L'Inédit

par notreHistoire


Frères et sœurs

De gauche à droite: Antoine (1961), Françoise (1957), Geneviève (1963), Michel (1960) et Fabienne (1956), les enfants de Marie-Noëlle et Joseph Savioz. Photo prise quelques jours avant le mariage de l'aînée. Coll. M. Savioz/notreHistoire.ch

Membre de notreHistoire.ch depuis le lancement de la plateforme, en 2009, Michel Savioz a publié de très nombreux documents sur sa famille et sur l’histoire de Vissoie, son village, et sur Anniviers. En avril dernier, il partage ce témoignage sur son frère autiste, un texte sensible et fort sur la réalité d’un handicap dans sa famille, à une époque où les mentalités n’étaient pas encore ouvertes à la question de « celui qui est différent » (le titre et les intertitres sont de la rédaction).

« Antoine est autiste. Né en 1961, il est le quatrième enfant de la famille de Joseph et Marie-Noëlle Savioz, de Vissoie. Marie-Noëlle me parle de cette vie: « II est là, et puis on attend, on voit que quelque chose ne va pas… Antoine ne marchera qu’à 7 ans… Et puis, ça va être la valse des médecins, de Sion à Berne, les couloirs d’hôpitaux si froids. On était très mal informés, même pas du tout. C’était froid. À Berne, les médecins ne prenaient même pas la peine de nous parler, ils ne répondaient pas à nos questions. Cette maladie n’était pas aussi connue qu’aujourd’hui, c’était très difficile. Nous ne pouvions nous empêcher de porter le poids d’une certaine culpabilité. » Imaginez votre réaction si on vous avait demandé si vous ou votre mari buviez… Mais tout ça c’était la société de cette époque.

C’est aussi à 7 ans qu’Antoine dira ses premiers mots. À cause d’un choc, car ce jour-là Joseph l’a emmené chez un médecin à Genève. En sortant de la consultation, il a un accrochage avec une autre automobile. En rentrant, Antoine a dit à Marie-Noëlle : « Papa poum avec toto ». Joseph avait répondu avec son humour: pour une fois j’aurais mieux aimé qu’il se taise ! Et puis vient de l’aide : une personne de Sion, l’école à Sierre… Mlle De Wolf, à Sion, qui s’occupait d’Antoine, avait été très impressionnée par ses progrès. « II faut dire que nous le stimulions énormément, d’ailleurs je ne supporte plus les puzzles et autres jeux ! Je ne peux plus les voir tellement j’en ai fait ! » me dit Marie-Noëlle avec son petit sourire. Marie-Noëlle a toujours eu du soutien ; de sa maman, de sa sœur, de son beau-frère et d’une amie voisine.

On a eu de la chance au village

La vie s’organise pour Antoine et autour d’Antoine. On était toujours coincés. Marie-Noëlle pense aux frère et sœurs d’Antoine, « même s’ils me disent qu’on ne leur a rien pris de leur vie et que c’était comme ça, confesse-t-elle, j’ai le sentiment de leur avoir enlevé quelque chose… » À Vissoie, la vie a été facile dans la communauté. Les voisins étaient très gentils et les enfants jouaient avec Antoine, ils ont longtemps joué au ballon avec lui. Dans le village, il n’y a jamais eu la moindre méchanceté envers lui, toujours le respect de sa personnalité, on a eu de la chance… Antoine va toujours aux soupers de la classe, et quand Marie-Noëlle s’inquiète : « II va vous embêter, vous gâcher la soirée ! » elle reçoit comme réponse : « Ne t’en fais pas, s’il parle trop on lui dit de se taire ! » Il y a quelquefois les maladresses, parce qu’on ne sait pas comment se comporter, qu’on est gauche, les phrases toute faites qu’on dit sans penser à mal.

