L'Inédit

par notreHistoire


Cartigny - Pisciculture Oltramare

Coll. J.-C Curtet/notreHistoire.ch

A propos

L’Inédit suspend sa parution

Comme annoncé il y a deux semaines, L’Inédit suspend sa parution ce 27 novembre 2020. Nous espérons revenir vers vous, sous un autre format – sans doute imprimé –  mais nous devons actuellement recentrer notre travail sur le soutien et développement de la plateforme notreHistoire.ch. Nous vous tiendrons informés des suites de notre travail par notre newsletter.

Cette année de parution de L’Inédit s’achève avec les deux derniers articles consacrés à la Société des Nations, signés par les journalistes Frédéric Burnand et Nic Ulmi. Cette série, qui a débuté mi-septembre, a été réalisée en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève et les Archives de la RTS, dans le cadre du centenaire de la SdN.

Nous vous invitons à lire ces articles, ainsi que les 250 autres textes disponibles sur L’Inédit, à parcourir nos rubriques et à retrouver les personnages de notre feuilleton littéraire écrit par l’historien et blogueur Yannis Amaudruz. Notre travail reste accessible en ligne.

Nous vous remercions chaleureusement, lectrices et lecteurs de L’Inédit, qui avez suivi notre publication durant cette « saison 1 ». Et vous aussi, chères et chers membres de la rédaction de L’Inédit. Pour revenir aux sources, et lire notre éditorial de lancement, paru le 24 octobre 2019, cliquez ici. ■

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Palais de la Société des Nations

Coll. J. Mercier/notreHistoire.ch

Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.

« Soudain, et par surprise, il apparaît que Genève, ce foyer de la paix universelle, est un véritable tréfond de crapulerie. On y trouve davantage de desperados, de malheurs et de damnation au mètre carré qu’en toute autre région de la diplomatie civilisée. On peut vous assassiner en plein jour en toute beauté, kidnapper sur le pas de votre porte, abattre là où vous allez vous promener, empoisonner, ligoter, matraquer, bombarder, garrotter, poignarder, jeter d’une falaise ou d’un balcon, de jour comme de nuit, proprement et avec la plus grande célérité. » 

C’est ainsi que le journal The Guardian rend compte, le 27 avril 1928, de la parution de The Death of a Diplomat de Peter Oldfeld, roman aujourd’hui relativement difficile à trouver mais qui offre alors, semble-t-il, « un plaisir à couper le souffle ». La description surprend par rapport à tout ce qu’on imagine ou qu’on croit savoir de Genève, même après que la ville ait fait son grand plongeon dans les intrigues mondialisées suite à l’arrivée, en 1920, de la Société des Nations. L’un des deux hommes qui se cachent derrière le pseudonyme “Peter Oldfeld”, Per Jacobsson, est pourtant censé connaître Genève pour y avoir travaillé, huit ans durant, en tant que délégué de la Suède au département économique et financier du secrétariat de la SdN. Son coéquipier, Vernon Bartlett, n’a, lui, connu Genève qu’à distance en travaillant pour le bureau londonien de l’organisation. Ensemble, les deux auteurs s’octroient une licence romanesque à large spectre pour réimaginer Genève comme un lieu où les machinations internationales déteignent sur la vie locale en l’imprégnant de drame.

Un vivier grouillant de comploteuses et de comploteurs

Le livre devient immédiatement un film, allemand et muet (Das Geheimnis von Genf, 1928), et il est traduit en huit langues, dont le français, où il atterrit dans la collection Le Masque, sous le titre Le Diplomate assassiné. L’intrigue? “Un diamant disparaît, un traité secret est volé, un diplomate allemand est assassiné: la paix en Europe – rien moins – est en jeu. Ni la police genevoise ni les autres diplomates n’étant en mesure de résoudre l’affaire, la crise diplomatique ne peut être empêchée que par les deux protagonistes: un fonctionnaire britannique de la Société des Nations et une journaliste américaine pleine d’esprit. Deux personnages qui incarnent deux innovations cruciales introduites par la Société des Nations: une administration internationale indépendante et une utilisation moderne des médias.” 

Le Service de sténographie et de dactylographie du Secrétariat de la SDN, nid de comploteuses!

Coll. Archives des Nations Unies Geneve/notreHistoire.ch

Ce résumé et ce commentaire sont dus à l’historien allemand Benjamin Auberer qui, sur le blog du projet de recherche The Invention of International Bureaucracy de l’université danoise d’Aarhus, s’attelle, sous l’intitulé un rien racoleur “Murder, Intrigue, Sex and Internationalism – Novels about the League of Nations”, à recenser les romans se déroulant dans le cadre de la SdN. D’autres ouvrages de fiction publiés – le plus souvent sous pseudonyme – au cours de la première décennie de vie de l’organisation explorent ce même territoire, alliant des intrigues échevelées, un élan d’espoir dans la mission de paix confiée à la Société des Nations et un usage très libre du décor genevois, qu’ils contribuent à inscrire dans l’imaginaire mondial en tant que vivier grouillant de comploteuses et de comploteurs. 

