Vidé de ses élèves par les mesures de lutte contre la pandémie, le collège Saint-Michel, à Fribourg, vit côté jardin le réveil de la nature, et côté cour un printemps silencieux. Plus un bruit, plus un mouvement dans l’espace minéral dessiné par les bâtiments d’origine et les ajouts du XXe siècle (l’ancien internat, « l’aquarium » à façade vitrée), pas un signe de vie non plus sur la place qui sépare l’église (1613) et le Lycée (1830). Dans ce cadre imposant, la suspension du temps favorise l’apparition de fantômes. Il y en a de plusieurs générations.
Les plus récents, encore bien en chair pour beaucoup, ce sont les grands-pères des garçons et des filles d’aujourd’hui. Ceux-là peuvent rire avec attendrissement, ou cultiver la nostalgie, en visionnant dans un document des Archives de la RTS, Mgr Edouard Cantin (1953-1971), leur ancien recteur, expliquer aux téléspectateurs romands, avec une onctuosité de prélat, que la mixité dans les écoles secondaires n’était pas souhaitable, à son point de vue de pédagogue catholique. Il fallait s’y résoudre néanmoins, ponctuellement, pour des raisons pratiques. Le collège du recteur Cantin était encore celui qu’avait façonné Georges Python, leader des conservateurs fribourgeois et directeur de l’Instruction publique de 1886 à sa mort en 1927.
Soit un établissement 100% masculin, chez les élèves comme dans le corps professoral. Les seules robes qu’on pouvait croiser sur le site étaient les soutanes habillant les professeurs ecclésiastiques logés dans la maison. (Pour les filles, il y avait l’Académie Saint-Croix tenue par les Sœurs d’Ingenbohl, une boîte privée reconnue par le canton pour délivrer la matu selon les prescriptions fédérales.) Unique à ce niveau dans le canton, le collège Saint-Michel était fermement structuré. A la filière humaniste classique, latin-grec ou latin-sciences, flanquée d’une filière commerciale, la malice des temps et le réalisme de Python avaient ajouté une légère teinture de chimie, de physique et de sciences naturelles dans les deux dernières années d’un cursus qui en durait huit. Toute la maison était cléricalement encadrée. Le recteur ne pouvait être qu’un ecclésiastique, idem pour le préfet des études et celui de l’internat, les prêtres enseignants détenaient tous les postes essentiels, la prière ouvrait les cours et la messe du dimanche était obligatoire. Tous les élèves portaient ce jour-là l’uniforme, un complet-veston-casquette bleu foncé à parements dorés qui les faisait vaguement ressembler à des caricatures d’officiers de marine.
Ont totalement disparu du site les fantômes d’Alexandre Daguet et de ses amis du régime radical (1848-1856) qui tentèrent, dans cette brève parenthèse éclairée, de remodeler le vieux collège pour l’adapter aux besoins du temps. Rebaptisé Ecole cantonale, ce qui était déjà blasphématoire pour les tenants de la tradition, l’établissement s’articula en trois sections, littéraire (classique), pédagogique (pour former les instituteurs) et industrielle (la Realschule que les bourgeois de Bulle réclamaient depuis longtemps). Revenus au pouvoir, les conservateurs s’empressèrent d’effacer les traces de cette réforme, jusque dans les mémoires.
L’esprit de saint Pierre Canisius
Les fantômes les plus anciens, ceux de saint Pierre Canisius (1521-1597) et de ses compagnons jésuites, sont encore bien présents à Saint-Michel, parce que nombre de témoignages ont matérialisé leur souvenir, côté cour et côté jardin, et parce que l’empreinte du ratio studiorum élaboré au sein de la Compagnie a marqué la pédagogie du collège pendant quatre siècles. Pierre Canisius, que l’on célèbre comme le fondateur de la maison, n’y a jamais donné une heure de cours, mais la chambre où il est mort, transformée en chapelle, ouvre sur le jardin et le monument qui lui est dédié. A quoi ressemblait son collège ? Il était masculin et clérical à 100%, bien sûr, tout l’enseignement état dispensé par les Pères et les cours n’accueillant que les garçons. Il était élitiste, par force : non seulement les familles patriciennes détentrices du pouvoir étaient les seules solvables, ou presque, mais encore la stratégie des jésuites visait à former des dirigeants capables de mener au succès la Contre-Réforme dans l’ordre temporel, sous la conduite de l’Eglise. L’enseignement était humaniste, enfin, dans la mesure où il honorait les classiques Anciens. Les cours se donnaient d’ailleurs en latin. Au fond, le collège de Canisius était une préfiguration concentrée du collège de Georges Python.
Autant dire que Saint-Michel a connu plus de bouleversements depuis quarante ou cinquante ans que dans les quatre siècles précédents. Plus d’uniforme, plus de messe obligatoire. Dirigé par un laïc depuis 1983, le collège a perdu ses prêtres enseignants, accueilli dans ses classes les filles (en 1976 les Alémaniques, dix ans plus tard les Romandes) et recruté des femmes professeures (une pionnière est signalée dès 1970). Il a perdu son monopole cantonal pour la délivrance des matus, il y en a deux autres en ville, un quatrième à Bulle et un cinquième à Payerne, partagé avec le canton de Vaud. Enfin, la réorganisation des maturités fédérales en système à options multiples, entre 1998 et 2002, a fait sauter la structure traditionnelle des sections. Bref, le collège de Canisius et de Georges Python, aujourd’hui, est un bahut comme les autres. Mais les fantômes demeurent, et même ils agissent. « C’est le collège de Harry Potter », m’a confié une élève, ravie. ■
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