La première communion reportée

Antoine n’a pas été un rayon de soleil, tous les enfants sont des rayons de soleil et la vie d’Antoine, ça a été une tuile. La vie de tous les jours a été un combat, nous devions poser exigences et limites. Il y avait ses limites à lui aussi, quand il ne pouvait pas aller plus loin. C’était difficile, même quand on n’avait plus la force de faire certaines choses, on n’avait pas le choix. La vie n’est jamais facile pour personne et ça c’était notre part. Il y a les chagrins, qui même avec les années, font de discrètes gouttes perlées au bord des yeux. Antoine a fait plus tard sa première communion, à Sierre, car à Vissoie, ça a été impossible. « Même si je me suis battue à cette époque, raconte Marie-Noëlle, il n’y a rien eu à faire. Le motif du refus était qu’Antoine ne pouvait pas lire et écrire, il était diminué mentalement donc il ne pouvait pas faire sa communion, point final! C’était dur à accepter qu’il ne fasse pas partie du monde de L’Église. Ça a été d’une tristesse, lorsque les voisines m’ont amené des petits pains, le jour de la communion de leurs filles, elles avaient le même âge qu’Antoine. Et en discutant, elles m’ont avoué que ça ne leur avait même pas traversé l’esprit qu’Antoine, lui aussi, aurait pu être là. »

Marie-Noëlle a eu l’occasion de reparler plus tard avec le prêtre qui avait refusé le sacrement de la communion à Antoine, il lui a dit : « Mon Dieu, j’étais d’un rigide à cette époque ! » Et Marie-Noëlle de me dire songeuse : « Maintenant, je comprends, parce que c’était comme ça ». L’Arche de Jean Vanier, qui accueille des adultes handicapés, n’avait pas encore essaimé en ce temps pourtant pas si reculé !

Comme une horloge qui s’arrête

Il y a la vie qui passe, et Antoine grandit. Quand ils sont petits, ça passe plus facilement, c’est après, quand ils sont adultes, que viennent les complications. Ce n’est plus normal qu’il soit encore un enfant, il y a ce décalage. Si on devait relever des traits du caractère d’Antoine, ce serait son humour : les jours où Joseph était de mauvaise humeur, Antoine, pour le contrer, lui disait que lorsqu’il serait vieux et qu’il serait dans une chaise roulante, il le mettrait dans la rue devant la maison et lâcherait les freins. Sa gaieté aussi : Antoine est très gai, il fait toujours le clown quand il est bien. Sa ponctualité : iI est réglé comme une horloge, par exemple pour les heures des repas… Sa camaraderie, quand il part au camp de scout, il dit : « je vais m’occuper des handicapés » , car ses copains qui sont en fauteuil sont handicapés. Il a toujours été très doux et jamais violent. Ce qui a été une chance pour nous. Antoine ne choisit jamais si on lui propose de trancher au niveau affectif. Marie-Noëlle ne l’a jamais vu plus aimer l’un ou l’autre, il n’a jamais pu dire s’il y avait quelqu’un qu’il préférait. C’est d’ailleurs devenu un jeu entre eux : qui tu préfères, celui-là où celui-ci ? Marie-Noëlle sait qu’Antoine ne répondra jamais à une telle question. Antoine est un hypersensible, Marie-Noëlle me l’a dit : l’autisme c’est la maladie des hypersensibles. Il a fait une déprime lorsque les deux derniers de la famille se sont mariés. À la période de Noël qui a suivi, quand je suis remontée d’une visite chez ma mère, il ne parlait plus, il est resté totalement absent jusqu’au 24 mars, c’est comme une horloge qui s’arrête. C’est ce jour-là qu’il a réalisé qu’ils étaient partis de la maison.

