L'Inédit

par notreHistoire


Le studio de la Télévision Genevoise

En 1952, les premiers essais de la Télévision Genevoise sont réalisés dans l'ancienne école de Genthod. Sur cette photo du studio, William Baer fait face à un matériel sommaire.

Coll. J.-J. Lagrange/notreHistoire.ch

Nous ouvrons une nouvelle série, écrite et dirigée par Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la Radio Télévision Suisse. C’est en effet en 1953, après un passage à la Radio, que Jean-Jacques Lagrange participe à la création de la Télévision Genevoise qui deviendra, une année plus tard, la Télévision Suisse Romande. Il y jouera un rôle majeur comme réalisateur de reportages et de fictions (il sera un des membres fondateurs du Groupe 5). Chargé professionnel des réalisateurs, Jean-Jacques Lagrange ouvre pour les Romands une fenêtre sur le monde avec les émissions de Continents sans Visa puis de Temps présent. Il n’a cessé de faire vivre la télévision, dans son présent mais aussi dans son histoire. Pour les 50 ans de la Télévision Suisse Romande (aujourd’hui RTS), il crée le site Histoire de la TSR. Il a également rassemblé une série de photos inédites des premières années de la télévision, dont un choix illustre cette série.

C’est sur le Salève que tout a commencé ! En 1949, un car de la RTF, installé au restaurant du téléphérique du Salève, réalise des émissions qui sont transmises par link sur Radio-Genève où le public découvre avec stupéfaction les images mobiles sur trois récepteurs installés dans le grand studio radio. Car personne n’a jamais vu alors des images de télévision en Suisse ! Cette initiative, on la doit à René Dovaz, le directeur de Radio-Genève. Deux ans plus tôt, tout en développant les programmes radio, René Dovaz s’intéressait déjà à la télévision et, grâce à ses excellents contacts avec la RTF à Paris, il réussit à organiser cette première démonstration depuis le Salève qui lui permettra de convaincre les autorités genevoises pour la construction d’un studio de télévision. Avec l’architecte Jean Camoletti, il visite les studios de la RTF à Paris et, le 6 octobre 1950, Camoletti remet les plans d’un studio TV de 850 m2 devisé à 850’000 francs.

En 1949, deux cars de la Radio Télévision Française diffusent vers des récepteurs de Radio-Genève. Personne en Suisse n'avait encore vu des images de télévision!

Coll. J.-J. Lagrange/notreHistoire.ch

En 1950, Marcel Bezençon, devenu directeur général de la SSR, décide d’envoyer une délégation pour étudier la TV américaine. Eduard Weber, directeur général des PTT, accompagné d’un expert fédéral TV, de René Dovaz et de Francis Zuber, chef technique de Radio-Genève, visitent les studios de CBS à Boston, New York et Washington. Leur rapport va activer l’idée d’une Télévision en Suisse.

René Dovaz pense que Genève doit au plus vite se positionner pour faire de la télévision, car la rivalité entre Genève et Lausanne est terrible. Chacune des deux villes revendique déjà d’avoir le futur centre TV romand. En réponse aux essais de la télévision au Salève, Radio-Lausanne organise en 1951 une série d’émissions de démonstration avec la firme Philips financée par la municipalité lausannoise.

En réplique à l’initiative vaudoise et sur proposition d’André Fasel, président de l’Association des Amis de Radio-Genève, la Fondation genevoise de télévision se crée et obtient le soutien de la Ville et du canton.

Une rencontre inopinée dans un bistrot

Pendant la guerre, René Schenker avait étudié l’alto au Conservatoire de Lausanne. Il rencontrera dans un bistrot de Clarens un pilote de la RAF interné après que son avion eut été abattu en Suisse. Ce pilote, un certain M. Wilson, était ingénieur à la BBC pour le développement de la télévision… en couleurs (déjà !).

