Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.
Quoi de plus banal : une tragédie survenue le 3 juillet 1936 au Bâtiment électoral de Plainpalais – en présence de dizaines, voire de centaines de diplomates, de journalistes et de fonctionnaires – demeure obscure plus de trois quarts de siècle plus tard. On ne saurait en faire le tour dans un bref article, tant les enjeux intellectuels et politiques, mais aussi administratifs, psychologiques et symboliques se confondent, en raison même de la minceur des sources et de l’aléa des témoignages. Bornons-nous ici, au travers du fonctionnement d’une vaste structure internationale, à esquisser sa dimension la plus actuelle, celle du traitement médiatique de ce drame occulté, recouvert désormais par les tragédies successives du siècle.
Balayé en urgence, oublié pendant des décennies, le geste fatal de Stefan Lux (1888-1936) et sa portée symbolique relancent aujourd’hui l’intérêt de bien des observateurs rétrospectifs (l’entrée «Stefan Lux» sur wikipédia reste fort inégale, selon les idiomes : à chacun de choisir. Les deux publications récentes – Michael Berkowitz à Londres en 2019 et Rüdiger Strempel à Hambourg en 2020 – tentent, chacun à sa façon, de combler des sources cruellement manquantes). Il est difficile de cerner avec certitude les mobiles de l’acte, bien que les doutes et les interrogations ne datent pas d’aujourd’hui.
Stefan Lux adressa à Anthony Eden, secrétaire d’État aux Affaires étrangères britannique alors présent à l’Assemblée de la SdN, une lettre pathétique de quatre pages qu’Eden n’aura jamais lue. À ses yeux, l’avenir du régime nazi était le problème le plus urgent de l’Europe. « Dans une année, dans six mois peut-être, vous serez devant des décombres fumantes qui seront également celles de votre patrie. » Fort de son expérience d’exilé, il pose sans concessions : « Le gouvernement allemand, son groupe dirigeant […] est composé sans exception de purs et simples criminels. » Les partenaires « avec lesquels vous discutez et échangez des notes sont des êtres spirituellement et psychiquement dégradés, des criminels entachés de l’aliénation morale.»
L’Allemagne réarme en secret : or « vous ne voulez pas regarder cette terrible réalité en face, vous espérez encore que la catastrophe puisse être évitée parce que vous croyez aux retentissantes protestations pacifiques du gouvernement allemand. […] Et parce que l’Angleterre les a crus, parce qu’elle n’a cessé d’hésiter, parce qu’elle a été crédule, le monde à son tour a temporisé, et c’est ainsi que le crime a grandi au point d’être désormais une menace pour le monde entier. »
Ne pouvant se douter que les diplomates du Foreign Office étaient, comme ceux du Quai d’Orsay, depuis longtemps partagés à l’égard de l’Italie fasciste et d’une alliance potentielle avec elle, Stefan Lux incita Eden à lever les sanctions dans la crise d’Abyssinie, à « rejeter l’apathie fatale » et à prendre la tête des pays qui feront « plier ces criminels lâches [qui] reculeront dès qu’ils rencontreront une détermination énergique et une ferme volonté.
Et non seulement vous sauverez le monde, mais vous restituerez d’un seul coup à votre grande patrie la position dominante qu’elle avait coutume d’occuper depuis toujours, et qui est aujourd’hui sérieusement menacée. »
Un intellectuel de son temps
Stefan Lux incarnait à plus d’un titre la figure d’un intellectuel nourri aux contrastes d’une Mitteleuropa de son temps. Né à Vienne, élevé au sein d’une famille juive agnostique de bourgeoisie moyenne vivant dans le bourg slovaque de Malacky, à la confluence des populations hongroises, slovaques et austro-allemandes où son père était notaire, il fit ses études secondaires à Presbourg (aujourd’hui Bratislava), avant de tenter le droit à l’Université de Budapest et de lui tourner le dos – pour devenir tour à tour poète, journaliste et dramaturge (de théâtre et de cinéma muet) entre Vienne, Berlin et Prague. L’allemand devint le moyen privilégié de son écriture, avant qu’il ne fût mobilisé, et deux fois blessé, sous les couleurs de l’armée hongroise. Les dix années passées à Berlin (1922-33) s’achevèrent brutalement sous les coups d’un escadron de la SA violant et démolissant son domicile de Schönberg. Pour préserver sa femme et son fils de douze ans, il choisit en septembre 1933 de s’exiler à Prague, en Tchécoslovaquie – dans le pays qui, dans l’intervalle, était devenu le sien en vertu des traités de paix de 1919-20.