Féminisme entre les machines à écrire

À côté des machinations planétaires censées s’y dérouler, une autre image de la SdN qui frappe l’imaginaire est celle que forment ses gigantesques rouages administratifs et les centaines de personnes – dont beaucoup de femmes – qui y sont occupées. Parmi celles-ci, les sténodactylographes, employées de bureau qui prennent des notes et les transcrivent à la machine, sont au cœur de plusieurs romans publiés au cours des années 1920. Ces fictions, enracinées dans l’observation de ces coulisses au quotidien, tissent des récits reliant les machines à écrire aux affaires mondiales et installent Genève sur la carte du féminisme internationaliste. 

C’est le cas dans The Peacemakers d’Alice Ritchie, qui travaille à la SdN de 1921 à 1923 “avant d’être licenciée pour insubordination”, selon les recherches de Benjamin Auberer dans les archives de l’organisation. Cinq ans après sa mise à pied, devenue représentante des éditions Hogarth Press (et amie du couple fondateur de celles-ci, Virginia et Leonard Woolf), Alice Ritchie publie ce roman “sans intrigue particulière”, applaudi par la critique pour son intelligence et son ironie, qui marque l’irruption dans la vie mondiale – et dans la vie genevoise – de cette étrange communauté humaine internationale. C’est “une sorte de nouvelle race, hétérogène, transplantée, organisée artificiellement”, selon la formule du magazine américain The Nation, qui chronique le roman lors de sa sortie aux États-Unis en 1929.

Nouveau Versailles, nouvelles Athènes

Le creuset de ces intrigues est alors au bord du lac, où la Société des Nations a son premier siège dans le palais Wilson. Les Temps Révolus. Sur le quai Wilson est d’ailleurs le titre d’un des rares romans (quasi) genevois qui s’y déroulent, publié en 1926 par Marcel Rouff, un natif de Carouge qui est alors correspondant à Paris de la Tribune de Genève après quelques années de vie genevoise. Le livre tisse son récit entre les convoitises suscitées par “la petite république de Batang, bourrée de radium” et les “petites intrigues qui végètent à l’ombre des grandes idéologies, dans une atmosphère de dancing, de bar et de salle de jeu”, note l’écrivaine Marie-Thérèse Gadala, qui inclut Rouff dans les coups de cœur littéraires présentés dans son livre Ceux que j’aime (1927).

L'Hôtel des Nations – qui deviendra le Palais Wilson – est racheté en 1920 par la SdN qui transforme les chambres en bureaux et y installe son siège jusqu'en 1936.

Coll. A. Salamin/notreHistoire.ch

Avec la construction du Palais des Nations et le départ de l’organisation vers ses nouveaux quartiers, en 1936, l’imaginaire mis en mouvement par la SdN s’enrichit d’une dimension monumentale. Par ses volumes, le Palais s’approche du château de Versailles, note l’historien Michel Marbeau, qui consacre un bref chapitre de son livre La Société des Nations, Vers un monde multilatéral, 1919-1946 (2017) à l’organisation comme “objet littéraire”. Par leur position surélevée, les nouveaux bâtiments évoquent presque l’acropole d’Athènes. “La Ligue était en session dans les hauteurs, dans son nouveau palais en marbre blanc de Brescia”, pendant que “les drapeaux des nations tombaient des balcons des grands hôtels (…) comme des mouchoirs entortillés, des marchandises bon marché dont la teinture avait déteint”, écrit Hans Habe (János Békessy de son vrai nom) dans le roman Tödlicher Friede – Ein Liebesroman mit politischem Hintergrund (1939), publié alors qu’il est correspondant à Genève d’un journal de Prague.

De cette grandeur physique, qui couronne la trajectoire de l’organisation avant le début de sa chute, on s’émerveille et on se gausse simultanément dans le plus connu des romans qui prennent pour cadre la Société des Nations, Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Le fonctionnaire belge Adrien Deume la détaille ainsi, en parlant à son épouse Ariane:

– Et puis c’est immense, tu comprends. Mille sept cents portes, tu te rends compte, chacune avec quatre couches de peinture pour que le blanc soit impeccable cents robinets, cinquante-sept hydrants, cent-soixante-quinze extincteurs ! Ça compte, hein ? C’est immense, immense. Par exemple, combien crois-tu que nous ayons de water closets ? 
– Je ne sais pas.
– Mais dis un chiffre, à ton idée.
– Cinq.
– Six cent soixante-huit, articula-t-il, maîtrisant une fière émotion.” ■

