Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Sylvie Bazzanella dont la lecture est bien à-propos en cette période de Pâques (les intertitres sont de la rédaction).
Lausanne fêtait jadis, avec une particulière animation, le corps de métier bien représenté qu’est celui des bouchers. Traditionnellement, la Fête des garçons bouchers, l’une des plus anciennes manifestations lausannoises, se déroulait le lundi de Pâques.
La confrérie des bouchers apparaît déjà dans l’histoire lausannoise en 1343, mais c’est en 1552 que le traditionnel et célèbre ramassage des œufs revêtit sa véritable signification. Il faut dire que cette année là, un garçon boucher fort bien fait de sa personne livra querelle à un étudiant coupable de lui avoir ravi le cœur de sa belle. En 1558, les membres de la corporation des garçons-bouchers, charcutiers et tripiers de Lausanne instituaient la «Fête des œufs» en souvenir de leur loyal compagnon. Depuis elle fut célébrée avec parfois de longues coupures.
Un cortège haut en couleurs, riche en casquettes et culottes noires, blouses de satin blanc, ceintures rouges, emmenés par de magnifiques cavaliers défilait en ville, par Chauderon, Montbenon, Saint-François, les rues du centre, de l’Université, la Borde… Bœufs plantureux parés de guirlandes, groupe instrumental en grands uniformes, groupe de tambours, drapeaux, bannières, groupes de cyclistes fleuris, délégation des laitiers, char fleuri, voitures de fantaisie… De gracieuses jeunes filles en blanc, avec grande écharpe rouge en sautoir. Des enfants tout de blanc ou de rose vêtu portaient de légers arceaux de verdure et de fleurs. Partout, affluence et enthousiasme du public.
La course aux œufs se tenait à Montbenon, puis bien des années plus tard, à Beaulieu. Avec l’installation du Comptoir suisse, la manifestation se déplaça à Vidy. Y était organisé un match de football entre bouchers et boulangers, traction à la corde, course aux sacs, etc…
Aux abattoirs, dans l’une des grandes halles décorée de verdure, après une collation, c’était joie, danse; une animation du tonnerre ! Et le soir, au Splendid, il y avait bal, entrecoupé de productions clownesques et acrobatiques. Mais beaucoup de traditions se perdent…
Afin de faire revivre cette vieille tradition lausannoise, la «Chorale» et la «Section du personnel de la boucherie de Lausanne», organisent chaque année la «Course aux œufs des bouchers» qui se déroule sur l’esplanade du Châtaignier au Mont-sur-Lausanne. Elle est suivie par une course pour les enfants et un concert de la «Chorale des bouchers de Lausanne». En soirée un bal champêtre est organisé. Sauf à Pâques 2020, distanciation sociale oblige… ■
Références
1. Feuille d’Avis de Lausanne, 19 avril 1938 – Gazette de Lausanne, 4 avril 1952 – Le Régional, 6 et 7 avril 2006 – Nouvelle Revue de Lausanne, 19 août 1978. 2. Découvrir la légende à l’origine de la Fête des garçons bouchers par ce lien.
Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, fait revivre dans cette série les premières heures de la Télévision, ce nouveau média qui va transformer la société des années 1960. Pour lire les articles précédents, cliquez sur ce lien.
Initiateur du groupe de la Télévision Genevoise, René Schenker, qui est alors directeur adjoint de Radio-Genève, propose à la Ville de Genève un reportage sur le Corso fleuri des Fêtes de Genève de 1954. Un projet qui déclenche des commandes de NBC, RTF Paris, Hilversum, Hambourg et Copenhague. Mais comme il est impossible de tirer des copies de films, l’équipe de tournage doit profiter des deux passages du Corso pour filmer un maximum d’images. C’est à Berne, aux laboratoires Schwarz, que les films inversibles sont développés et montés pour gagner du temps. Chaque plan est coupé en six pour faire six films presque identiques qui sont envoyés par poste express aux cinq stations qui les ont commandés, alors que la sixième version est diffusée sur l’antenne de la Télévision Genevoise avant d’être envoyée à la TV Suisse de Zurich. C’est notre premier reportage qui va passer sur la TV Suisse ! Pour ne pas le manquer, l’équipe de Mon Repos monte au Salève afin de capter l’émetteur du Bantiger en branchant une antenne sur un récepteur TV alimenté par un générateur !