Voilà pour le point de départ d’une issue dramatique, qu’il ne saurait être question de relater ici en détail. Trois ou quatre protagonistes à part, nous nous garderons d’évoquer les noms propres des autres acteurs, largement oubliés aujourd’hui. Ce qui compte, ce sont les intérêts et les positions de responsabilité qui pèsent sur la démarche des uns et des autres. La dimension déterminante relève du comportement médiatique, dans des structures qui nous sont devenues familières : des États, tous membres d’une grande organisation internationale, qui se trouvent confrontés à la logique d’agences, de journalistes et de fonctionnaires délégués par leurs gouvernements – chacun marquant son action de traces écrites, inassimilables les unes aux autres. Pourtant, il ne s’agit pas d’un cas d’école ni d’un exercice de séminaire. Dans l’année qui vient, nous préparons une édition de sources illustrant les modalités d’action des uns et des autres, avec la mention des noms et des archives respectives.
Jusqu’ici, l’effort de reconstitution de cet épisode tirait avantage de quelques rares pièces publiées alors. Une brochure distribuée à Prague en allemand et en tchèque par un ami de Lux, lui aussi originaire du pays et également exilé d’Allemagne, alimenta la quasi-totalité des narrations entreprises depuis. Outre le mémorandum, Arnold Hahn divulgua dès octobre 1936 deux lettres d’adieu ainsi que trois discours prononcés aux obsèques de Lux, au cimetière de Veyrier, et enrichit le tout de ses souvenirs personnels.
En effet, Betty Lee Sargent (1912-2009) fut en 1986 la première à confronter ses hypothèses à la très maigre assise documentaire d’alors. Fraîchement retraitée au terme d’une longue carrière d’éditrice et d’essayiste au sein de The Georgia Review d’Atlanta, elle est retournée au Palais des Nations où avait débuté en avril 1937 sa trajectoire de journaliste, aux côtés du président de l’Association des correspondants étrangers auprès de la SdN, Robert E. Dell (1865-1940), l’une des plumes célèbres du Manchester Guardian sous l’impulsion antinazie de William P. Crozier et de Frederick A. Voigt. Elle n’a donc pas assisté au suicide, tandis que Dell ne lui en avait jamais parlé. Or il fut le premier, lors de l’enterrement, à soupeser le raisonnement communautaire d’un sacrifice, au regard d’une visée universelle de la liberté et de la solidarité humaines.
Le président de séance à l’Assemblée de la SdN, le Premier ministre belge Paul van Zeeland, conclut au terme d’un quart d’heure d’interruption que « l’incident n’avait aucun rapport aux travaux en cours » : la totalité des agences de presse, à commencer par l’ATS, mirent ainsi en avant l’origine de Juif tchécoslovaque établi à Berlin et protestant contre la discrimination nazie. Personne n’ayant pu prendre connaissance de la lettre à Eden, non publiée comme toutes les autres missives rédigées par Lux au cours des deux journées précédentes, cette vague de nouvelles d’agences permit à la fois de divulguer l’événement à l’échelle mondiale, dans la soirée même du 3 juillet, et de l’estomper aussitôt, sous le prétexte de mobile particulier à une minorité. Le secrétariat général de la SdN aura été particulièrement actif dans l’occultation des mobiles, par souci d’empêcher l’Italie fasciste de quitter l’organisation. Seul un ami de Lux, le psychiatre pragois Artur Heller (1891-1958) – membre dès 1908 de Poalei Sion et délégué au 19e Congrès sioniste réuni à Lucerne en septembre 1935 – s’aperçut de cette inflexion et télégraphia immédiatement au secrétariat de Genève : « Stefan Lux pas mort pour Juif[s] mais pour l’idée humanitaire et last not least pour Société des nations STOP J’espère que cette action héroïque ne restera [pas] sans effet = Dr Artur Heller, membre de la représentation municipale de la capitale Prague-Karlín ».
Discréditer les maîtres de l’Allemagne
Le message du Dr Heller n’est qu’un des indices permettant de soumettre le dossier des mobiles à un nouvel examen, pour scruter plus en détail le peu que l’on sait des semaines précédant le voyage à Genève. Bornons-nous à relever qu’à la date du 22 mai, Lux se rendit au ministère des Affaires étrangères à Prague pour proposer au chef adjoint de la Section de propagande à l’étranger une action médiatique, en Angleterre si possible, visant à « discréditer les actuels maîtres de l’Allemagne ». Il fit état de ses contacts dans l’entourage d’Albert Goering, frère du maréchal et critique connu du régime ; le diplomate en prit note, avant d’en informer son supérieur. Le dossier prit fin là, alors que le président tchécoslovaque sondait les possibilités d’un accommodement avec le Reich, à l’aide notamment d’une convention de non-agression semblable à la déclaration germano-polonaise de janvier 1934.
