurs du patrimoine oronais ne faiblisse. Survient alors la guerre. L’Europe entre dans un cortège macabre. L’avenir semble bel et bien compromis et le passé se mue en valeur refuge. Rien d’étonnant donc à ce que le comité de l’ACCO, lors de l’assemblée générale du 17 mai 1943, fasse savoir aux membres qu’un projet de film historique est sur le point de se concrétiser.
Durant l’été, le cinéaste Paul Faesi réalise ainsi un « documentaire » dans le château et à travers la campagne environnante. Les acteurs redonnent vie à des événements du temps jadis, comme la visite du duc Charles II de Savoie, survenue en 1532. Une autre scène propulse l’action à la fin du XVIIIe siècle et peint les derniers instants du régime bernois : le bailli de Mullinen et son épouse organisent une joyeuse réception dans la cour du château. Tous deux se montrent particulièrement bienveillants à l’égard de réfugiés français, qu’ils accueillent à bras ouverts…
Le 18 janvier 1944, le film est projeté dans la grande salle d’Oron. Les spectateurs viennent en nombre et semblent conquis. Un journaliste de la Feuille d’Avis de Vevey rapportera que l’œuvre constitue «une excellente leçon d’histoire et de patriotisme». Mais ne faut-il pas surtout y voir une subtile prise de position à l’endroit d’un drame de toute autre ampleur qui se joue à travers le continent?■
Nous inaugurons un nouveau format dans L’Inédit: une série d’articles d’un auteur, sorte de feuilleton historique dont nous publierons, chaque vendredi, un épisode. Jean Steinauer s’est intéressé aux animaux, réels et imaginaires, qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Premier épisode ce vendredi avec deux ours stars de l’autre côté de la Sarine.
Berne a tout reçu de l’ours : une légende fondatrice, une histoire véridique, une présence physique fort attractive. La totale, quoi.
La ville devrait son nom au premier animal qui serait attrapé dans la forêt
qui recouvrait, à l’origine, son site. Et c’est un ours que le duc fondateur Berthold
V de Zaehringen abattit en premier. Berne est fondée en 1191, l’ours apparaît dans
ses armoiries en 1224. Mais c’est en 1513 qu’il se fait admirer dans
la ville en 3D, en couleurs, bref, en chair et en os. Le chroniqueur Valerius
Anshelm rapporte que les Bernois vainqueurs à Novare (un épisode des guerres
d’Italie) ont ramené triomphalement dans leur butin de guerre, outre les drapeaux
pris à l’ennemi, un ours vivant, aussitôt exhibé dans le fossé de la ville, au
pied de la tour des Prisons. Cette première « fosse aux ours » est
restée sur la place encore appelée Bärenplatz
jusqu’en 1764, où elle a été sacrifiée au trafic et reléguée aux portes de la
ville, dans le quartier de la gare actuelle, au Schanzengraben près du Bollwerk.
Les troupes françaises qui occupèrent le pays en 1798 emmenèrent avec elles
trois ours en partant, mais un demi-siècle plus tard la France fit cadeau de
deux plantigrades. Une nouvelle fosse fut construite en 1857 au bout du pont de
la Nydegg. Quel habitant de notre pays n’y a-t-il jamais jeté des carottes,
pour voir danser le mutz ?
Quoi qu’ils en disent, l’ours n’appartient pourtant pas qu’aux Bernois. Il est également aux origines mythiques d’Appenzell, dont la légende fondatrice est encore plus belle. Donc, le moine irlandais qui deviendra Saint Gall, et qui apporta le christianisme dans la région, avait bâti une fragile hutte (Abtes Zell, la cellule de l’abbé) pour méditer dans la forêt quand il rencontra un ours menaçant. Pas intimidé, le saint homme lui ordonna d’aller chercher du bois pour consolider son logis, ce que le plantigrade fit sans broncher. Afin de le remercier, saint Gall le nourrit, mais il lui ordonna de quitter les lieux pour toujours. L’ours, obéissant, s’exécuta. Comme les écolos n’étaient pas encore dans le paysage, le moine ne pouvait imaginer qu’ils salueraient le retour du plantigrade au cap du XXIe siècle.
La bonne enseigne pour les auberges et les restaurants
En plus de Berne et d’Appenzell (les deux Rhodes), les commune
d’Orsières et d’Urseren portent ce fauve éponyme sur leurs bannières. On peut
citer de même les exemples vaudois d’Orzens et Ursins, ou les cas fribourgeois
d’Orsonnens et Ursy: dans le Jura, Orvin et Saint-Ursanne. Et par tout le pays d’innombrables
auberges, restaurants et cafés ont pris pour enseigne cet animal omnivore,
censément gourmet. Car la fortune symbolique de l’ours tient à sa ressemblance
avec l’homme : il mange de tout, dort beaucoup et sait se tenir debout.