Devenu directeur-adjoint de Radio-Genève, René Schenker s’est souvenu de cette rencontre. Il contacte Wilson qui l’invite à Londres pour suivre pendant l’été 1952 un cours de formation en réalisation TV destiné aux metteurs en ondes radio. René Dovaz saute sur l’occasion mais la direction générale de la SSR, à Berne, refuse de financer ce voyage et René Schenker y va sur son temps de vacances et à ses frais !

A son retour, il donne une conférence au personnel radio pour expliquer ce qu’est la télévision. A la fin de sa présentation, trois collaborateurs lui demandent si on ne pourrait pas organiser une équipe à Genève. Ce sont Robert Ehrler, William Baer et Jacqueline Regamey. Chose dite, chose faite.

Ils s’achètent une caméra Paillard 16mm, une visionneuse et une colleuse alors que René Schenker trouve une classe inoccupée dans l’école de Genthod, classe qui avait été celle d’Henri Baumard, le fameux «Oncle Henri» des émissions radio pour les enfants !

Robert Ehrler pose avec une des trois caméras Paillard 16 mm.

Coll. J.-J. Lagrange/notreHistoire.ch

Des collaborateurs de Radio-Genève rejoignent les pionniers. Ce sont Bernard Schmidt, opérateur son, Edouard Brunet, ingénieur radio et Roger Keller, concierge de Radio-Genève mais habile menuisier. Ils installent la classe comme ils imaginent que doit être un studio TV, bricolent un gril pour l’éclairage… bref, c’est le système D avec l’aide de René Schenker, très fort pour trouver du financement et des solutions, notamment en récupérant le matériel son, des câbles et des projecteurs à Radio-Genève.

Déniché aux puces, ce poste de radio équipé d'un projecteur 16mm et d'un miroir (croquis) jouera un rôle capital.

Coll. J.-J. Lagrange/notreHistoire.ch

Chaque membre du groupe paie son matériel et sa pellicule mais René Schenker note tout dans un carnet et remboursera chacun quand la Télévision Genevoise sera officiellement créée. Parmi les équipements récupérés, il y a une trouvaille que René Schenker a déniché au marché aux puces: un poste de radio comportant au centre un verre dépoli en forme d’écran TV. Sur un côté du poste, un casier avec un projecteur 16mm et un jeu de miroirs projetant l’image sur le verre dépoli.

De ce fameux poste, il n’existe qu’une seule photo montrant le caisson latéral avec le projecteur. Un système de miroirs renvoyait l’image sur le verre dépoli. Par le dessin, on a reconstitué l’aspect du poste avec son cadran lumineux montrant les noms des stations radio, les deux boutons du volume et du curseur de recherche des stations, l’écran en verre dépoli et, en gris, le haut-parleur de la radio. C’est sur ce poste que l’équipe se projette ses premiers films et cet appareil va jouer un rôle capital pour la suite de l’aventure de la Télévision Genevoise.

1er janvier 1954. Jo Excoffier, radio reporter à Radio Genève (à gauche) et René Schenker, directeur adjoint de Radio-Genève, initiateur du groupe de la Télévision Genevoise.

Coll. J.-J Lagrange/notreHistoire.ch

La projection décisive un peu bricolée

A Genthod, le Groupe progresse et tourne de petits sujets sur ce qu’il pense devoir être de la télévision. Tous travaillent 44 heures à la radio et viennent le soir et les week-ends pour « faire de la TV ». René Schenker et René Dovaz sentent bien qu’il faut passer à la vitesse supérieure et font marcher leurs relations.