Mais ce qui frappe surtout les édiles et les membres du Conseil municipal, ce sont les lettres qu’ils reçoivent de Suisses émigrés aux Etats-Unis, émus et excités d’avoir vu le Corso sur leur écran TV. Soudain, pour tous ces politiques, la télévision prend une autre dimension et ils en perçoivent vaguement les possibilités. Ils votent dans la foulée tous les crédits que le maire de Genève, Albert Dussoix, leur propose !
Un nouvel effort pour l’automne
1954
René Schenker et Albert Dussoix préparent déjà les grandes manœuvres en vue de l’automne. Il faut un nouveau budget que Dussoix trouve facilement. Il faut ensuite profiter de la pause d’été commençant le 10 juillet pour déplacer l’émetteur afin de mieux arroser le canton. Le choix se fixe sur la Tour de la Rippaz, à Cologny, qui permet d’étendre la diffusion sur l’ensemble du territoire genevois et sur la côte lémanique jusqu’à Lausanne. Pour entrer le châssis de l’émetteur dans la tour exiguë, il faudra le hisser extérieurement par le toit puis le scier en deux et le ressouder à l’intérieur !
La liaison link est donc facile de la Rippaz sur la villa Mon Repos, à Genève, où on installe le Télécinéma 16mm Radio-Industrie dans la véranda avec un nouveau Télécinéma 35mm que René Schenker a acheté à un constructeur genevois d’électronique, les Laboratoires Industriels de Monsieur Pradier. René Schenker achète également une petite caméra vidéo industrielle sans viseur pour pouvoir faire des annonces en direct sur laquelle on bricole une tourelle avec deux objectifs : un grand angle et un téléobjectif que l’on change à vue d’un vif coup de manivelle ! Et le bulletin de programme La Boîte à images que nous adressons aux téléspectateurs rappelle cette consigne importante : « Ne pas oublier de diriger l’antenne de votre poste récepteur sur la Tour de la Rippaz à Cologny et ne plus la laisser diriger vers l’Institut de Physique » !
La saison d’automne de la Télévision Genevoise démarre en fanfare le 30 août 1954. René Schenker a trouvé à Paris pour un prix dérisoire les films de Dimitri Kirsanof, un marginal du cinéma français, et d’autres films qui enrichissent le programme. Il achète les films de voyage de Georges Marny, un metteur en onde de Radio-Genève et ceux du journaliste-cinéaste Jean-Paul Darmstetter.
Pour mettre en valeur la Genève Internationale, René Schenker crée une émission en anglais Happy to meet you confiée à Robert Nivelle, chef des services radio de l’ONU et à son épouse américaine, Colette Carvel, qui présente l’émission. Le bulletin de La boîte à images s’est étoffé et on y présente en détail des productions comme le reportage du Théâtre de Poche. A défaut de photos, je continue à faire des petits dessins suggestifs gravés directement sur les stencils ! Comme celui qui illustre le premier tournage son synchrone au Théâtre de Poche.
Enfin René Schenker a obtenu de l’Office Français du Tourisme une invitation pour un reportage en Pays Basque. Ce sera le premier reportage à l’étranger de la Télévision Genevoise ! Le 1er septembre 1954, je pars donc pour Biarritz comme réalisateur-journaliste avec Robert Ehrler qui utilise sa VW personnelle avec, dans le coffre, la caméra Paillard, la petite caméra son et une valise de survoltées.