Les
auteurs anciens poussaient très loin la croyance à une vraie parenté avec
l’homme, assurant que l’ours et sa femelle s’accouplaient, non pas comme les
quadrupèdes, mais comme les humains, ventre contre ventre, dans la position
dite du missionnaire. Pour certains théologiens médiévaux, l’ours et la femme
étaient même inter-féconds, et leurs petits n’avaient rien de monstrueux, juste
beaucoup de poils. Ce devait être rassurant, mais l’ours restait particulièrement
redoutable car sa force et son agilité n’avait pas d’égales dans la nature.
Aussi l’image et la réputation de l’ours, au fil du temps, ont-elle connu la
plus incroyable des évolutions, que l’historien Michel Pastoureau a résumé d’une
manière saisissante. L’Eglise avait chargé le fauve de tous les péchés capitaux,
ou presque, et l’avait peint en diable. Notre époque le modèle en peluche et le
charge de rassurer et consoler les enfants, dont il partage le lit. Bonsoir,
Nounours ! Bonne nuit, les petits.
L’ours paraît avoir commencé son retour en Suisse par les Grisons : s’est-il trompé de chemin ? On a cru le voir dans l’Oberland bernois. Puisse-t-il arriver jusqu’à la capitale ! ■
Scène exceptionnelle dans la campagne genevoise, ce 20 janvier 1941. Plusieurs centaines de soldats nord-africains marchent sur la route en tenant leurs chevaux par la bride. Ils sont vêtus de pantalons bouffants, coiffés de turbans et enveloppés dans leurs vestes kaki, ou dans des burnous, leurs longues capes traditionnelles. Formant une colonne de 300 mètres, hommes et bêtes cheminent dans les flaques de neige fondue. Les regards sont fatigués, mais empreints de l’espoir du prochain retour chez soi.
Ce sont des spahis: leur nom vient du turc sipahi, cavalier de l’armée ottomane; un mot issu
lui-même du persan sipâhi signifiant «soldat à
cheval». Ces troupes efficaces ont été recrutées sous la bannière française à
partir de 1830 et ont contribué à la conquête de l’Algérie. En plus des
cavaliers algériens, l’armée française a aussi levé par la suite des troupes
marocaines et tunisiennes. Les spahis ont combattu lors des deux guerres
mondiales.
En juin 1940, les 7e et 9e régiments de spahis algériens faisaient partie du 45e corps de l’armée française. Ce dernier s’est retrouvé pris en tenaille par les Allemands dans le Doubs, non loin de la frontière suisse. Le général Daille, qui dirigeait les opérations, a demandé à la Confédération l’autorisation de se replier sur sol helvétique. Quelque 42’000 hommes ont passé la frontière et ont été désarmés, puis internés dans plusieurs régions de la Suisse. Les spahis du 9e régiment n’ont en revanche pas eu cette chance: ils ont été fait prisonniers par les forces allemandes avant d’avoir pu passer la frontière.
Parfum d’Orient au sud du Lac de Neuchâtel
Ces spahis sur la photo, marchant sur les routes genevoises, font partie du 7e régiment. Plus de 1000 hommes et près de 750 chevaux, qui ont été accueillis sept mois auparavant dans les Franches-Montagnes, puis logés dans des granges du Seeland durant l’été. Ils ont ensuite été cantonnés à l’automne dans plusieurs localités à l’est du lac de Neuchâtel, telles que Cheyres, Estavayer-le-Lac ou encore Yvonand.
Les spahis «amenaient avec eux une parcelle d’Afrique, un parfum oriental qui ne furent pas sans troubler les populations», raconte le journal neuchâtelois L’Express en janvier 1941. Pour des villageois n’ayant pas eu l’occasion de voyager hors du continent, leur présence suscitait de la curiosité, parfois de la méfiance, souvent de l’admiration. Certaines jeunes filles ne restaient pas indifférentes à leur charme. Des peintres, aussi, furent séduits par leurs yeux perçants. Leurs majestueux étalons arabes attiraient également les regards; les chevaux à robe blanche avaient retrouvé leur couleur, après avoir été teints en guise de camouflage sur le terrain de la guerre. Les hommes aidèrent aux récoltes. Parfois, ils chantaient et dansaient en s’accompagnant d’un tambourin. On en vit jouer au foot contre des équipes locales, et d’autres s’essayer à la luge.