C’est dans des moments comme ça qu’on se rend compte que même s’il ne se manifeste pas toujours, dans tous les cas, il vit tout très fortement. Il sait les choses ; il aurait voulu être menuisier mais comme il le dit lui-même : comme je ne sais pas lire et que j’ai du mal avec les calculs, je ne peux pas. « Et puis un jour arrive le moment auquel on pense avec soucis, raconte Marie-Noëlle. Je suis tombée malade, et nous avons dû le placer. Au début, ça a été très dur. II est depuis un an à la Pommeraie à Sion, et il y est bien. Nous, nous avons pu un peu souffler. Maintenant nous sommes contents et rassurés. Nous savons qu’il est déjà dans son lieu de vie, s’il nous arrive quelque chose. Toute la famille lui rend visite, et il remonte chaque deux semaines. »

Antoine refuse de prendre ses affaires en bas, même pas les albums photos, il veut garder ici son chez-soi. Antoine a toujours été quelque part la « vedette » de la famille, il n’y a qu’à voir l’anniversaire de ses 40 ans. Comme conclusion je vous livre ce mot de Marie-Noëlle qui, à mon humble avis, résume toutes ces années et qui pourrait être partagé par ceux qui ont traversé des épreuves : maintenant, je peux vraiment en parler. »

Mon frère Antoine a 58 ans, il vit depuis plusieurs années en permanence en institution à Sion, dans un foyer de la FOVAHM. »■

Un portrait d’Antoine a été publié à la fin de ce texte sur notreHistoire.ch

Référence

Conversation transcrite par Cathy Chailley, Bulletin des Paroisses catholiques romandes, Novembre 2004

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Mariage

Coll. J..G. Mallet/notreHistoire.ch

Et si la robe de mariée n’avait pas toujours été blanche ? Au début du XXe siècle, l’habit immaculé qui peuple aujourd’hui notre imaginaire était encore un luxe réservé aux grandes de ce monde. Dans les couches populaires, les femmes portaient un vêtement sombre le jour de leur mariage, à l’image de Bertha Marti lors de ses noces avec Fritz Wasem, entourée de leurs proches, sur cette photographie de 1901 publiée par Jean-Georges Mallet sur notreHistoire.ch.

Un premier tournant vestimentaire avait eu lieu au début du XIXe siècle. Les mariages des têtes couronnées faisaient alors déjà parler d’eux loin à la ronde. Celui de la reine Victoria, en 1840, n’a pas échappé à la règle et les journaux ont longuement commenté la robe blanche de la souveraine, symbole d’une nouvelle mode qui va connaître un franc succès dans toute l’Europe. La tendance ne s’impose d’abord qu’au sein des cercles privilégiés.

Fidèles à une vieille pratique, bon nombre de femmes de la campagne ou des quartiers ouvriers continuent à porter des habits de noces rouges ou noirs. En cela, rien de surprenant. Pour les milieux modestes, l’achat d’un vêtement représente en effet un coût considérable. Alors, pour éviter de s’endetter, les mariées se contentent d’enfiler la plus belle pièce de leur garde-robe. Ou la moins usagée, qu’il est toujours possible de rapiécer. Souvent, il s’agit d’une robe noire, qui ne craint pas la saleté et qui pourra être portée à d’autres occasions, comme lors de la confirmation d’un neveu, pour le baptême d’un enfant… ou aux funérailles d’un proche parent. Le même vêtement accompagne ainsi les étapes les plus importantes de l’existence. Parfois, la robe est rouge. Peut-être est-ce le cas de celle de Bertha Marti ?


Le blanc triomphe

A cette époque pourtant, les premiers grands magasins commencent à vendre des robes blanches de mariage. A Zurich et Berne d’abord, à la fin du XIXe siècle. Puis à Genève, en 1905. Deux ans plus tard, à Lausanne, L’Innovation propose les dernières modes sur d’interminables rayons : boléros, jaquettes, paletots, corsages, rubans, plumes d’autruche, voilettes, blouses, fourrures, camisoles, brassières… « A-t-on jamais vu cela ? », commentent les clients (qui sont bien souvent des clientes, issues de la bourgeoisie ou de la classe moyenne). On peut y toucher de superbes vêtements sans craindre les réprimandes. Surtout, on s’y distrait, libre d’acheter ou non. Bientôt, ces enseignes dicteront le bon goût. La robe blanche, devenue un signe de pureté, gagne en popularité. Les jours du rouge et du noir sont comptés.