Bibliographie

Etudes citées
Benjamin Auberer, “Murder, Intrigue, Sex and Internationalism – Novels about the League of Nations”, in The Invention of International Bureaucracy, site Web de l’université d’Aarhus, 2018 (https://projects.au.dk/inventingbureaucracy/)
Gabriel Hankins, « Typewriter Fiction at the Secretariat: Paperwork, Feminist Internationalism, and the Mediation of Liberal World Order », in Interwar Modernism and the Liberal World Order: Offices, Institutions, and Aesthetics after 1919, Cambridge, Cambridge University Press, 2019
Michel Marbeau, La Société des Nations, Vers un monde multilatéral, 1919-1946, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2017
Romans cités
Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968
Hans Habe (èseudonyme de János Békessy), Tödlicher Friede – Ein Liebesroman mit politischem Hintergrund, 1939 (autre édition sous le titre Zu spät?, 1939; traduction anglaise: Sixteen Days, 1939)
Peter Oldfeld (pseudonyme de Per Jacobsson et Vernon Bartlett), The Death of a Diplomat, 1928 (traduction française: Le Diplomate assassiné, 1929)
Alice Ritchie, The Pacemakers, 1928 (version américaine: The Molehill, 1929)
Marcel Rouff, Les Temps Révolus. Sur le quai Wilson, 1926 

Autres romans ayant pour cadre la Société des Nations:
Albert Cohen, Mangeclous, 1938
Auguste Félix Charles de Beaupoil comte de Saint-Aulaire, Genève contre la paix, 1936
Francis Beeding (pseudonyme de Hilary Aidar St. George Saunders et Geoffrey Dennis), The Seven Sleepers, 1925
Francis Beeding (pseudonyme de Hilary Aidar St. George Saunders et Geoffrey Dennis), The One Sane Man, 1934
René Benjamin, Les augures de Genève, 1929
Friedrich Glauser, Der Tee der drei alten Damen, 1940 (traductions françaises: Le Thé des trois vieilles dames, 1987, 1998 et 2000)
Rose Macaulay. Mystery at Geneva. An Improbable Tale of Singular Happenings, 1922
Victor Margueritte, L’avortement de Genève. 1920-1936, 1936
Frank Moorhous, Grand Days, 1993
Frank Moorhouse, Dark Palace, 2002
Franks Moorhouse, Cold Light, 2012
William Penmare (pseudonyme de Mavis Elizabeth Hocking Nisot), The Black Swan, 1928.

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La salle des assemblées de la SDN

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.

En ce lundi 8 avril 1946, une information trace la route de la Genève d’après-guerre avec l’inauguration de la ligne New-York-Genève. Le Journal de Genève note: «L’aéroport de Cointrin a reçu hier, lundi, sa consécration d’aéroport intercontinental. De fait, le premier avion de la Trans World Airline, parti de New-York à 15 h. (heure de Greenwich) est arrivé à Genève à 19 h. 25.»

«Si le retard semblait important pour ceux qui, dès le début de l’après-midi, attendaient à l’aérodrome, il convient de relever qu’un semblable voyage ne peut s’effectuer avec la régularité d’un vol Londres ou Paris-Genève. L’horaire prévoit une durée de trajet de 22h20 sur laquelle 2h45 d’arrêts : à Gander (Terre-Neuve), Shannon (Irlande) et Paris (…) En cette belle journée d’inauguration, le ciel de Genève était printanier, le vent pour ainsi dire nul », est-il précisé dans l’édition du lendemain.

Le même jour au Palais des Nations s’ouvre une ultime rencontre. «Il y avait certes quelque mélancolie lors de l’ouverture de la 21e et dernière session de l’Assemblée de la Société des Nations (SDN). Mélancolie née des souvenirs que les délégués, les journalistes, les habitués du Palais de l’Ariana, et tous ceux qui suivirent pas à pas l’existence de la Société des Nations ont gardés au fond de leur cœur. Mélancolie née aussi et surtout du sort qui est réservé à cette Société des Nations dont le rôle ardu et difficile, rempli pendant plus de vingt ans, n’a pas donné les résultats qu’on en attendait. Mais il y avait, dans toute l’Assemblée, beaucoup d’espoir en un avenir meilleur ; et cet espoir l’emportait de loin sur la mélancolie ; chacun songeait à l’avenir avant de remémorer le passé», relate le Journal de Genève dans la même édition.

La Suisse coupe le chauffage du Palais

Mélancolie? Ce sentiment était loin de dominer à Berne. «Le gouvernement suisse refuse de payer ses cotisations dès 1941 et interrompt la fourniture de mazout au Palais des Nations afin de dissuader les fonctionnaires de la SDN de se rendre au travail», raconte le journaliste Stéphane Bussard en 2017 dans le quotidien Le Temps.

En 1938, la Confédération récupère sa neutralité intégrale avec le feu vert du Conseil d’une SDN affaiblie par le retrait du Japon et de l’Allemagne en 1933 et de l’Italie en 1937, sans compter l’absence dès ses débuts des États-Unis. Berne n’est dès lors plus tenue de souscrire aux sanctions économiques décidées par la SDN, notamment celles contre l’Italie après son invasion brutale de l’Éthiopie. Même la campagne d’extermination des Juifs d’Europe menée par l’Allemagne nazie trouve des oreilles complaisantes parmi les autorités suisses et celles du CICR, comme l’a établi l’historien Marc Perrenoud et la commission Bergier dès les années 1990.