Nous rejoignons à Bordeaux Monsieur Aymar, le délégué de l’OFT qui va nous accompagner. C’est un monsieur charmant, très cultivé, un peu vieille France avec sa lavallière et son panama blanc qui profite de cette mission pour faire de bons gueuletons ! Il décroche une interview du maire de Bordeaux… Jacques Chaban-Delmas, avant d’entraîner l’équipe à la découverte du Pays Basque qu’il connaît très bien. En une semaine cinq sujets de dix minutes sont tournés. Ils seront diffusés (et souvent rediffusés) sous le titre Le Pays basque à coup de manivelle : Les huîtres du bassin d’Arcachon – Corrida à Bayonne – Biarritz et Biriatou – Pelote basque – Voiles à Saint-Jean-de-Luz (voir une séquence vidéo et des photographies prises lors du tournage).
La Télévision Genevoise bouscule
la SSR
Mais le développement du
programme de la Télévision Genevoise pour l’automne et le dynamisme des
initiatives genevoises en fait tousser plus d’un à Lausanne et en Suisse ; la
SSR, elle, commence à s’échauffer. Il faut ici faire un petit retour en arrière
pour comprendre cette irritation du reste du pays.
En janvier 1953, le Parlement a voté les crédits pour une période expérimentale de télévision prévue uniquement à Zurich jusqu’en 1957. Il est décidé que la Suisse romande sera servie après 1958, mais un émetteur à la Dôle pourra relayer, dès 1954, le programme en allemand et un car de reportage couvrira probablement la Suisse romande en 1955 ! Cette politique timide et centralisée n’a fait qu’accélérer la détermination de l’équipe de Mon Repos à avancer dans son projet d’une télévision genevoise.
La Direction générale de la SSR constitue donc une équipe de jeunes Alémaniques, de Romands et Tessinois issus de la radio pour commencer cette période expérimentale à Zurich, sous la direction d’Edouard Haas, directeur des Ondes Courtes Suisses. Aucun des membres de l’équipe de Mon Repos ne s’étant inscrit pour aller à Zurich, René Dovaz veut qu’un Genevois fasse partie de cette équipe et il désigne Frank Tappolet (qui parle le suisse-allemand). Tappolet est un excellent producteur de variétés et régisseur musical à Radio-Genève. Il ne s’est pas intéressé à l’aventure de Mon Repos mais est attiré par la télévision. Il part donc à Zurich comme futur réalisateur.
L’équipe zurichoise est prise en
main par le couple Willy et Anne Roetheli – deux Suisses professionnels du
cinéma en France – pour un stage d’un mois à la RTF, à Paris, puis s’installe à
Zurich dans un studio de cinéma de la Kreutzstrase équipé en vidéo par les PTT pour
commencer ses émissions le 1er juillet 1953.
Cette période expérimentale se
déroule dans un certain climat d’hostilité de la classe politique alémanique
qui est contre l’introduction de la télévision en Suisse. Les relations sont
aussi mauvaises avec les cinéastes alémaniques qui méprisent le nouveau média
vidéo et avec les distributeurs de films qui se sentent menacés par l’arrivée
de la télévision.
En Suisse romande au contraire,
l’intérêt est très grand et exacerbe la lutte Genève-Lausanne. Pourtant les
deux villes surmontent leur rivalité pour demander d’une seule voix le
lancement rapide et anticipé d’un programme TV en Suisse romande. Le grand
succès de la Télévision Genevoise, la construction en cours de l’émetteur de la
Dôle et la venue annoncée pour Noël d’un car de reportage en Suisse romande
vont bouleverser les timides plans fédéraux et forcer la SSR à reprendre la
main pour convaincre le Conseil fédéral d’avancer l’expérience TV en Romandie.
La SSR reprend la Télévision
Genevoise
D’âpres négociations s’engagent, mais dans la hâte. Car la SSR souhaite lancer la Télévision Suisse Romande (TSR) au 1er novembre 1954 déjà. Le Parlement vote finalement un budget d’un million de francs pour l’extension TV en Suisse romande.
René Dovaz, René Schenker et Albert Dussoix insistent pour que l’équipe de la Télévision Genevoise soit engagée dans la nouvelle TSR et intégrée au personnel (surtout des techniciens de Radio-Lausanne) pour le car de reportage. Chacun des membres de l’équipe de Mon Repos pourra choisir s’il reste à Radio-Genève ou s’il passe à la TSR.
