Membre de notreHistoire.ch depuis le lancement de la plateforme, en 2009, Michel Savioz a publié de très nombreux documents sur sa famille et sur l’histoire de Vissoie, son village, et sur Anniviers. En avril dernier, il partage ce témoignage sur son frère autiste, un texte sensible et fort sur la réalité d’un handicap dans sa famille, à une époque où les mentalités n’étaient pas encore ouvertes à la question de « celui qui est différent » (le titre et les intertitres sont de la rédaction).
« Antoine est autiste. Né en 1961, il est le quatrième enfant de la famille de Joseph et Marie-Noëlle Savioz, de Vissoie. Marie-Noëlle me parle de cette vie: « II est là, et puis on attend, on voit que quelque chose ne va pas… Antoine ne marchera qu’à 7 ans… Et puis, ça va être la valse des médecins, de Sion à Berne, les couloirs d’hôpitaux si froids. On était très mal informés, même pas du tout. C’était froid. À Berne, les médecins ne prenaient même pas la peine de nous parler, ils ne répondaient pas à nos questions. Cette maladie n’était pas aussi connue qu’aujourd’hui, c’était très difficile. Nous ne pouvions nous empêcher de porter le poids d’une certaine culpabilité. » Imaginez votre réaction si on vous avait demandé si vous ou votre mari buviez… Mais tout ça c’était la société de cette époque.
C’est aussi à 7 ans qu’Antoine dira ses premiers mots. À cause d’un choc, car ce jour-là Joseph l’a emmené chez un médecin à Genève. En sortant de la consultation, il a un accrochage avec une autre automobile. En rentrant, Antoine a dit à Marie-Noëlle : « Papa poum avec toto ». Joseph avait répondu avec son humour: pour une fois j’aurais mieux aimé qu’il se taise ! Et puis vient de l’aide : une personne de Sion, l’école à Sierre… Mlle De Wolf, à Sion, qui s’occupait d’Antoine, avait été très impressionnée par ses progrès. « II faut dire que nous le stimulions énormément, d’ailleurs je ne supporte plus les puzzles et autres jeux ! Je ne peux plus les voir tellement j’en ai fait ! » me dit Marie-Noëlle avec son petit sourire. Marie-Noëlle a toujours eu du soutien ; de sa maman, de sa sœur, de son beau-frère et d’une amie voisine.
On a eu de la chance au village
La vie s’organise pour Antoine et autour d’Antoine. On était toujours coincés. Marie-Noëlle pense aux frère et sœurs d’Antoine, « même s’ils me disent qu’on ne leur a rien pris de leur vie et que c’était comme ça, confesse-t-elle, j’ai le sentiment de leur avoir enlevé quelque chose… » À Vissoie, la vie a été facile dans la communauté. Les voisins étaient très gentils et les enfants jouaient avec Antoine, ils ont longtemps joué au ballon avec lui. Dans le village, il n’y a jamais eu la moindre méchanceté envers lui, toujours le respect de sa personnalité, on a eu de la chance… Antoine va toujours aux soupers de la classe, et quand Marie-Noëlle s’inquiète : « II va vous embêter, vous gâcher la soirée ! » elle reçoit comme réponse : « Ne t’en fais pas, s’il parle trop on lui dit de se taire ! » Il y a quelquefois les maladresses, parce qu’on ne sait pas comment se comporter, qu’on est gauche, les phrases toute faites qu’on dit sans penser à mal.
La première communion reportée
Antoine n’a pas été un rayon de soleil, tous les enfants sont des rayons de soleil et la vie d’Antoine, ça a été une tuile. La vie de tous les jours a été un combat, nous devions poser exigences et limites. Il y avait ses limites à lui aussi, quand il ne pouvait pas aller plus loin. C’était difficile, même quand on n’avait plus la force de faire certaines choses, on n’avait pas le choix. La vie n’est jamais facile pour personne et ça c’était notre part. Il y a les chagrins, qui même avec les années, font de discrètes gouttes perlées au bord des yeux. Antoine a fait plus tard sa première communion, à Sierre, car à Vissoie, ça a été impossible. « Même si je me suis battue à cette époque, raconte Marie-Noëlle, il n’y a rien eu à faire. Le motif du refus était qu’Antoine ne pouvait pas lire et écrire, il était diminué mentalement donc il ne pouvait pas faire sa communion, point final! C’était dur à accepter qu’il ne fasse pas partie du monde de L’Église. Ça a été d’une tristesse, lorsque les voisines m’ont amené des petits pains, le jour de la communion de leurs filles, elles avaient le même âge qu’Antoine. Et en discutant, elles m’ont avoué que ça ne leur avait même pas traversé l’esprit qu’Antoine, lui aussi, aurait pu être là. »
Marie-Noëlle a eu l’occasion de reparler plus tard avec le prêtre qui avait refusé le sacrement de la communion à Antoine, il lui a dit : « Mon Dieu, j’étais d’un rigide à cette époque ! » Et Marie-Noëlle de me dire songeuse : « Maintenant, je comprends, parce que c’était comme ça ». L’Arche de Jean Vanier, qui accueille des adultes handicapés, n’avait pas encore essaimé en ce temps pourtant pas si reculé !