Le Palais des Nations sort donc d’une longue hibernation pour la dernière assemblée de la SDN. Le dernier acte notable de l’organisation remonte à décembre 1939. À la suite de l’agression de l’armée soviétique contre la Finlande (conforme aux clauses secrètes du pacte germano-soviétique), la SDN exclut l’URSS, membre de l’organisation depuis 1934.

Dans son édition du 15 décembre 1939, la Feuille d’avis de Neuchâtel et du vignoble neuchâtelois relève la déclaration du représentant du Royaume-Uni, M. Butler, pour qui «l’agression soviétique contre la Finlande n’était que le dernier maillon de la chaîne des agressions qui déferlent sur l’Europe et qu’elle ne faisait que suivre les attaques de l’Allemagne contre les Tchécoslovaques et les Polonais dont nous n’oublions, dit-il , et n’oublierons jamais la cause.» Le délégué de la France n’est pas en reste. «M. Paul-Boncour affirma que la condamnation n’aurait pas son sens si elle n’apparaissait pas en relation étroite avec toutes les autres violations précédentes ».

Antibolchévique certes, mais neutre

La Suisse, elle, s’abstient. Dans son éditorial, le journal neuchâtelois justifie la position du Conseil fédéral: «Que convient-il de dégager de celle prise de position ? Il faut y voir, dans les heures graves que nous vivons, le souci du Conseil fédéral de ne pas s’écarter, fût-ce d’un pouce, de la notion de neutralité intégrale. Il est hors de doute que nous ne pouvons participer à un système de sanction quelconque. Et il est certain, au demeurant, que si les dispositions concernant l’aide à la Finlande n’avaient pas été liées à celles visant l’expulsion de l’URSS, nous aurions pu nous prononcer en faveur de ladite exclusion, demeurant fidèles en cela à notre ligne de conduite antibolchéviste notoire et qui n’a pas attendu l’occasion présente pour se manifester. La raison d’État domine les sympathies. Il reste pourtant que celles-ci ont été exprimées en faveur de la Finlande et que l’injuste agression a été condamnée par notre pays. À notre sens, il eût été souhaitable que M.(William) Rappard (représentant de la Suisse) se référât dans son intervention au discours fameux (17 septembre 1934) de M. (Giuseppe) Motta s’opposant à l’entrée des soviets dans la SdN. Notre attitude de principe en eût été marquée plus clairement encore, en même temps que notre volonté de neutralité intégrale était soulignée d’autre part par notre abstention en face de toute mesure sanctionniste.»

Aube blafarde

Après la guerre la plus meurtrière de tous les temps, qui fit au moins soixante millions de morts, la SDN passe le témoin, en ce mois d’avril 1946, à l’Organisation des Nations Unies, dont les bases furent jetées dès août 1941 avec la Charte de l’Atlantique entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. «C’est sur cette base que le 1er janvier 1942, 26 États signent la déclaration des Nations Unies. Ce sont les nations qui se sont unies en tant que coalition de guerre contre l’Allemagne. Jusqu’en 1945, à ces 26 États vont s’ajouter 19 États supplémentaires. Les États qui ont signé cette déclaration sont considérés comme membres fondateurs de l’ONU comme stipulé à l’article 3 de la Charte de l’ONU», écrit pour la plateforme collaborative Baripedia, l’historien Sacha Zala, directeur des Documents diplomatiques suisses (DODIS).

Dans son édition du 9 avril 1946, le Journal de Genève précise: «Incontestablement, cette dernière session est plus qu’une simple réunion des délégués devant s’attacher à la liquidation administrative et financière de la Société des Nations. Son Excellence M. Hambro (président norvégien de l’assemblée) le souligna fort bien dans son allocution d’ouverture, qui rappela le changement de circonstances intervenu depuis 1939, qui rendit hommage à Roosevelt, à MM. Churchill et Staline, aux généraux de Gaulle et Chang- Kaï-Chek, ainsi qu’à plusieurs délégués — dont Lord Cecil et notre ministre M. Paul Ruegger — qui avait représenté leur pays, déjà, lors de la première assemblée.»

C’est sous les auspices du même Carl Hambro que la SDN s’était installée pendant la guerre à Princeton, dans le New Jersey. Lui qui avait aussi participé, au sein de la délégation norvégienne, à la conférence de San Francisco qui adopta le 26 juin 1945 la Charte des Nations Unies.

L’espoir, comme en 1918

«Les idées, les pensées qui sont bonnes, dit (ce mois d’avril 1946) son Excellence M. Hambro, ne peuvent mourir avant que de meilleures ne naissent. Nous ne sommes point ici pour examiner les raisons de nos échecs passés, mais pour affirmer notre foi profonde en l’avenir, pour transmettre nos expériences et nos traditions à un organisme plus jeune et plus fort, auquel nous devons remettre le flambeau qui fut le nôtre.»