Au printemps 1953, ils invitent trois conseillers administratifs, Maurice Thévenaz, Marius Noul et Albert Dussoix pour une démonstration dans le studio de Genthod. Tout est ripoliné et, sur une table, trône le poste-radio et son écran dépoli. Le Groupe a collé bout-à-bout de petites actualités sur Genève, du sport et une chanson mise en images par Robert Ehrler, sa spécialité. Le film muet a été sonorisé sur un magnéto 6mm qu’Edouard Brunet, dans les coulisses, fait démarrer synchrone au pif ! Les trois conseillers administratifs admirent le studio et s’installent devant le poste. Noir. Film. L’illusion est parfaite. A la fin, applaudissements et, croyant avoir vu de la télévision, Albert Dussoix demande : « Quelle définition utilisez-vous ? »

Il faut bien lui expliquer la « supercherie », mais les politiques sont si enthousiasmés qu’ils décident sur le champ de soutenir l’initiative. Albert Dussoix, le grand argentier de la Ville, est prêt à tout faire pour aller vite. En fin politicien et visionnaire, il voit les avantages qu’il peut tirer pour Genève… et pour sa carrière. Avec René Schenker, ils deviendront les vrais complices de l’aventure de la Télévision Genevoise.

Le Conseil administratif de la Ville de Genève s’engage aussitôt sur trois points. Il met à disposition la villa Mon Repos, située dans le parc de la Perle du Lac, pour en faire le centre de la Télévision Genevoise. Ensuite, un gros crédit de 235’000 francs est accordé. Albert Dussoix le sort de ses tiroirs pour financer l’installation du studio et la production, sans attendre l’aval du Conseil municipal qui ne sera donné qu’en septembre 1953 ! Enfin, troisième point, la Ville s’accorde avec l’Etat pour que les étudiants de l’Institut de Physique construisent un émetteur TV et pour demander à la Confédération une concession de diffusion expérimentale qui sera accordée.

Les pionniers de la Télévision Genevoise se rassemblent

Tout s’accélère : les pionniers de Genthod déménagent à Mon Repos. Des techniciens de Radio-Genève viennent donner un coup de main à Edouard Brunet et Roger Keller pour installer toute la technique et le gril d’éclairage. René Schenker puise dans les stocks de matériel usagé de Radio-Genève pour équiper le studio, René Dovaz ferme les yeux sur ces glissements radio-TV et de nouveaux collaborateurs viennent grossir les rangs du Groupe de Mon Repos: Jo Excoffier, journaliste radio, Guy Plantin et Georges Hardy, speakers à Radio-Genève, Roger Bimpage, un photographe indépendant s’intéressant au cinéma et Humbert-Louis Bonardelly, directeur de La Semaine Sportive qui offre à l’équipe une caméra Caméflex 16mm (que Robert Ehrler se fera voler six mois plus tard à Paris !).

Ils comptent parmi les pionniers, de gauche à droite, la speakerine Arlette, Guy Plantin, et Jo Excoffier.

Coll. J.-J. Lagrange/notreHistoire.ch

En juin 1953, Christian Bonardelly, Lyne Anska et moi-même rejoignons le groupe de Mon Repos. Je travaille maintenant à Radio-Genève comme régisseur de la continuité et programmateur de disques. Tous les membres de l’équipe de Mon Repos assurent leur travail à Radio-Genève et prennent sur leur temps libre et leurs loisirs pour préparer ce qui va devenir la Télévision Genevoise. Nous nous répartissons le travail en fonction de notre expérience et de nos capacités.

Dans le studio de la Télévision Genevoise, de gauche à droite, Jean-Jacques Lagrange, Jo Excoffier et William Baer.

Coll. J.-J. Lagrange/notreHistoire.ch

Pour William Baer, Robert Ehrler et moi, c’est le tournage de sujets d’actualité ou des documentaires. Chacun monte ensuite son film, écrit le commentaire, choisit la musique et fait l’enregistrement sur un vieux projecteur 16mm que René Schenker a acheté. Il n’y a pas de laboratoire de développement 16mm inversible à Genève. Les films sont donc envoyés à Berne pour développement puis portés chez Cinégram, à Genève, pour être « pyralisés », une opération qui permet de poser une fine bande magnétique latérale pour y enregistrer ensuite le son.

C’est vraiment du bricolage artisanal et de la débrouille mais l’enthousiasme est total. Les passionnés de télévision passent week-ends et nuits entières à Mon Repos dont les lumières nocturnes intriguent les gens du quartier !