Emile Zola utilise d’ailleurs le détail de la couleur de la robe de la mariée pour marquer les classes sociales dans le chapitre III de L’Assommoir, publié en 1876, quand Coupeau et Gervaise – elle habillée « d’une robe de laine gros bleu » – attendent leur passage devant le maire: « Mais, quand le magistrat parut, ils se levèrent respectueusement. On les fit rasseoir. Alors, ils assistèrent à trois mariages, perdus dans trois noces bourgeoises, avec des mariées en blanc, des fillettes frisées, des demoiselles à ceintures roses, des cortèges interminables de messieurs et de dames sur leur trente-et-un, l’air très comme il faut. » ■

Références

Jean-Claude Kaufmann, Mariage. Petites histoires du grand jour, de 1940 à aujourd’hui, Paris : Textuel, 2012
«Grands magasins», Dictionnaire historique de la Suisse
«A l’Innovation», Nouvelliste Vaudois, 24 septembre 1907

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La mariée était en noir, une galerie de photographies

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La Coupole

Un horizon bouché, des années de disette dans le viseur et une courbe ascendante des taux du chômage. Telles étaient les perspectives peu reluisantes promises à la jeunesse biennoise au moment de l’ouverture officielle de la Coupole au printemps 1975. A ce désenchantement économique s’était rajouté le démantèlement des derniers sites de l’ère industrielle, laissant par exemple hors sol d’anciennes usines à gaz à l’abandon. Ces vestiges auraient terminé leur carrière à la casse sans la débrouillardise et le sens de la récupération des milieux alternatifs de l’époque. A Zurich, à Berne ou à Bienne.

« Centres autonomes », Emission Zone bleue, 15 décembre 1980

Coll. RTS/notreHistoire.ch

Sept ans plus tôt, dans le sillage de Mai 68, la jeunesse suisse s’était soulevée en lançant trois jours d’occupation des grands magasins Globus à Zurich au début du mois de juillet 1968. Quelques jours plus tard, le 6 juillet, deux à trois cents jeunes Biennois se solidarisent avec les agitateurs des bords de la Limmat et réclament l’implantation d’une commune dite auto-gérée dans leur cité. L’usine à gaz abandonnée faisait alors bien pâle figure au centre-ville, assommée qu’elle était par l’imposant Palais des Congrès d’en face.

« Autonomie, autonomie! »

Un trac a été vite ronéotypé puis distribué aux passants ce 6 juillet 1968 à Bienne. Il réclamait l’ouverture d’un centre pour la jeunesse. Mais il condamnait aussi les méthodes employées par la police zurichoise «pour résoudre les problèmes» provoqués par de jeunes trublions. Une vingtaine de manifestants se trouvaient toujours en détention préventive à Zurich. Le tract s’est ensuite transformé en motion devant le parlement biennois. L’exécutif de la ville s’est alors dit plutôt ouvert à l’idée d’une lieu auto-géré. Mieux : une presse locale enthousiaste – Journal du Jura et Bieler Tagblatt – s’est lancée, dans la foulée, dans une immense collecte publique permettant de recueillir au total 12’000 francs pour les besoins de cette cause. En quelques semaines seulement, le projet d’un lieu dédié aux adolescents avait séduit à Bienne. Restaient à définir les relations futures que cette jeunesse tapageuse, aux désirs inassouvis et aux cheveux longs, entretiendrait avec les autorités municipales. Et en quoi consistait alors exactement «l’autonomie» qu’elle réclamait maintenant à cor et à cri?

Un manifeste pour une utopie naissante

«Nous ne demanderons jamais d’autorisation», s’autorisent pourtant deux militants du mouvement de contestation «Lausanne bouge» postés comme deux vigies devant la Coupole en 1981. Se référant aux grandes chartes du droit international, ils exigeaient le droit de pouvoir manifester, le droit d’afficher, le droit de se réunir ou simplement le droit de pouvoir s’exprimer. «On n’en peut plus de la vie d’aujourd’hui et du nucléaire qu’on nous promet», disaient-ils alors.