Comme René Schenker désire rester à Radio-Genève selon l’engagement qu’il a pris envers Frank Tappolet quand celui-ci a rejoint la TV de Zurich, c’est Tappolet qui est nommé directeur de la Télévision Suisse Romande. Il amène avec lui de Zurich quelques Romands de l’équipe expérimentale : Catherine Borel, Roger Bovard, Jean Kaehr, Jacques Stern et Serge Etter.
Pour la réalisation, la SSR engage trois personnes: Jean-Claude Diserens, Lausannois diplômé de l’IDHEC, André Béart, metteur en onde à Radio-Lausanne mais aussi ancien cinéaste documentaire et exploitant du Cinéac à Lausanne. Le troisième réalisateur doit être Genevois (pour conserver l’équilibre!) Je suis candidat avec William Baer. Finalement celui-ci préfère devenir chef opérateur du studio, je suis donc engagé comme réalisateur.
Pour apaiser les tensions entre les villes, le Conseil fédéral désigne Genève comme centre fixe «provisoire» et Lausanne comme centre mobile «provisoire» de la TSR. Ironie du sort, comme l’émetteur de la Dôle n’est pas terminé, les PTT sont bien content de reprendre l’émetteur des étudiants de l’Institut de physique qui va rester en fonction jusqu’en mars 1955 comme seul émetteur des images TSR !
C’est ainsi que le samedi 30 octobre 1954, l’équipe de Mon Repos diffuse son dernier programme qui résume six mois d’émissions et clôt en feu d’artifice une incroyable aventure qui s’achève victorieusement par le lancement anticipé de la Télévision Suisse Romande.
La dernière émission
Ce dernier programme commence à 20h30 avec une grande rétrospective de 60 minutes que j’ai montée avec les actualités, reportages et documentaires diffusés pendant six mois. A 21h30 Variétés parisiennes avec quatre jeunes de la chanson. A 22h L’invitation à la valse, un court métrage avec Roger Blin et Suzy Carrier. A 22h15 l’émission en anglais Happy to meet You de Robert Nivelle et Colette Carvel et, à 22h45, Pour prendre congé : C’est demain dimanche par le pasteur Robert Stahler!
C’est aussi la fin du bulletin La boîte à images et, pour tous ceux qui, dans l’équipe, ont été engagés à la TSR, c’est leur dernier jour d’employés de Radio-Genève. Robert Ehrler devient le correspondant du Téléjournal pour la Suisse Romande.
Le lendemain, 1er novembre 1954, tout l’équipe retrouve Frank Tappolet à Mon Repos pour préparer une première émission TSR sous ses ordres. Il y a quelques nouveaux techniciens qui desserviront sous peu les deux caméras PYE qui devront équiper le studio. Mais pour l’instant, on continue avec le matériel bricolé de la Télévision Genevoise alors que les techniciens PTT découvrent l’émetteur de la Rippaz qu’ils vont désormais utiliser en attendant que l’émetteur de la Dôle soit terminé.
Après la répétition, tout le
monde se rend dans un salon de l’Hôtel Métropole pour la cérémonie de passation
des pouvoirs. Discours des autorités politiques genevoises et de Marcel
Bezençon, directeur général de la SSR qui présente Frank Tappolet, le nouveau
directeur TSR.
Qui a la clé du studio ?
Après le cocktail, l’équipe
repart vers Mon Repos pour faire la première émission de la TSR et les
techniciens PTT rejoignent Cologny et la Rippaz. Mais arrivés au pied de la
tour, ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas la clef de la porte restée dans la
poche des étudiants de l’Institut de physique, jeunes potaches qui sont allés
fêter l’événement dans un bistrot de campagne. A Mon Repos, une tentative est
faite, en vain, pour prendre contact avec la Rippaz. L’émetteur restera muet et
la première émission de la TSR ne sera jamais diffusée !