Chacun apporte ses idées, propose des sujets qui doivent démontrer que Genève offre mille possibilités pour faire de la télévision. René Schenker coordonne le tout et prépare déjà l’avenir. Sans avoir le budget, il va à Paris acheter un télécinéma 16mm Flyingspot fabriqué par l’entreprise Radio-Industrie SA. Il revient avec une grosse facture qu’Albert Dussoix se charge aussitôt d’éponger.

Comment construire un émetteur de télévision?

De leur côté, les étudiants de l’Institut de physique, sous la direction de Pierre Girard et Claude Bonhomme, les deux assistants du professeur Extermann, épluchent les revues techniques américaines pour comprendre comment construire un émetteur TV et achètent aux Etats-Unis les pièces nécessaires. A la fin de 1953, ils seront prêts et érigeront l’antenne sur une tour en tubulaire construite sur le toit de l’Institut de physique.

Le projecteur permettant de sonoriser les films. Une ouverture taillée dans le mur offre la vision vers le studio.

Photo R. Ehrler, coll. J.-J. Lagrange/notreHistoire.ch

Pendant tout l’automne, l’équipe de Mon Repos tourne des sujets pour construire un programme de démonstration car la date de l’inauguration officielle de la Télévision Genevoise a été fixée au 28 janvier 1954. Je dessine le logo du générique des émissions qui représente la silhouette de la ville sur fond de Salève avec une antenne d’émetteur TV en contre-plongée (voir le dessin du générique). René Schenker commande à Louis Rey une musique de générique et il choisit Arlette Brooke comme speakerine.

Comme l’équipe n’a pas de caméra-son, il faut filmer les annonces d’Arlette en muet, envoyer le film à développer à Berne puis à Cinégram pour pyralisation. Pour finir, Arlette postsynchronise tant bien que mal ses annonces en s’aidant de la bande son témoin 6mm enregistrée au tournage! Il faut ensuite coller chaque annonce devant le sujet idoine dans un bout-à-bout général faisant une grosse bobine d’une heure afin que l’émission s’enchaîne correctement… en priant pour que les collures à la colle tiennent le coup ! ■

Dans la suite de ce récit, que nous publierons la semaine prochaine, vous apprendrez comment les premières images de la Télévision Genevoise furent transmises grâce à l’ingéniosité d’étudiants de l’Institut de physique.

A consulter également sur notreHistoire.ch

L’aventure de la Télévision Genevoise en images

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

Le Messager boiteux, Samuel Burnand

Samuel Burnand, fut l'un des nombreux figurants de la Fête des Vignerons de 1955 et 1977. Il continua à tenir ce rôle jusqu'à sa mort en 1985.

Coll. S. Bazzanella/notreHistoire.ch

Que de légendes sur l’histoire du Messager boiteux, figure essentielle de la Fête des Vignerons! Qu’en est-il réellement? Avec sa jambe de bois, sa redingote et son tricorne, il sort tout droit du XVIIIe siècle. Lorsqu’il apparaît pour la première fois à la Fête des Vignerons de 1927, sous les traits de François Streit, le personnage est déjà bien connu en Suisse Romande. C’est que son histoire est vieille de plusieurs siècles et intimement liée à celle d’un almanach du même nom dont la couverture représente un colporteur boiteux, appuyé sur sa canne.

Depuis le Moyen Age, les colporteurs sont des marchands ambulants qui sillonnent villes et campagnes. Son nom tire ses racines des verbes comportare qui signifie « transporter » en latin, mais aussi du verbe coltiner : « porter un lourd fardeau » et du terme « coltin » qui désigne une pièce de cuir, sorte de capuchon que les colporteurs portaient pour se protéger du froid et des intempéries. Les colporteurs voyageaient ainsi à pied en portant toute leur marchandise sur le dos, boitillant sous la charge en s’appuyant sur un bâton ou une canne. Dans leur sac, en plus des marchandises, ils diffusaient des almanachs. Ces publications contenaient les calendriers relatifs au travaux agricoles et viticoles mais aussi des éphémérides, des recettes de cuisine, des contes et des étrennes, des nouvelles des quatre coins du pays. Ils comprenaient souvent des esquisses afin que les paysans illettrés puissent les parcourir et reproduire les conseils dessinés dans leur champ ou leur vigne.