Dans sa chronique quotidienne de la session, le Journal de Genève cite les propos du délégué français, le même qui était présent lors de l’assemblée de 1939 susmentionnée. «Le premier orateur inscrit, M. Paul-Boncour, premier délégué de la France, salué par de vifs applaudissements, commence par faire une déclaration au sujet des mandats. La France, dit-il, a pendant 25 ans administré les territoires sous mandat en se conformant à l’esprit aussi bien qu’à la lettre du régime des mandats. Aujourd’hui la France se propose de poursuivre l’exécution de la mission qui lui a été confiée et considère qu’il est dans l’esprit de la Charte que cette mission s’exerce désormais dans le régime de la tutelle. Le gouvernement français est prêt à étudier les termes de l’accord qui définira ce régime dans le cas du Togo et du Cameroun.»

Reconnus par la SDN, les mandats avaient permis aux puissances européennes victorieuses de garder la haute main sur leurs empires coloniaux. Une emprise toujours de mise en 1946.

Socialiste et résistant durant le régime de Vichy, Joseph Paul-Boncour poursuit: «Une flamme a été entretenue, tandis qu’au dehors soufflait une tempête dans un continent livré presque tout entier aux forces de l’ennemi. Ce n’est pas la Ligue qui a échoué, mais les nations qui l’ont abandonnée. Notre bilan est devenu déficitaire le jour où, les impérialismes s’étant de nouveau déchaînés sur le monde, suivant l’expression si juste que je trouvais avant-hier dans un article du Journal de Genève, on a offert comme première victime au mythe de l’apaisement, ces préceptes du Pacte dont l’application eût été, au contraire, la seule condition d’une paix honorable pour tous (…) La chimère était de croire qu’on pouvait se protéger de la guerre en se repliant sur soi-même et de croire que les alliances particulières suffisaient à garantir la sécurité. La réalité mondiale était au contraire que la guerre ne serait évitée que si toutes les nations pacifiques s’unissaient pour opposer leur force collective à l’agression.»

L’intention était là en effet. «La Charte (des Nations Unies), espoir et volonté de réparation, reprend la plupart des principes du Pacte (de la SdN) dont une des principales lacunes a été comblée par la création de la force internationale mise à la disposition du Conseil de sécurité afin de faire échec à l’agresseur éventuel. Ce sont là des promesses d’espoir» déclare Joseph Paul-Boncour qui précise encore: «l’Organisation des Nations Unies doit être dotée d’une force armée. Et puis, il faut parvenir enfin à la réduction des armements, sans laquelle tout effort en vue d’établir la paix n’est qu’une funeste duperie.»

Parole d’espoir également avec le représentant britannique: «Lord Cecil prononça ses paroles d’adieu à la Société des Nations : la Société des Nations est morte, s’écria le lutteur infatigable, vive l’Organisation des Nations Unies. C’était viril, c’était dit sur le ton qui convenait; il n’y avait aucune amertume dans ces paroles, mais uniquement le souci de l’avenir, le souci d’une paix plus solidement établie que par le passé», rapporte le Journal de Genève. Lord Robert Cecil avait obtenu en 1937 le Prix Nobel de la paix pour son engagement en faveur de la SDN dès ses débuts.

Ravalement de façade pour la Suisse

Quand arrive le tour de la Suisse, c’est un ministre des affaires étrangères parfaitement conscient de la position délicate dans laquelle se trouve son pays au sortir de la guerre. La remarquable élasticité de la neutralité suisse était mal comprise, en particulier à Moscou et Washington.

Élu au Conseil fédéral le 14 décembre 1944, Max Petitpierre déclare: «La Suisse va se trouver, après la liquidation de la Société des Nations dans laquelle elle fut admise et aux travaux de laquelle elle participa activement, devant un vide que ne connaîtront point la plupart des pays du monde. Ce n’est pas une raison, pour elle, d’abandonner l’idéal de la Société des Nations auquel elle reste fermement attachée parce qu’il correspond à sa nature profonde; et cet idéal est transmis à l’Organisation des Nations Unies. La Société des Nations fut le grain de blé; l’Organisation des Nations Unies sera l’épi.»

Comme le rapporte encore le Journal de Genève, Max Petitpierre insiste: «La Suisse entend participer aux efforts communs des Nations pour organiser la paix. Elle forme le vœu, dit M. Petitpierre en terminant, que les activités de la SdN puissent se poursuivre sans interruption et que les pays qui n’ont point encore adhéré à l’ONU participent aux organisations juridiques et humanitaires, notamment, qui e dépendent. C’était bien là la voix du peuple suisse, qui connaît les bienfaits de la solidarité pour en avoir, chez lui, appliqué les principes.»

Chargé des affaires étrangères jusqu’en 1961, Max Petitpierre s’est appliqué en 1946 à désenclaver la Suisse en rétablissant les relations diplomatiques avec la Russie de Staline et en obtenant la signature de l’accord de Washington. «Il s’agissait d’obtenir la libération des avoirs suisses bloqués aux USA et la levée du boycott par les Alliés des entreprises qui ont eu des relations économiques avec les puissances de l’Axe durant la Seconde Guerre mondiale», résument les Documents diplomatiques suisses.