Ainsi se termine l’aventure de la Télévision Genevoise commencée dans l’incertitude d’un nouveau média inconnu et qui s’achève deux ans plus tard par les débuts de la Télévision Suisse Romande. Une aventure rendue possible grâce à tous les collaborateurs bénévoles qui ont sacrifié leur temps libre à cette expérience d’une petite équipe de passionnés. Grâce aussi à l’aide des autorités municipales et cantonales qui ont investi plus d’un million de francs dans le financement de la Télévision Genevoise et dans la mise à disposition gratuite de terrains pour que la SSR puisse construire le centre TV de Carl-Vogt. ■
La suite de la série sera consacrée aux premières heures de la Télévisions Suisse Romande à la Villa Mon Repos.
L’arrêt automatique du réacteur (scram) de la petite Centrale nucléaire de Lucens, le 21 janvier 1969, mettait une fin brutale, mais définitive, à cette installation en caverne. Elle avait produit pour la première fois en Suisse du courant électrique d’origine nucléaire sur le réseau interconnecté de la Compagnie vaudoise d’électricité, comme elle se nommait à cette époque (aujourd’hui Romande Energie), cela en date du 21 janvier 1968.
Tout avait pourtant bien commencé et les premiers essais de physique du réacteur, le 29 décembre 1967, chargé avec ses premières barres d’uranium, avait démontré le bien-fondé de cette conception et de cette filière typiquement suisse. Il s’agissait en effet d’un réacteur dont l’eau lourde (D²O) était le modérateur des neutrons émis par la fission. Les 73 éléments d’uranium 235 étaient individuellement refroidis par un gaz caloporteur, le CO². Ce dernier, à environ 380 °C., était ensuite dirigé par deux soufflantes dans les deux échangeurs de chaleur qui, produisant la vapeur d’eau, actionnaient une turbine à vapeur conventionnelle et son turbo-générateur accouplé en bout d’arbre.
Une teneur en humidité trop élevée
Ces deux grandes soufflantes à axe vertical, qui assuraient ainsi la circulation forcée du gaz carbonique dans chacun des 73 éléments logés leur « tube de force », fonctionnaient normalement, mais la teneur en humidité du gaz (en ppm) était légèrement trop élevée. Cette humidité provenait d’une défectuosité des joints de barrage rotatifs au bas de ces soufflantes: ils n’étaient pas absolument étanches. De l’eau s’était accumulée au pied de certains tubes de force. Elle a empêché, lors d’un redémarrage, la circulation du gaz carbonique dans tous les tubes de force et c’est elle qui a provoqué la corrosion des gainages des éléments d’uranium, puis la fusion de quelques kilos d’uranium de l’élément No 59 en particulier.
Ces joints rotatifs des soufflantes avaient déjà fait l’objet d’améliorations de la part du constructeur, mais ils demeuraient un souci permanent de l’équipe d’exploitation, cela surtout après une première marche d’endurance. Il faut peut-être préciser ici que, dans les filières actuelles à eau bouillante et à eau pressurisée, le combustible (uranium) est gainé avec une enveloppe en acier inoxydable résistante à l’eau. Ce n’était pas le cas à Lucens, car les ailettes des gainages qui entouraient les barreaux d’uranium étaient en magnésium.
Ces ailettes furent soumises à l’action corrosive de ces résidus d’eau dans le gaz carbonique. Certains canaux de circulation furent ainsi obstrués, en particulier au pied de l’élément N° 59 déjà mentionné. Comme ce gaz carbonique destiné au refroidissement ne circulait plus, cet élément a atteint une température anormale de plus de 600° C. Sa gaine en magnésium, ainsi qu’une partie de l’uranium lui-même, entrèrent alors en fusion, en endommageant le tube de force lui-même.
La salle de commande n’est pas avertie
De plus, tous les éléments n’étant pas équipés d’une mesure de température individuelle, la salle de commande ne fut donc pas avertie de cette anomalie dès le début de la prudente montée en puissance du 21 janvier 1969. L’arrêt automatique du réacteur se produisit quelques fractions de secondes après la rupture du tube de force No 59, déclenché par la brusque perte de pression du circuit du gaz carbonique caloporteur, tandis que tous les instruments de surveillance en salle de commande donnaient l’alarme.