Il y a toujours un véritable messager quelque part

C’est en 1676 qu’apparaissent à Bâle deux almanachs nommés Der Hinkende Bote. Largement diffusés, dès 1707 une version française est colportée jusqu’à Vevey. A partir de 1748, il est édité dans la ville et sa version française y est directement imprimée directement en 1755. Le Messager boiteux devient alors Le Véritable messager boiteux de Berne ou Le Véritable Messager boiteux de Vevey en 1799 et enfin Le Véritable Messager boiteux de Berne et Vevey en 1803, nom qu’il porte encore aujourd’hui. Son édition est intimement liée à la ville puisque plusieurs imprimeries ancestrales l’éditeront au fil des siècles. Mais les Messagers boiteux ne sont pas uniquement une tradition romande puisqu’on en retrouve à Strasbourg et à Francfort, entre autres régions où sa figure s’est imposée comme la représentation du colporteur et du messager.

Une opération marketing réussie

Ils sont trois à avoir incarné le Messager boiteux lors des Fêtes des Vignerons de 1927 à 1999. François Streit en 1927, Samuel Burnand lors des éditions de 1955 et de 1977, enfin Jean-Luc Sansonnens en 1999. A la Fête de 2019, pour la première fois, c’est une jeune femme, Sofia Gonzalez, habitante de Jongny et championne d’athlétisme handisport, qui devient la première « Messagère » de l’histoire de la Fête des Vignerons.

C’est grâce à Emile Gétaz, un des Conseillers de la Confrérie des Vignerons, Abbé-Président de 1942 à 1952, mais aussi directeur de La Feuille d’Avis de Vevey (1898) et des imprimeries Klausfleder SA (depuis 1894) qui édite le fameux almanach, que le Messager boiteux apparaît lors de la Fête des Vignerons de 1927. S’il y a quelque chose d’une opération marketing bien menée pour l’époque, son apparition n’est pas anodine. Elle rend aussi hommage à un personnage de fiction iconique de la ville. A la manière dont la Fête des Vignerons assimile les traditions locales, le Messager boiteux devient alors le colporteur (au sens de messager) de la Fête et en 1955, Samuel Burnand qui l’incarne, restera célèbre pour avoir effectuer l’aller-retour à pied jusqu’à Lausanne et Berne pour annoncer la nouvelle Fête aux autorités cantonales et fédérales.

Dans ce reportage de la RTS de 1985, l'anthropologue Bernard Crettaz intervient. Il considère que les almanachs sont l'expression d'une science populaire, faite de siècles d'observation.

Coll. Archives de la RTS/notreHIistoire.ch

Mais la légende prend vie ! Samuel Burnand n’était pas seulement le Messager boiteux de la Fête des Vignerons. Il était réellement le colporteur de l’almanach qu’il distribue à pied sur les marchés et dans les foires de la région et le restera jusqu’à sa mort en 1985, quelques années après la Fête des Vignerons de 1977. Le costume est ici plus clinquant qu’au Moyen Age ou qu’au 18e siècle. Le coltin a disparu, remplacé par une redingote bleu et un chapeau tricorne. Mais il conserve son effet et rare sont les Veveysans ou les Romands qui ne le reconnaissent pas immédiatement à son allure.