Mais qui étaient en réalité les responsables des lieux ? En août 1968, un manifeste en 33 points entamait déjà les pourtours de l’utopie naissante du Centre autonome de jeunesse (CAJ) de Bienne: un lieu ouvert pour tout le monde et appartenant entièrement à ses participants. L’exécutif de Bienne insistait pour avoir en face, lors des négociations, des interlocuteurs officiellement désignés. Mais ce schéma ne correspondait pas véritablement aux aspirations – de type égalitaire – d’une frange importante de la jeunesse de l’époque. Cette dernière rêvait surtout de conquérir un espace sans le moindre contrôle étatique. Les discussions s’enlisent. Un comité d’action se met en place. On parle rénovation des lieux, travaux à effectuer, mais aussi futures fêtes à organiser dans l’antre de la Coupole. Celle-ci ouvrira finalement ses portes le 10 mai 1975, sept ans après les premières revendications dans la rue. L’autonomie des débuts s’est diluée. Mais le CAJ a gagné en respectabilité. Pour les rénovations, chacun y va alors de son coup de pinceau. Heidi et Christiane, sa copine, expriment clairement, dans le reportage de la TSR d’alors, leur désir de réaliser ce que bon leur semble à l’intérieur de cet îlot nu et délabré où la poésie allait rapidement convoler avec le psychédélisme le plus délirant. De célèbres agitateurs feront au fil du temps de la Coupole de Bienne un passage obligé (Léo Ferré, Linton Kwesi Johnson, entre autres).

Les acquis sont maintenus envers et contre tout

La Coupole reste à ce jour l’un des derniers espaces alternatifs de Suisse où, selon des acquis de l’époque, la police n’a pas le droit d’y pénétrer, sauf événement majeur. Les prix d’entrée pour les concerts et les spectacles sont contrôlés et ne doivent pas excéder un certain seuil, en fonction d’un budget soigneusement épluché par l’assemblée des usagers. Tout un chacun peut organiser un événement culturel à la Coupole, pour autant que le promoteur soit établi à Bienne et qu’il prouve son sérieux et sa probité grâce au blanc-seing d’un parrain. Accessoirement, il devra se rendre au moins trois fois sur une période d’un mois aux assemblées hebdomadaires des usagers du lieu, le mardi soir, sans quoi son projet risque bien de tomber à l’eau. La Commune autonome – comme on l’appelle à Bienne – à des principes auxquels il ne faut pas déroger. Outre l’ancienne usine à gaz devenue l’emblématique Coupole, le CAJ s’est aussi doté d’une imprimerie, puis plus tard d’un sleep-in pour les sans-abris et les toxicomanes. Un village alternatif a ainsi essaimé en ville. ■

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Hypnose d'un mouton

Coll. Elphège Gobet/notreHistoire.ch

Les élèves du collège Edouard Claparède, à Genève, imaginent-ils que le célèbre médecin et psychologue genevois qui a donné son nom à leur établissement a non seulement consacré sa vie à explorer le cerveau et l’inconscient de ses semblables, mais était aussi capable d’hypnotiser des moutons, des singes et même des cochons ! Une image prise lors d’une de ses séances, réalisée au Salève, en 1928, en apporte l’illustration. Lui-même écrivit plusieurs articles sur le sujet, notamment « Etat hypnotique chez quelques animaux », paru en mars 1915 dans la revue des sciences physiques et naturelles.

Edouard Claparède (1873 – 1940) est alors directeur du laboratoire de psychologie à la Faculté des sciences de l’Université de Genève. Sa carrière scientifique est jalonnée de création, comme la chaire de Psychologie expérimentale ou l’école des sciences de l’éducation qui deviendra l’Institut Jean-Jacques Rousseau. Dans ses travaux scientifiques sur le comportement, il étudie aussi bien l’inconscient, aux frontières de la psychanalyse naissante, que la psychologie animale (il rédigea en 1913 une étude sur les chevaux d’Elberfeld, réputés particulièrement intelligents).