Après un bref instant de surprise bien compréhensible, l’ingénieur de quart et son équipe prirent toutes les mesures nécessaires pour garder le contrôle des installations et de leur refroidissement, alertèrent les autorités fédérales et cantonales. Ils procédèrent aux premières investigations, ainsi qu’à la récupération de l’eau lourde du modérateur, dont la cuve en alliage d’aluminium avait été endommagée.
Aucune réparation possible, il faut démonter le réacteur
Les semaines qui suivirent furent consacrées à d’autres investigations, en particulier sur le système de défournement par le bas, réalisées au moyen d’une petite caméra de télévision improvisée. Elles montrèrent qu’un démontage du réacteur était inéluctable, toute réparation étant jugée impossible. Ce démantèlement fut une première en Suisse. Il s’acheva trois années plus tard, en 1972-1973. Le bon niveau de formation du personnel demeuré sur place a grandement facilité ces importants travaux. Le démantèlement de la Centrale nucléaire de Mühleberg, actuellement en cours dès le 20 décembre 2019, n’est donc pas une « première » en Suisse, bien que sa puissance en MWe était 150 fois plus grande.
A Lucens, ces travaux se sont déroulés sans accident, ni irradiation ou contamination de personnes ou atteintes à l’environnement, contrairement aux rumeurs qui circulent encore parfois dans la région. Le site, complètement dénucléarisé, est devenu aujourd’hui un dépôt souterrain géré par les Archives cantonales vaudoises (DABC) pour des objets précieux de nos musées. ■
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Lorsque j’habitais à Paris, je participais presque chaque semaine aux deux randonnées en rollers des vendredi soir (niveau confirmé) et dimanche après-midi (tous niveaux). Ces randonnées comptent parmi les rares choses qui m’ont manqué en venant habiter en Suisse. Il me reste la sensation euphorisante de prendre possession de la ville, tout trafic bloqué pour laisser passer le cortège de centaines, voire de milliers de patineuses et de patineurs de tous âges et de tous milieux. Il me reste la sensation humainement si rassurante d’être un petit élément faisant partie d’un grand tout, filant comme des flèches dans le même effort, levant ensemble les bras pour indiquer d’aller à droite, à gauche, de ralentir pour cause d’obstacle ou de personne ayant chuté. Je n’oublierai jamais le sentiment de privilège et de victoire lorsque nous avons descendu les Champs-Elysées ou lorsque nous avons fait une pause à l’intérieur du Grand Palais!
À Lausanne, j’ai entendu parler plusieurs fois des descentes de la ville en rollers dans les années 1990. Je ne pense pas avoir l’audace de m’y essayer un jour, mais j’ai beaucoup d’admiration pour les doux dingues qui s’y risquaient et s’y risquent sans doute encore. Voici mon enquête sur l’époque où Lausanne était une capitale du roller.
Le quad et starway pour une nouvelle culture urbaine
Dans les années 1980, la glisse urbaine est en vogue. Les petites roues des skates et des patins usent le bitume des villes suisses, comme de toutes les métropoles européennes et américaines. Lausanne et Genève deviennent de hauts lieux de la glisse et du quad en particulier, c’est-à-dire les patins aux roues disposées en carré. Mais savez-vous que le patin à roulette aurait été inventé par un Belge en 1760 ? Il ressemblait au roller inline que nous connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire un patin avec les quatre roues alignées dans l’axe, à l’instar de la lame du patin à glace qu’il était d’ailleurs destiné à remplacer durant la saison estivale. C’est un siècle plus tard, en 1863, que le quad est inventé, par un Américain cette fois.
Pourquoi un tel engouement à la fin du XXe siècle ? Techniquement, on peut l’attribuer à l’invention des roues en polyuréthane, permettant une glisse plus agréable, sûre et variée, en quad comme en inline, ainsi qu’en skate d’ailleurs. Socialement, c’est la diffusion de la culture urbaine et populaire des Etats-Unis couplée à la production industrielle qui assurent le succès de la glisse urbaine.