Un mot encore sur la photo de cet article et publiée par Sylvie Bazzanella sur notreHistoire.ch. A-t-elle été prise à Vevey, ou à Lausanne? Yannick Plomb a levé le mystère. Après une recherche dans les annuaires vaudois, il a pu situer le magasin Confection Maison Moderne à la rue de la Madeleine 1 à Lausanne, en activité de 1925 jusqu’en septembre 1936, date de sa mise en faillite. On peut reconnaître l’immeuble sur Google, précise Yannick Plomb, malheureusement une camionnette est garée devant. Un livreur, sans doute, qui a pris la place des colporteurs! ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Le messager boiteux, une série de photos des différentes Fêtes des Vignerons et un choix de vidéos des Archives de la RTS

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

Genève, église Saint-Joseph

Coll. Bibliothèque de Genève/notreHistoire.ch

A son invention à la fin des années 1870, la carte postale ne comporte aucune illustration ; il faut attendre la fin du siècle pour voir y apparaître des images et le début du siècle suivant pour qu’y soient reproduites les premières photographies. Initialement, le verso de la carte est exclusivement réservé à l’adresse et le message envoyé à son destinataire doit être écrit au recto, en profitant de la place laissée aux marges.

Cette carte postale de l’église Saint-Joseph, issue des collections de la Bibliothèque de Genève, date donc très probablement des années 1890 : la photographie n’a pas encore remplacé le dessin et celui-ci est environné d’un grand espace vide tout prêt à recevoir un texte manuscrit. Ce qu’on perçoit des abords de l’édifice vient confirmer cette hypothèse : la grille visible à gauche du porche entourait le bâtiment primitif, inauguré en 1869 ; elle disparaîtra trente ans plus tard, lorsque des bas-côtés seront ajoutés afin d’accueillir des fidèles de plus en plus nombreux.

Les procès-verbaux des différentes instances de la paroisse, retrouvés dans les archives de la cure, permettent de retracer les étapes des transformations qui vont être entreprises sur le bâtiment. La première date de 1894. Lorsque le chanoine Jean-Marie Jacquard, curé, en fait la relation au conseil d’administration l’année suivante, le procès-verbaliste ne note que des « modifications et réparations importantes » ; longtemps, les historiens en ont été réduits, sur la base d’un article largement postérieur du bulletin paroissial, à supposer qu’il s’agissait de l’ajout d’un déambulatoire autour du cœur. Mais il leur fallait alors faire confiance à des propos tenus en 1939, soit 45 ans plus tard… Une lecture attentive des comptes-rendus des années suivantes m’a permis de confirmer cette donnée. Quand il est à nouveau question de travaux lors de la séance du 2 avril 1898, le point de l’ordre du jour relatif à cet objet commence par un rappel précis de ce qui a déjà été construit : il s’agit bel et bien d’un déambulatoire !

Au carrefour de Rive, près d'un siècle plus tard.

Coll. C.-A. Fradel/notreHistoire.ch

L’élargissement des bas-côtés se fait ensuite en deux temps durant l’année 1899 : la première extension, qui doit servir de test de faisabilité et d’esthétique, est réalisée du côté de la rue du Rhône. Le résultat étant jugé satisfaisant, un ajout similaire vient border la rue Petit-Senn quelques mois plus tard, entraînant la suppression de la grille qui courait de chaque côté de la nef. Cette carte postale est donc antérieure à ces travaux. Comme l’arrière de l’édifice n’est pas visible, il est difficile de dire si l’image a été dessinée peu avant son élargissement, alors que le déambulatoire avait déjà été érigé, ou dans les années qui ont immédiatement suivi sa construction. Mais elle n’est en tous les cas pas postérieure à 1899.

Au premier plan, entouré d’objets mêlant pouvoir religieux et pouvoir laïque, figure Joseph, le saint patron de la paroisse. L’époux de Marie tient une tige de lys, fleurs que l’on retrouve sur la droite ; c’est l’un de ses attributs traditionnels et il symbolise sa chasteté. Comme on ne sait à peu près rien de la décoration primitive de l’édifice, il est impossible de dire s’il s’agit là de la représentation d’une statue qui était placée dans l’église, de la copie d’une autre statue ou d’une œuvre de pure imagination. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Dans le quartier des Eaux-Vives, une série de documents photographiques et de vidéos des Archives de la RTS

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

Edward Whymper

Le 14 juillet 1865, avec sa cordée, Edward Whymper (1840-1911) atteint pour la première fois la cime du Cervin (4478 m).