Quant à l’adhésion de la Suisse à l’ONU, elle attendra le siècle suivant, en 2002. ■

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Le magazine Vu et l'acte désespéré de Stefan Lux à la SdN

Le 3 juillet 1936, en pleine session de la SdN, le journaliste Stefan Lux se donne la mort pour alerter des dangers du régime nazi. Dans le magazine "Vu", un article de Madeleine Jacob revient sur le discours d'Hailé Sélassié, prononcé le 30 juin. Et sur la page de droite, des photos de Robert Capa, prises devant le Bâtiment électoral, peu après le geste funeste de Stefan Lux.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

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Quoi de plus banal : une tragédie survenue le 3 juillet 1936 au Bâtiment électoral de Plainpalais – en présence de dizaines, voire de centaines de diplomates, de journalistes et de fonctionnaires – demeure obscure plus de trois quarts de siècle plus tard. On ne saurait en faire le tour dans un bref article, tant les enjeux intellectuels et politiques, mais aussi administratifs, psychologiques et symboliques se confondent, en raison même de la minceur des sources et de l’aléa des témoignages. Bornons-nous ici, au travers du fonctionnement d’une vaste structure internationale, à esquisser sa dimension la plus actuelle, celle du traitement médiatique de ce drame occulté, recouvert désormais par les tragédies successives du siècle.

Stefan Lux (1888-1936). Le matin du vendredi 3 juillet 1936, lors de la seizième session de la SdN, il se tire une balle dans le cœur. Il est aussitôt transféré à l'Hôpital cantonal, où il décédera le soir même. Stefan Lux est enterré au cimetière israélite de Veyrier.

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Balayé en urgence, oublié pendant des décennies, le geste fatal de Stefan Lux (1888-1936) et sa portée symbolique relancent aujourd’hui l’intérêt de bien des observateurs rétrospectifs (l’entrée «Stefan Lux» sur wikipédia reste fort inégale, selon les idiomes : à chacun de choisir. Les deux publications récentes – Michael Berkowitz à Londres en 2019 et Rüdiger Strempel à Hambourg en 2020 – tentent, chacun à sa façon, de combler des sources cruellement manquantes). Il est difficile de cerner avec certitude les mobiles de l’acte, bien que les doutes et les interrogations ne datent pas d’aujourd’hui.

Stefan Lux adressa à Anthony Eden, secrétaire d’État aux Affaires étrangères britannique alors présent à l’Assemblée de la SdN, une lettre pathétique de quatre pages qu’Eden n’aura jamais lue. À ses yeux, l’avenir du régime nazi était le problème le plus urgent de l’Europe. « Dans une année, dans six mois peut-être, vous serez devant des décombres fumantes qui seront également celles de votre patrie. » Fort de son expérience d’exilé, il pose sans concessions : « Le gouvernement allemand, son groupe dirigeant […] est composé sans exception de purs et simples criminels. » Les partenaires « avec lesquels vous discutez et échangez des notes sont des êtres spirituellement et psychiquement dégradés, des criminels entachés de l’aliénation morale.»

L’Allemagne réarme en secret : or « vous ne voulez pas regarder cette terrible réalité en face, vous espérez encore que la catastrophe puisse être évitée parce que vous croyez aux retentissantes protestations pacifiques du gouvernement allemand. […] Et parce que l’Angleterre les a crus, parce qu’elle n’a cessé d’hésiter, parce qu’elle a été crédule, le monde à son tour a temporisé, et c’est ainsi que le crime a grandi au point d’être désormais une menace pour le monde entier. »

Le Bâtiment électoral, à Plainpalais, a servi de siège aux assemblées de la Société des Nations, de 1930 à 1937.

Coll. A. Salamin/notreHistoire.ch

Ne pouvant se douter que les diplomates du Foreign Office étaient, comme ceux du Quai d’Orsay, depuis longtemps partagés à l’égard de l’Italie fasciste et d’une alliance potentielle avec elle, Stefan Lux incita Eden à lever les sanctions dans la crise d’Abyssinie, à « rejeter l’apathie fatale » et à prendre la tête des pays qui feront « plier ces criminels lâches [qui] reculeront dès qu’ils rencontreront une détermination énergique et une ferme volonté.