Mais cela
ne suffit pas à tout expliquer. Une jeune fille nous donne une piste dans
l’émission Un jour une heure du 17 avril 1980 : « On arrive à
remarquer qu’on est quelqu’un. » Les jeunes, adeptes du patin ou non, se
retrouvent tous dans ce désir : avoir l’impression d’exister. Différemment,
peut-être. En patins, il s’agit d’étonner les passants, de se défouler sans
complexe, d’aller plus vite et plus loin que tout le monde, bref de s’éprendre
de la liberté.
Une autre jeune fille témoigne dans le même reportage : « C’est le moteur alternatif, je trouve. On n’est pas une voiture et on ne pollue pas l’air. Il y aura moins de voitures quand tout le monde fera ça. » Notons l’avant-goût de conscience écologique, bien avant les manifestations des jeunes pour le climat, et une autre caractéristique de l’esprit du patin qui rassemble les jeunes quelle que soit l’époque : la pensée alternative, le questionnement des limites et des conventions.
Les rollers avant la trotinnette!
Mon
compagnon, patineur depuis 1990, m’a raconté qu’à l’époque, les patins Starway
étaient incontournables sur l’arc lémanique, notamment pour ses roues baptisées
« Kryptonics » et surnommées par les aficionados « les
Kryptos ». Tout le monde avait des Starway, m’assure-t-il : c’étaient
les meilleurs patins ! Il en a d’ailleurs toujours une paire.
Basée à Saint-Légier dans les hauts de Vevey, la société Starway fabrique depuis 1987 des patins. Guy Kramer m’explique que sa société produisait à l’époque 20’000 paires par an, écoulées majoritairement en Suisse romande. Aujourd’hui bien sûr, ce n’est plus l’effervescence des années 1980 où l’engouement pour le patin touchait même le domaine de la restauration ! Au restaurant branché Rollerball à Genève, les serveurs ne faisaient pas le service en baskets mais bien en patins. Guy Kramer, amoureux de l’esprit sportif, me raconte aussi au téléphone, la voix pleine de sourire, la belle ambiance qui régnait dans le milieu du patin et ses quelques exploits de l’époque accomplis pour le pur plaisir, comme la traversée de la Suisse. Aujourd’hui, c’est la trottinette qui devance en popularité et en part de marché les skates et les patins. À la surprise générale du milieu, avoue Guy Kramer. Starway est toujours en activité, à plus petite échelle, et continue de prendre les commandes de celles et ceux qui n’ont pas succombé à l’appel du inline, préférant rester fidèles au quad.
Le inline et Ivano l’intrépide Lausannois
Les années 1990 voient en effet l’essor d’un nouveau type de glisse : le roller inline. Le vocable anglais roller (abréviation de roller skating) se popularise à côté du terme français patin. Et Lausanne devient la capitale romande du roller. Ouchy est le point de rassemblement de la crème des patineurs. C’est là que les intrépides en mettent plein la vue avec des figures plus osées les unes que les autres. C’est là que toutes les réputations se font.
Lausanne accueille également des compétitions, par exemple la première édition du International Roller Contest qui fait de Vidy le « Woodstock du patinage » selon le journaliste Bernard Heimo dans ce reportage de 1994. Il résume d’ailleurs très bien les raisons de la popularité du roller : c’est aussi bien un sport de famille qu’un sport extrême, donc il y en a pour tous les goûts, et surtout c’est « un état d’esprit, une façon de vivre ».
Une façon de vivre, exactement : c’est ce qui transparaît tout au long de ce beau reportage pour l’émission Tell Quell en 1994 dans lequel les rebelles deviennent des héros, au premier chef l’attachant Ivano Gagliardo. Car c’est encore autre chose qu’une compétition qui fera de Lausanne un lieu mythique du roller dans les années 1990 : les descentes à toute berzingue depuis les hauts de la ville jusqu’au bord du lac. Ivano Gagliardo en est le meneur, suivi à la trace par une dizaine de jeunes. Il faut le regarder, le bienveillant Ivano, faire signe aux voitures de ralentir et inviter sa clique à la prudence aux passages critiques. Il faut les regarder, ces patineurs volant sur le bitume, faire la nique aux voitures, chercher la vitesse et rajouter quelques cabrioles. Il faut les regarder pour sentir une irrépressible envie de liberté nous envahir et nous flanquer des petites roues dans le cœur pour le reste de la journée !
