La photographie montre les vitrines de la banque UBS, à Genève, mais la manifestation qui se tient devant n’a rien à voir avec le monde de la finance. Il s’agit d’une grève des typographes genevois qui milite pour l’amélioration de leurs conditions de travail, notamment le 13e salaire, les contrats des auxiliaires et la semaine de 40 heures, comme il est écrit sur les banderoles.
Depuis la mi-décembre 1976, cette grève menace, en raison de l’échec des négociations entre les deux organisations syndicale (Fédération suisse des typographes, FST) et patronale (Société suisse des maîtres imprimeurs, SSMI) concernant la convention collective de travail. A partir de début avril 1977, le Journal de Genève relate dans ses brèves les annonces de la section genevoise de la FST et de la SSMI, se menaçant à tour de rôle de représailles de manière à peine voilée. La grève se met finalement en place le lundi 18 avril 1977 aux aurores. La parution des journaux genevois est suspendue pendant trois jours. Le quotidien Le Courrier, seul journal genevois imprimé à Fribourg, soutient le mouvement en ne paraissant pas non plus, afin de ne pas tirer avantage de son impression hors du canton de Genève. Les typographes lausannois soutiennent également la démarche en débrayant le travail pendant trois heures. La SSMI accède finalement fin avril aux revendications des grévistes, mais déposera en juillet une plainte devant le Tribunal arbitral contre la section genevoise de la FST pour l’interruption de la parution des journaux qui enfreint la convention collective de travail. Deux droits fondamentaux, brandis respectivement par chacune des parties, entrent en conflit dans cette affaire : le droit de grève d’un côté, la liberté d’expression et le droit à l’information de l’autre. On peut supposer que la plainte sera abandonnée, aucune suite n’étant relayée dans la presse.
Un mouvement social européen
Le mouvement des typographes genevois est loin d’être isolé. En Europe, de nombreuses grèves se tiennent à cette période pour l’amélioration des conditions de travail. Ainsi, en 1976, les typographes de la République fédérale d’Allemagne lancent une grève qui durera quatre semaines. En janvier 1977, c’est au tour des typographes anglais du quotidien The Times. En mai, ce seront encore les typographes danois qui seront les acteurs d’une grève de quatre semaines contestant le licenciement de centaines de typographes en raison de la modernisation des presses. Le journal Politiken se résoudra à placarder sous forme d’affiches murales des éditoriaux, des nouvelles, des publicités et des petites annonces sur 5000 panneaux disséminés à travers le Danemark. Le Journal de Genève en rend compte mi-avril dans un article intitulé « Grève des typos : solution chinoise au Danemark » et surnommant ces placards des « dazibaos danois ». En 1978, Paris, Londres et New York seront touchées par les mêmes mouvements de typographes.
Pourquoi tous ces mouvements sociaux ? Il s’agit principalement de revendications sociales. D’ailleurs, les typographes sont depuis les origines des pionniers de la lutte sociale en tant que propagateurs d’idées neuves. En l’occurrence, il faut notamment prendre en compte la votation suisse sur l’introduction de la semaine de 40 heures largement refusée le 5 décembre 1976, que l’Union syndicale suisse tente d’ailleurs de relancer en récoltant de nouvelles signatures en 1977. Mais il s’agit avant tout de la survie d’une profession en danger face aux technologies qui se développent alors à la vitesse grand V. La photocomposition et l’offset prennent alors le pas sur la composition au plomb, ainsi que diverses machines automatisant les tâches. Cette évolution conduit à une déqualification des typographes, qui va de pair avec la précarisation et l’augmentation du chômage.
L’art d’être invisible
Le métier de typographe finira de fait par disparaître au cours des années qui suivront. Il n’existe plus de typographe. Ou plutôt si : nous sommes toutes et tous des typographes. Originellement, le typographe est celui qui façonne les caractères de plomb pour l’imprimerie, qui les dessine puis les fond. Le premier typographe de l’histoire de la profession fut donc Gutenberg. Tout l’enjeu de cet art est de rendre la lecture la plus fluide et agréable possible. Le dessin de chaque lettre est travaillé individuellement, puis chaque lettre par rapport aux autres et enfin toutes les lettres dans leur ensemble, tout cela au centième de millimètre. Mais qui remarque ce travail ? Car pour être bonne, la typographie doit être « invisible », comme l’explique le typographe Gerard Unger. Par la suite, le métier de typographe se sépare de celui du dessinateur de caractère. Le typographe compose les textes pour l’imprimeur avec des caractères de plomb, lettre par lettre, ligne par ligne, et à l’envers s’il vous plaît.
De nos jours, tout passe par l’informatique et seules quelques rares imprimeries artisanales composent encore avec les caractères de plomb. Pour le reste, la composition typographique est accessible à toutes et tous par l’intermédiaire des logiciels de traitement de texte et de design graphique. Mais le métier de dessinateur de caractère a survécu et la Suisse reste d’ailleurs un des hauts lieux de la typographie depuis le « style suisse » né dans les années 1950 et dont l’emblème suprême est la police Helvetica utilisée partout dans le monde. ■
Références
1. Archives du journal Le Temps
2. Gerard Unger, Pendant la lecture, Paris, B42, 2015
A consulter également sur notreHistoire.ch
Une histoire de l’imprimerie en Suisse romande, en images et vidéos des archives de la RTS