Nous inaugurons un nouveau format dans L’Inédit: une série d’articles d’un auteur, sorte de feuilleton historique dont nous publierons, chaque vendredi, un épisode. Jean Steinauer s’est intéressé aux animaux, réels et imaginaires, qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Premier épisode ce vendredi avec deux ours stars de l’autre côté de la Sarine.
Berne a tout reçu de l’ours : une légende fondatrice, une histoire véridique, une présence physique fort attractive. La totale, quoi.
La ville devrait son nom au premier animal qui serait attrapé dans la forêt qui recouvrait, à l’origine, son site. Et c’est un ours que le duc fondateur Berthold V de Zaehringen abattit en premier. Berne est fondée en 1191, l’ours apparaît dans ses armoiries en 1224. Mais c’est en 1513 qu’il se fait admirer dans la ville en 3D, en couleurs, bref, en chair et en os. Le chroniqueur Valerius Anshelm rapporte que les Bernois vainqueurs à Novare (un épisode des guerres d’Italie) ont ramené triomphalement dans leur butin de guerre, outre les drapeaux pris à l’ennemi, un ours vivant, aussitôt exhibé dans le fossé de la ville, au pied de la tour des Prisons. Cette première « fosse aux ours » est restée sur la place encore appelée Bärenplatz jusqu’en 1764, où elle a été sacrifiée au trafic et reléguée aux portes de la ville, dans le quartier de la gare actuelle, au Schanzengraben près du Bollwerk. Les troupes françaises qui occupèrent le pays en 1798 emmenèrent avec elles trois ours en partant, mais un demi-siècle plus tard la France fit cadeau de deux plantigrades. Une nouvelle fosse fut construite en 1857 au bout du pont de la Nydegg. Quel habitant de notre pays n’y a-t-il jamais jeté des carottes, pour voir danser le mutz ?
Quoi qu’ils en disent, l’ours n’appartient pourtant pas qu’aux Bernois. Il est également aux origines mythiques d’Appenzell, dont la légende fondatrice est encore plus belle. Donc, le moine irlandais qui deviendra Saint Gall, et qui apporta le christianisme dans la région, avait bâti une fragile hutte (Abtes Zell, la cellule de l’abbé) pour méditer dans la forêt quand il rencontra un ours menaçant. Pas intimidé, le saint homme lui ordonna d’aller chercher du bois pour consolider son logis, ce que le plantigrade fit sans broncher. Afin de le remercier, saint Gall le nourrit, mais il lui ordonna de quitter les lieux pour toujours. L’ours, obéissant, s’exécuta. Comme les écolos n’étaient pas encore dans le paysage, le moine ne pouvait imaginer qu’ils salueraient le retour du plantigrade au cap du XXIe siècle.
La bonne enseigne pour les auberges et les restaurants
En plus de Berne et d’Appenzell (les deux Rhodes), les commune d’Orsières et d’Urseren portent ce fauve éponyme sur leurs bannières. On peut citer de même les exemples vaudois d’Orzens et Ursins, ou les cas fribourgeois d’Orsonnens et Ursy: dans le Jura, Orvin et Saint-Ursanne. Et par tout le pays d’innombrables auberges, restaurants et cafés ont pris pour enseigne cet animal omnivore, censément gourmet. Car la fortune symbolique de l’ours tient à sa ressemblance avec l’homme : il mange de tout, dort beaucoup et sait se tenir debout.
Les auteurs anciens poussaient très loin la croyance à une vraie parenté avec l’homme, assurant que l’ours et sa femelle s’accouplaient, non pas comme les quadrupèdes, mais comme les humains, ventre contre ventre, dans la position dite du missionnaire. Pour certains théologiens médiévaux, l’ours et la femme étaient même inter-féconds, et leurs petits n’avaient rien de monstrueux, juste beaucoup de poils. Ce devait être rassurant, mais l’ours restait particulièrement redoutable car sa force et son agilité n’avait pas d’égales dans la nature. Aussi l’image et la réputation de l’ours, au fil du temps, ont-elle connu la plus incroyable des évolutions, que l’historien Michel Pastoureau a résumé d’une manière saisissante. L’Eglise avait chargé le fauve de tous les péchés capitaux, ou presque, et l’avait peint en diable. Notre époque le modèle en peluche et le charge de rassurer et consoler les enfants, dont il partage le lit. Bonsoir, Nounours ! Bonne nuit, les petits.
L’ours paraît avoir commencé son retour en Suisse par les Grisons : s’est-il trompé de chemin ? On a cru le voir dans l’Oberland bernois. Puisse-t-il arriver jusqu’à la capitale ! ■
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La fosse aux ours, à Berne, en 1964: un film amateur
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