Mais pourquoi Edouard Claparède conduit-il des séances d’hypnose sur des animaux ? L’hypnose, qui consiste à provoquer un état d’engourdissement, était depuis le médecin français Jean-Martin Charcot, à la fin du XIXe siècle, un moyen d’exploration de pathologies liées à l’hystérie. Freud lui-même rédigea au début de sa carrière un livre sur l’hypnose. L’hypnose est d’ailleurs la grande question du premier Congrès international de psychologie, organisé en 1889 à Paris, auquel participa Edouard Claparède.

Inclinaison scientifique pour la recherche sur le comportement animal, pratique de l’hypnose dans le cadre des sciences de l’inconscient… la concordance ne pouvait manquer de se faire dans les travaux d’Edouard Claparède. En 1895, il s’efforce avec le psychologue genevois Théodore Flournoy d’expliquer par le système nerveux des choses inexplicables, plus proches du spiritisme que des sciences. Le cousin d’Edouard Claparède assiste d’ailleurs à toutes les séances spirites organisées par la bonne société genevoise pour tenter de surprendre les phénomènes de divination et de télépathie. Une année plus tard, en 1896, c’est à l’hôpital psychiatrique des Vernets, à la Queue d’Arve, qu’Edouard Claparède fait quelques tentatives d’hypnose sur ses patients.

Et pour les animaux ? Dans son article de mars 1915, Edouard Claparède raconte avoir obtenu, en 1911, un état hypnoïde chez un singe cynocéphales. Et mobilisé en août 1914 dans le bataillon d’infanterie qu’il commande avec son grade de capitaine, Edouard Claparède s’exerce sur les cochons et les chèvres qu’il trouve à ses côtés dans le chalet de berger où il est cantonné. Il répliqua l’expérience au printemps 1928, lors d’une excursion sur le Salève avec ses étudiants, c’est à cette occasion que fut prise cette photo surprenante.

L’hypnose sur des animaux est-elle semblable à l’hypnose sur les humains ? Claparède s’explique. Dans ce chalet de berger, en 1915, il administre des frictions à un cochon, «avec un morceau de bois ou un bâton, car ces animaux étaient très sales et je préférais si possible ne pas les toucher avec les mains ». Frictions toujours dirigées dans le même sens, « en partant du cou et descendant jusque vers la cuisse ». Le cochon réagit très bien : « A mon grand étonnement, je vis le cochon se mettre peu à peu à chanceler sur ses jambes de derrière, et son corps s’incliner du côté opposé de la friction. Au bout d’une demi-heure, il tombait par terre, sur le flanc ; je lui fermais les paupières ; il garda les yeux clos et ne s’éveilla qu’au bout de 3 à 4 minutes ». Et Edouard Claparède de préciser que l’expérience tentée sur des cochons alors qu’ils étaient devant la porte de la cuisine à attendre leur repas ne réussit pas, «leur attention semblait uniquement fixée sur cette délicieuse perspective » !

L’expérience de l’hypnose fut reproduite sur sept chèvres et aboutit, mais « les circonstances dans lesquelles j’expérimentais, au milieu du va-et-vient des soldats, m’ont empêché de déterminer pendant combien de temps aurait duré le sommeil si aucun bruit quelconque n’était survenu ».

Edouard Claparède réussit également, en soutenant un lapin étendu sur le flanc, à le plonger dans un état hypnoïde. Il s’essaya une seule fois d’hypnotiser une vache… sans succès. Pourtant, le psychologue polonais Julian Ochorowicz, à la fin du XIX siècle, avait hypnotisé des mammifères de grandes tailles, lion, chameau et même, figurez-vous… un éléphant! ■

Remerciement

A Elphège Gobet, de l’Université de Genève, pour le partage de ses recherches.

Références

Edouard Claparède, « Etat hypnotique chez quelques animaux », Archives des Sciences physiques et naturelles, tome 33, mars 1915
Fernando Vidal, «Edouard Claparède », in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 18.06.2009
Martine Ruchat, Edouard Claparède. A quoi sert l’éducation?, Editions Antipodes, 2015

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