En novembre 1940, après l’armistice, un accord franco-allemand est signé, permettant aux soldats internés en Suisse de rentrer en France pour y être démobilisés. Les spahis devront rejoindre la zone non occupée en passant la frontière à la hauteur de Genève. Les possibilités sont restreintes, étant donné que le Pays de Gex est occupé, et que la ligne ferroviaire Genève-Lyon est interrompue car le viaduc de Longeray a été dynamité. En janvier 1941, les cavaliers et leurs montures voyagent donc d’abord en train jusqu’au village de Satigny. Un bol de soupe est servi aux spahis, tandis que les chevaux sont abreuvés dans des baignoires et récipients divers réquisitionnés au village. Les spahis vont et viennent, «s’occupant davantage de leurs bêtes que d’eux-même», écrit un officier suisse témoin de la scène. Les chevaux ne sont plus équipés de leurs selles. Ces pièces, traditionnellement très ouvragées, ont été inclues dans le matériel de guerre que la France a dû céder à l’Allemagne dans le cadre de cet accord.
18 kilomètres à pied jusqu’à la frontière
De Satigny, les troupes doivent donc parcourir 18 kilomètres à pied jusqu’à la frontière française, en passant par Bernex, Confignon, Troinex et enfin Veyrier. Un premier convoi de plus de 500 hommes et 300 chevaux se met en marche. Dans les villages, de nombreux curieux et sympathisants viennent à leur rencontre en leur apportent des fruits, du chocolat et des cigarettes. «Vive la Suisse !», remercient les spahis. Ils se voient même offrir des boissons chaudes additionnées d’alcool, qu’ils refusent poliment, étant majoritairement musulmans, note L’Express. Ils font une halte de 10 minutes toutes les heures.
Les hommes s’accroupissent et grillent une cigarette, les chevaux mordillent quelques feuilles mortes encore suspendues aux branches malgré l’hiver rigoureux. Le Rhône est franchi, puis le Salève se rapproche. La joie gagne les marcheurs, car on leur a dit que le point d’arrivée se trouve près de la montagne.
Plus de 4 heures après leur départ de Satigny, les voici qui arrivent à Veyrier, chaleureusement accueillis par la municipalité et la population. Des écoliers accourent à leur rencontre avec des fleurs en papier et des chants. A la douane, côté France, le 27e bataillon de chasseurs alpins est venu d’Annecy pour leur rendre les honneurs. Portant bérets et gants blancs, ils sont au garde à vous. Les cors et clairons d’une fanfare résonnent, jouant Aux champs puis la Marseillaise. Le jour décline quand la colonne pénètre en France, prenant la direction d’Annemasse. «Merci les Suisses ! Au revoir !», lâchent encore des spahis émus en s’éloignant. ■
Références
1. Archives de L’Express, de la Gazette de Lausanne et du Journal de Genève 2. «Le passage des Spahis à Veyrier», site internet La Mémoire de Veyrier 3. Le Journal, Mémoire de Confignon 4. Satigny en clair, septembre 2017
En pleine matinée du 11 août 1999, le spectacle de la Fête des Vignerons suit son cours. Soudainement, au moment de l’épiphanie de Dionysos, le ciel s’assombrit. Il y avait certes un peu d’orage dans l’air ce jour là, mais l’événement était attendu : une éclipse solaire totale était annoncée, elle allait se dérouler en pleine représentation. A croire que la lune était jalouse du soleil, au point de venir lui ravir un peu de lumière sur la scène de la Fête des Vignerons. Certains sont déçus, il ne fait pas nuit noire. Mais les figurants et les spectateurs se sont figés et une nuée de lunettes argentées couvrent leurs yeux. En silence, tous contemplent le spectacle des deux astres qui se déroule devant leurs yeux.
Comme l’explique François Rochaix, le concepteur de la Fête des Vignerons 1999, au micro de la RTS, tout était prévu. L’éclipse attendue est intégrée au spectacle. « On a pu accompagner l’apparition d’un dieu de fiction, Dionysos, par l’apparition d’une éclipse de soleil réelle, ça s’est extraordinaire! » Tout a été entrepris pour permettre aux spectateurs dans la gradins et aux acteurs et figurants sur scène de profiter de ce moment unique. Avant la représentation, des lunettes ont été distribuées aux entrées et dans les coulisses.
L’ombre créée par le passage de la lune devant le soleil parcourt 13’000 km (du Canada au Benghale, via l’Europe). Malgré sa courte durée, environ 5 minutes, elle reste l’une des plus exceptionnelles et des centaines de millions d’individus peuvent assister à une éclipse totale de soleil. En règle générale, ces phénomènes ne sont observables que dans des régions peu habitées et ne couvrent pas une telle distance.
Comme le titrait le journal 24 Heures dans son édition du 12 août 1999: « Le Soleil noir entre en scène ». Sa prestation, heureusement, n’aura duré qu’un instant. ■