Notre rubrique Témoignages et récits reprend des récits de membres de notreHistoire.ch et des articles rédigés par eux, à l’instar de ce texte de Robert Curtat (1931 – 2015), publié en novembre 2013. Journaliste et écrivain, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire sociale, de nouvelles et d’essais, Robert Curtat fut également secrétaire de l’Association vaudoise des écrivains.
Choc violent des idées : au début des années 1920, la Suisse, comme une vulgaire république bananière, confie à l’armée en lien étroit avec les milices bourgeoises (fascistes) le soin de surveiller les quartiers ouvriers tandis que les évêques suisses condamnent à l’enfer les paroissiens qui rejoindraient une organisation socialiste (1). Etrangement c’est dans ce monde en furie que surgit une solution de sagesse : la coopérative d’habitation, le moyen d’offrir un logement aux familles de travailleurs hors de tout profit capitaliste.
L’histoire s’arrête, un instant, en octobre 1920 à la Maison du peuple de Lausanne. En vedette Léon Nicole, syndicaliste et socialiste, apporte la bonne parole de Genève où vient d’être lancée l’une des premières sociétés coopératives romandes d’habitation. Le public apprécie le principe de solidarité qui autorise des loyers plus bas mais, plus encore, un projet formidable proposé par les jeunes architectes «engagés» Braillard et Martin: une cité jardin de 120 logements ! En regard des taudis urbains, où logent encore la plupart des travailleurs et leurs familles, difficile d’imaginer mieux. C’est d’ailleurs ce modèle que la Société coopérative d’Habitation de Lausanne (SCHL) adopte pour la «campagne» de Prélaz, destinée au logement de 60 familles dont près de la moitié dans 26 maisons familiales en rangées. Les projets de Prélaz à Lausanne, de la campagne d’Aïre à Genève, d’Hirzbrunnen à Zurich, et avec eux des centaines d’autres à travers le pays, témoignent d’un vent nouveau qui souffle alors pour les familles de travailleurs. Certes il leur faut accepter des contraintes nombreuses, entre autres un manque de moyens de transport public, mais c’est le prix à payer pour que leur famille vive mieux.
Une formule heureuse
Retour à Lausanne, quelques mois après la réunion de la Maison du peuple. Pour lancer son projet l’association toute neuve doit réunir 600 souscriptions à 300 francs – à peu près le salaire mensuel d’un compagnon – et elle y parvient en trois mois. Le solde sera fourni par les banques à un taux exorbitant : 7 % ! Bonnes et mauvaises nouvelles tricotent la chronique de ce chantier de Prélaz jusqu’au 15 octobre 1921, date de son inauguration. A Noël 1921 tous les logements sont occupés. L’histoire forte de la coopérative de Lausanne, comme celle de Genève, comme celle des organisations plus petites – l’Association suisse pour l’habitat en recense 225 en Suisse romande – témoigne pour la formule heureuse de la coopérative d’habitation qui répond à une exigence récurrente : le besoin de logements «sociaux » pour des familles de travailleurs disposant de revenus modestes.
Des salles de bain pour les familles ouvrières
Dans les périodes qui suivent, le nombre des bâtiments construits en Suisse par des coopératives d’habitation progresse fortement, passant d’un peu moins de 1500 avant 1919 à près de 6500 jusqu’en 1945, enfin à 9123 entre 1946 et 1960, point culminant du mouvement. Au-delà commence la chute forte des projets de construction pour arriver en l’an 2000 à un peu plus de 1000 logements surgis de terre en une décade. A cette date la statistique suisse indique que 7,10 millions de personnes ont un toit mais que, sur ce total, on ne recense jamais que 330’000 coopérateurs. (…)
A bien regarder on revient de très loin. Dans un petit document marquant ses 75 ans d’existence, la coopérative d’habitation de Montreux indique : «En 1932 nous avons commencé à construire mais notre projet souleva des résistances très fortes parce que nous proposions des logements avec salles de bains pour des familles ouvrières.»
La chronique des débuts du mouvement coopératif d’habitation en Suisse romande fourmille de notations semblables. Cette histoire riche qui a suscité de nombreux ouvrages (2) aligne des faits plutôt rugueux. La société dans laquelle la coopérative d’habitation est née, celle qui a suivi avec le poids des tristes « idéaux » qui dominaient dans les classes dirigeante jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la montée d’une société toujours moins solidaire ont marqué ces cent ans d’existence. Ce constat n’anticipe pas de changements qui pourraient être un peu plus positifs pour le logement social. Comme le répète le proverbe chinois «L’expérience est une lanterne qu’on porte dans le dos. Et qui n’éclaire que le chemin parcouru». Mais rien n’indique que le pouvoir politique à tous les niveaux, particulièrement celui des cantons et des communes à la manœuvre sur ce dossier, veuille libérer plus largement des moyens qui soutiendraient une deuxième jeunesse du logement social. (…)
Selon le principe qui veut qu’un malheur puisse en cacher un autre, le logement social souffre d’un mal irrémissible : le désamour toujours plus marqué pour cette forme d’habitat de ce côté de la Sarine. Le choc des chiffres est sans appel : là où les coopératives d’habitation de Zurich offrent plus d’un logement sur cinq, celles de Genève n’en alignent qu’un sur douze. De toute évidence le sujet est politiquement sans attrait pour la plupart des décideurs romands et le poids d’une administration souvent tatillonne retarde encore les travaux. Il arrive certes qu’une commune dont les magistrats ont compris l’intérêt d’un projet de logement social mette à disposition une parcelle et favorise la mise à disposition de logements à loyer modéré (3). Une belle exception que René Char commente en poète: «il arrive que le réel désaltère l’espérance. C’est pourquoi, contre toute attente, l’espérance survit» ! (…) ■
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Références
1. Collectif, Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, vol III, p. 129, Payot, 2004
2. Tant à Genève qu’à Lausanne, l’ouvrage qui marquait les 75 ans de l’institution a été rédigé par des universitaires qualifiés comme historiens
3. Exposé dans Le Temps du 22 mai 2013
A consulter également sur notreHistoire.ch
La coopérative d’habitation de Vieusseux, à Genève, un document des archives de la RTS