Et non seulement vous sauverez le monde, mais vous restituerez d’un seul coup à votre grande patrie la position dominante qu’elle avait coutume d’occuper depuis toujours, et qui est aujourd’hui sérieusement menacée. »

Un intellectuel de son temps

Stefan Lux incarnait à plus d’un titre la figure d’un intellectuel nourri aux contrastes d’une Mitteleuropa de son temps. Né à Vienne, élevé au sein d’une famille juive agnostique de bourgeoisie moyenne vivant dans le bourg slovaque de Malacky, à la confluence des populations hongroises, slovaques et austro-allemandes où son père était notaire, il fit ses études secondaires à Presbourg (aujourd’hui Bratislava), avant de tenter le droit à l’Université de Budapest et de lui tourner le dos – pour devenir tour à tour poète, journaliste et dramaturge (de théâtre et de cinéma muet) entre Vienne, Berlin et Prague. L’allemand devint le moyen privilégié de son écriture, avant qu’il ne fût mobilisé, et deux fois blessé, sous les couleurs de l’armée hongroise. Les dix années passées à Berlin (1922-33) s’achevèrent brutalement sous les coups d’un escadron de la SA violant et démolissant son domicile de Schönberg. Pour préserver sa femme et son fils de douze ans, il choisit en septembre 1933 de s’exiler à Prague, en Tchécoslovaquie – dans le pays qui, dans l’intervalle, était devenu le sien en vertu des traités de paix de 1919-20.

Voilà pour le point de départ d’une issue dramatique, qu’il ne saurait être question de relater ici en détail. Trois ou quatre protagonistes à part, nous nous garderons d’évoquer les noms propres des autres acteurs, largement oubliés aujourd’hui. Ce qui compte, ce sont les intérêts et les positions de responsabilité qui pèsent sur la démarche des uns et des autres. La dimension déterminante relève du comportement médiatique, dans des structures qui nous sont devenues familières : des États, tous membres d’une grande organisation internationale, qui se trouvent confrontés à la logique d’agences, de journalistes et de fonctionnaires délégués par leurs gouvernements – chacun marquant son action de traces écrites, inassimilables les unes aux autres. Pourtant, il ne s’agit pas d’un cas d’école ni d’un exercice de séminaire. Dans l’année qui vient, nous préparons une édition de sources illustrant les modalités d’action des uns et des autres, avec la mention des noms et des archives respectives.

Stefan Lux repose au cimetière israélite de Veyrier.

Coll. L. Jilek/notreHistoire.ch

Jusqu’ici, l’effort de reconstitution de cet épisode tirait avantage de quelques rares pièces publiées alors. Une brochure distribuée à Prague en allemand et en tchèque par un ami de Lux, lui aussi originaire du pays et également exilé d’Allemagne, alimenta la quasi-totalité des narrations entreprises depuis. Outre le mémorandum, Arnold Hahn divulgua dès octobre 1936 deux lettres d’adieu ainsi que trois discours prononcés aux obsèques de Lux, au cimetière de Veyrier, et enrichit le tout de ses souvenirs personnels.

En effet, Betty Lee Sargent (1912-2009) fut en 1986 la première à confronter ses hypothèses à la très maigre assise documentaire d’alors. Fraîchement retraitée au terme d’une longue carrière d’éditrice et d’essayiste au sein de The Georgia Review d’Atlanta, elle est retournée au Palais des Nations où avait débuté en avril 1937 sa trajectoire de journaliste, aux côtés du président de l’Association des correspondants étrangers auprès de la SdN, Robert E. Dell (1865-1940), l’une des plumes célèbres du Manchester Guardian sous l’impulsion antinazie de William P. Crozier et de Frederick A. Voigt. Elle n’a donc pas assisté au suicide, tandis que Dell ne lui en avait jamais parlé. Or il fut le premier, lors de l’enterrement, à soupeser le raisonnement communautaire d’un sacrifice, au regard d’une visée universelle de la liberté et de la solidarité humaines.

Le président de séance à l’Assemblée de la SdN, le Premier ministre belge Paul van Zeeland, conclut au terme d’un quart d’heure d’interruption que « l’incident n’avait aucun rapport aux travaux en cours » : la totalité des agences de presse, à commencer par l’ATS, mirent ainsi en avant l’origine de Juif tchécoslovaque établi à Berlin et protestant contre la discrimination nazie. Personne n’ayant pu prendre connaissance de la lettre à Eden, non publiée comme toutes les autres missives rédigées par Lux au cours des deux journées précédentes, cette vague de nouvelles d’agences permit à la fois de divulguer l’événement à l’échelle mondiale, dans la soirée même du 3 juillet, et de l’estomper aussitôt, sous le prétexte de mobile particulier à une minorité. Le secrétariat général de la SdN aura été particulièrement actif dans l’occultation des mobiles, par souci d’empêcher l’Italie fasciste de quitter l’organisation. Seul un ami de Lux, le psychiatre pragois Artur Heller (1891-1958) – membre dès 1908 de Poalei Sion et délégué au 19e Congrès sioniste réuni à Lucerne en septembre 1935 – s’aperçut de cette inflexion et télégraphia immédiatement au secrétariat de Genève : « Stefan Lux pas mort pour Juif[s] mais pour l’idée humanitaire et last not least pour Société des nations STOP J’espère que cette action héroïque ne restera [pas] sans effet = Dr Artur Heller, membre de la représentation municipale de la capitale Prague-Karlín ».