Un esprit de famille
Les
descentes lausannoises regroupent alors des personnes de tous horizons, sans
aucune discrimination. Le reportage de 1994 montre bien cette mixité sociale en
choisissant de faire le portrait d’Ivano Gagliardo, ouvrier moquetteur, et de
son ami David, licencié en biologie de l’EPFL. L’écrivaine lausannoise Claire
Genoux, qui a participé à ces folles équipées, me le confirme aussi : « Il
y avait peu de filles par exemple, mais nous étions très bien accueillies et immédiatement
acceptées, nous formions une famille. » Cet esprit était même typique du
milieu du roller en général où il régnait une ambiance d’entraide plus que de
compétition, et ce même au sein des compétitions.
Claire Genoux précise qu’il y avait aussi une composante de marginalité dans cette petite communauté, d’opposition à l’ordre établi, même si c’était sans agressivité. Cela confirme ce que décrit Ivano dans le reportage : « Quand on est en patins, on a l’impression que tout le monde sait qu’on existe. Le patineur provoque, mais il aimerait se faire accepter. » Il suscite l’émerveillement, le choc, la jalousie… mais finalement, il nous interroge sur notre propre désir de liberté. L’amie d’Ivano, hôtesse de l’air de profession, évoque ainsi le sentiment qui l’envahit à regarder son cher patineur : « C’est un petit bout de rêve dans la journée. C’est comme si un danseur de ballet allait faire quelques pas de danse au milieu de la route. C’est beau. »
La ligne 5 pour remonter jusqu’à Epalinges
Se confronter à soi-même, à la ville, à la vie : voilà en fait le véritable enjeu des descentes, plus que le shoot d’adrénaline. Comme le dit Ivano : « Ça nous fortifie de savoir qu’on peut prendre des risques et être chaque fois à la hauteur de ces risques. » Mais chacun selon ses capacités. Claire Genoux mentionne par exemple qu’il y avait les prudents empruntant la ligne 5 du bus pour remonter en direction d’Epalinges et puis les téméraires qui se faisaient tracter par les véhicules, à l’instar des frères Lenoir, Luc surnommé « le patron » et David qui gère aujourd’hui le skatepark de Sévelin. Et si la réussite est au rendez-vous en bas de chaque descente, pourquoi ne serait-elle pas au rendez-vous d’autres défis ? Le tremplin est peut-être le même pour sauter en rollers et dans la vie.
La topographie de Lausanne limite fortement l’organisation de randonnées longues et tous niveaux. Le groupe autogéré de patineurs des années 1990 ne s’est jamais institutionnalisé pour cette raison, mais surtout parce que personne ne voulait fédérer et gérer un grand groupe. Même si certains sont restés en contact, le groupe a donc fini par se disperser.
Mais dans d’autres villes du monde, des randonnées en rollers de plusieurs heures, dans un environnement plus plat permettant d’aligner les kilomètres, sont devenues des traditions hebdomadaires, notamment à Paris depuis le milieu des années 1990 avec deux associations organisatrices (Rollers & Coquillages et Pari-Roller). Plusieurs villes suisses, dont Genève, organisent également des randonnées qui ont lieu le lundi soir de mai à septembre. Découvrir la ville autrement, laisser les soucis quotidiens sur le trottoir, faire partie d’une communauté bienveillante : qui ne serait pas grisé par l’expérience ? Pour moi qui suis nostalgique des randonnées parisiennes, regarder Ivano descendre Lausanne avec tant d’élégance et de légèreté me donne immanquablement des frissons de plaisir. C’est décidé : dès que Genève organise une rando, je rechausse mes rollers ! ■