En journaliste et homme de théâtre, Lux opta dès lors pour une dénonciation dont il serait le seul acteur. En songeant à une prise de parole individuelle devant la SdN, il se rendit au Touquet, sur la Côte d’Opale, en vue d’entendre l’avis de Berthold Jacob, célèbre militant pacifiste berlinois récemment sorti d’une prison nazie. Or Jacob découvrit un Lux calmement résolu à avertir l’opinion publique britannique, fût-ce au prix d’un sacrifice, du péril d’une guerre proche. Au terme de plusieurs heures d’entretien, il avait l’impression, à tort, d’avoir convaincu Lux des aléas d’un plan d’éclat promis à un oubli rapide.
La sobre résolution de Lux n’avait plus de bornes. Berthold Jacob ne se trompait pas : la présence de la fine fleur de la diplomatie européenne témoin du tir (Spaak, Delbos, Litvinov, le col. Beck, Titulescu, Paul-Boncour etc., Léon Blum étant déjà rentré à Paris) ne pouvait infléchir l’écho des nouvelles d’agences. Le rôle de Bohuš Beneš, le jeune neveu du président tchécoslovaque, aura été remarquable : il fit connaissance de Lux une semaine avant le suicide, le surprit dans sa pension des Pâquis en pleine rédaction de ses missives, puis tenta de le secourir après le tir, avant d’assister pendant deux heures à son agonie. En tant que directeur à Genève de l’agence officielle tchécoslovaque de presse et correspondant du quotidien libéral Lidové noviny, promis depuis longtemps à une carrière diplomatique, il rédigea coup sur coup le communiqué de l’agence, un long reportage non signé regorgeant de détails à peine maîtrisés, enfin un rapport diplomatique officiel sur le suicide, sous l’angle de la raison d’État : une moisson inattendue pour tout historien avide d’incohérences et de contradictions.
Pourtant, la principale inflexion eut lieu dans l’esprit de Stefan Lux lui-même. Le sort tragique du judaïsme allemand, entièrement absent de tout ce qu’il a dit et écrit des semaines, voire des mois durant, a cédé devant les séquelles de la blessure. Le tir n’ayant pas été létal comme il s’y attendait avec un courage incontestable, il put donner forme à des raisonnements dont on ne trouve pas trace dans le mémorandum destiné à Eden. Son expérience d’exilé, comme ses paroles d’un homme gravement blessé sont malaisées à peser et à interpréter, si l’on est réticent à spéculer sur le non-dit d’une figure d’exception, « un ‘soldat inconnu’ de la vie », comme il le précisa à la veille du jour fatal.
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En automne 1937, Milena Jesenská, la célèbre correspondante et traductrice de Franz Kafka, commençait à travailler pour l’hebdomadaire libéral Le Temps présent (Přítomnost), paraissant à Prague depuis 1924. Les foules d’exilés d’Allemagne étaient au premier plan de sa sollicitude :
« […] vous savez, c’est une loi : il n’est pas difficile de supporter une catastrophe. Ce qui est pénible ici, c’est de soutenir le long silence qui s’installe.
Quatre années d’exil, cela ne signifie pas seulement la misère et la faim, le dénuement, l’abandon, la solitude, le mal du pays et la mendicité obligée ; quatre années d’exil, c’est aussi un état moral affreux, insoutenable. Des ouvriers et des intellectuels : ces gens perdent la possibilité de travailler, de s’instruire, d’évoluer. Coupés de leur métier, ils restent comme suspendus dans le vide, en voie de perdre l’assise de leur vie. » ■
Source
Milena Jesenská, « Des hommes au bord de l’abîme : le destin des réfugiés d’Allemagne », Přítomnost (Prague) no 43 du 27 octobre 1937. Repris, p. 173 dans le recueil Vivre, Paris, Lieu commun, 1986 (la traduction de Claudia Ancelot a été remaniée ici). En tchèque, ces reportages saisissants, nourris d’un courage lucide et allant jusqu’à la veille de son arrestation en décembre 1939 et sa déportation à Ravensbrück, ont été republiés à plusieurs reprises, ces dernières années.
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D’autres documents dans la galerie consacrée à la SDN et une série de documents sonores des Archives de la RTS