Discréditer les maîtres de l’Allemagne

Le message du Dr Heller n’est qu’un des indices permettant de soumettre le dossier des mobiles à un nouvel examen, pour scruter plus en détail le peu que l’on sait des semaines précédant le voyage à Genève. Bornons-nous à relever qu’à la date du 22 mai, Lux se rendit au ministère des Affaires étrangères à Prague pour proposer au chef adjoint de la Section de propagande à l’étranger une action médiatique, en Angleterre si possible, visant à « discréditer les actuels maîtres de l’Allemagne ». Il fit état de ses contacts dans l’entourage d’Albert Goering, frère du maréchal et critique connu du régime ; le diplomate en prit note, avant d’en informer son supérieur. Le dossier prit fin là, alors que le président tchécoslovaque sondait les possibilités d’un accommodement avec le Reich, à l’aide notamment d’une convention de non-agression semblable à la déclaration germano-polonaise de janvier 1934.

En journaliste et homme de théâtre, Lux opta dès lors pour une dénonciation dont il serait le seul acteur. En songeant à une prise de parole individuelle devant la SdN, il se rendit au Touquet, sur la Côte d’Opale, en vue d’entendre l’avis de Berthold Jacob, célèbre militant pacifiste berlinois récemment sorti d’une prison nazie. Or Jacob découvrit un Lux calmement résolu à avertir l’opinion publique britannique, fût-ce au prix d’un sacrifice, du péril d’une guerre proche. Au terme de plusieurs heures d’entretien, il avait l’impression, à tort, d’avoir convaincu Lux des aléas d’un plan d’éclat promis à un oubli rapide.

La sobre résolution de Lux n’avait plus de bornes. Berthold Jacob ne se trompait pas : la présence de la fine fleur de la diplomatie européenne témoin du tir (Spaak, Delbos, Litvinov, le col. Beck, Titulescu, Paul-Boncour etc., Léon Blum étant déjà rentré à Paris) ne pouvait infléchir l’écho des nouvelles d’agences. Le rôle de Bohuš Beneš, le jeune neveu du président tchécoslovaque, aura été remarquable : il fit connaissance de Lux une semaine avant le suicide, le surprit dans sa pension des Pâquis en pleine rédaction de ses missives, puis tenta de le secourir après le tir, avant d’assister pendant deux heures à son agonie. En tant que directeur à Genève de l’agence officielle tchécoslovaque de presse et correspondant du quotidien libéral Lidové noviny, promis depuis longtemps à une carrière diplomatique, il rédigea coup sur coup le communiqué de l’agence, un long reportage non signé regorgeant de détails à peine maîtrisés, enfin un rapport diplomatique officiel sur le suicide, sous l’angle de la raison d’État : une moisson inattendue pour tout historien avide d’incohérences et de contradictions.

Pourtant, la principale inflexion eut lieu dans l’esprit de Stefan Lux lui-même. Le sort tragique du judaïsme allemand, entièrement absent de tout ce qu’il a dit et écrit des semaines, voire des mois durant, a cédé devant les séquelles de la blessure. Le tir n’ayant pas été létal comme il s’y attendait avec un courage incontestable, il put donner forme à des raisonnements dont on ne trouve pas trace dans le mémorandum destiné à Eden. Son expérience d’exilé, comme ses paroles d’un homme gravement blessé sont malaisées à peser et à interpréter, si l’on est réticent à spéculer sur le non-dit d’une figure d’exception, « un ‘soldat inconnu’ de la vie », comme il le précisa à la veille du jour fatal.       

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En automne 1937, Milena Jesenská, la célèbre correspondante et traductrice de Franz Kafka, commençait à travailler pour l’hebdomadaire libéral Le Temps présent (Přítomnost), paraissant à Prague depuis 1924. Les foules d’exilés d’Allemagne étaient au premier plan de sa sollicitude :

« […] vous savez, c’est une loi : il n’est pas difficile de supporter une catastrophe. Ce qui est pénible ici, c’est de soutenir le long silence qui s’installe.

Quatre années d’exil, cela ne signifie pas seulement la misère et la faim, le dénuement, l’abandon, la solitude, le mal du pays et la mendicité obligée ; quatre années d’exil, c’est aussi un état moral affreux, insoutenable. Des ouvriers et des intellectuels : ces gens perdent la possibilité de travailler, de s’instruire, d’évoluer. Coupés de leur métier, ils restent comme suspendus dans le vide, en voie de perdre l’assise de leur vie. » ■

Source

Milena Jesenská, « Des hommes au bord de l’abîme : le destin des réfugiés d’Allemagne », Přítomnost (Prague) no 43 du 27 octobre 1937. Repris, p. 173 dans le recueil Vivre, Paris, Lieu commun, 1986 (la traduction de Claudia Ancelot a été remaniée ici). En tchèque, ces reportages saisissants, nourris d’un courage lucide et allant jusqu’à la veille de son arrestation en décembre 1939 et sa déportation à Ravensbrück, ont été republiés à plusieurs reprises, ces dernières années.

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D’autres documents dans la galerie consacrée à la SDN et une série de documents sonores des Archives de la RTS

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