Comme une horloge qui s’arrête
Il y a la vie qui passe, et Antoine grandit. Quand ils sont petits, ça passe plus facilement, c’est après, quand ils sont adultes, que viennent les complications. Ce n’est plus normal qu’il soit encore un enfant, il y a ce décalage. Si on devait relever des traits du caractère d’Antoine, ce serait son humour : les jours où Joseph était de mauvaise humeur, Antoine, pour le contrer, lui disait que lorsqu’il serait vieux et qu’il serait dans une chaise roulante, il le mettrait dans la rue devant la maison et lâcherait les freins. Sa gaieté aussi : Antoine est très gai, il fait toujours le clown quand il est bien. Sa ponctualité : iI est réglé comme une horloge, par exemple pour les heures des repas… Sa camaraderie, quand il part au camp de scout, il dit : « je vais m’occuper des handicapés » , car ses copains qui sont en fauteuil sont handicapés. Il a toujours été très doux et jamais violent. Ce qui a été une chance pour nous. Antoine ne choisit jamais si on lui propose de trancher au niveau affectif. Marie-Noëlle ne l’a jamais vu plus aimer l’un ou l’autre, il n’a jamais pu dire s’il y avait quelqu’un qu’il préférait. C’est d’ailleurs devenu un jeu entre eux : qui tu préfères, celui-là où celui-ci ? Marie-Noëlle sait qu’Antoine ne répondra jamais à une telle question. Antoine est un hypersensible, Marie-Noëlle me l’a dit : l’autisme c’est la maladie des hypersensibles. Il a fait une déprime lorsque les deux derniers de la famille se sont mariés. À la période de Noël qui a suivi, quand je suis remontée d’une visite chez ma mère, il ne parlait plus, il est resté totalement absent jusqu’au 24 mars, c’est comme une horloge qui s’arrête. C’est ce jour-là qu’il a réalisé qu’ils étaient partis de la maison.
C’est dans des moments comme ça qu’on se rend compte que même s’il ne se manifeste pas toujours, dans tous les cas, il vit tout très fortement. Il sait les choses ; il aurait voulu être menuisier mais comme il le dit lui-même : comme je ne sais pas lire et que j’ai du mal avec les calculs, je ne peux pas. « Et puis un jour arrive le moment auquel on pense avec soucis, raconte Marie-Noëlle. Je suis tombée malade, et nous avons dû le placer. Au début, ça a été très dur. II est depuis un an à la Pommeraie à Sion, et il y est bien. Nous, nous avons pu un peu souffler. Maintenant nous sommes contents et rassurés. Nous savons qu’il est déjà dans son lieu de vie, s’il nous arrive quelque chose. Toute la famille lui rend visite, et il remonte chaque deux semaines. »
Antoine refuse de prendre ses affaires en bas, même pas les albums photos, il veut garder ici son chez-soi. Antoine a toujours été quelque part la « vedette » de la famille, il n’y a qu’à voir l’anniversaire de ses 40 ans. Comme conclusion je vous livre ce mot de Marie-Noëlle qui, à mon humble avis, résume toutes ces années et qui pourrait être partagé par ceux qui ont traversé des épreuves : maintenant, je peux vraiment en parler. »
Mon frère Antoine a 58 ans, il vit depuis plusieurs années en permanence en institution à Sion, dans un foyer de la FOVAHM. »■
Un portrait d’Antoine a été publié à la fin de ce texte sur notreHistoire.ch
Référence
Conversation transcrite par Cathy Chailley, Bulletin des Paroisses catholiques romandes, Novembre 2004