Coll. A. Groux/notreHistoire.ch

Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte d’Olivier Buchs qui lui valut le Prix Mémoire de Montagne 2018 (ex-aequo avec Markus Schweizer), créé par la RTS/FONSART et remis lors du Festival international du film alpin des Diablerets (le titre et les intertitres sont de la rédaction).

Jeune universitaire et alpiniste genevois, Charles Gos (1885-1949) n’a que 22 ans lorsqu’il écrit à Edward Whymper, le célèbre conquérant du Cervin (1865) pour lui parler d’un projet controversé de chemin de fer sur la non moins célèbre montagne. Il aura la bonne surprise de voir l’Anglais lui répondre, mais la mauvaise de ne pas pouvoir compter sur son soutien – publiquement du moins. Voici ce que Whymper lui répond:

Coll. O. Buchs/notreHistoire.ch

Je n’aime pas le projet d’un chemin de fer gravissant le Cervin, mais je pense que c’est une affaire que les Suisses doivent résoudre eux-mêmes; et que, si je devais écrire des lettres sur le sujet soit à des journaux suisses, soit à des journaux anglais, on pourrait me dire à juste titre: «Occupez-vous de vos affaires».

Le motif du projet semble être divulgué dans la phrase conclusive de la coupure de presse que vous m’avez envoyée, à savoir «Les auteurs de ce projet sont convaincus que l’affaire sera excellente au point de vue financier». Si cela s’avérait être le cas, ce serait au détriment des Suisses. On a déjà privé de pain les Zermattois avec la construction du chemin de fer du Gornergrat, et maintenant on cherche à leur enlever aussi les miettes, en les empêchant de conduire les touristes au lac Noir, aux cabanes sur le Cervin, et au sommet du Cervin. L’Hôtel Lac Noir également ne sera plus convoité. Les Zermattois, il me semble, sont profondément concernés par cette affaire. S’ils s’y opposent vigoureusement, peut-être que le Conseil fédéral ne confirmera pas la concession.

Les chemins de fer de montagne de la Suisse sont certainement très intéressants, mais ils ne contribuent pas à l’attrait du paysage suisse, et ils ont déjà chassé une partie considérable de la clientèle hors de Suisse.

En 1907, Charles Gos – il obtiendra le prix Schiller en 1916 – n’est pas encore un écrivain connu lorsqu’il s’indigne d’un projet de funiculaire sur le Cervin. Dans son ouvrage Près des Névés et des Glaciers, il rend compte d’un échange qu’il a eût à ce sujet avec Edouard Whymper pour lui demander de peser de tous son poids contre la réalisation : « Je lui avais écrit, le priant, le suppliant plutôt, lui, le héros, de protester ouvertement contre le projet. Sa voix vénérée n’eût pas manqué de rallier du bon côté tous les sceptiques et les indifférents. Il n’en fit rien. » (1) En effet, Whymper ne prendra pas position publiquement de peur d’être accusé de « se mêler des affaires des autres » (2) – il est Anglais, et la question concerne les Suisses. Mais son avis et ses arguments ne sont guère différents de ceux que Charles Gos avait exprimés dans un article paru dans la Gazette de Lausanne deux jours auparavant – un véritable appel à la révolte.

Charles Gos (1885-1949), à gauche, à Anniviers en 1947.

« La Suisse est une vaste hôtellerie »

On retrouve dans son argumentaire les thèmes du moment. Gos insiste sur la portée symbolique de ce qu’il considère comme une profanation. A une époque où le rapport coûts-bénéfices de l’industrialisation se trouve questionné par les milieux conservateurs, il sait que les discours sur la nécessité de préserver l’esthétique du paysage commencent à fédérer – il joue abondamment cette carte en chantant la beauté encore immaculée du Cervin. Il fait aussi vibrer la fibre patriotique : « Les temps ont changés ; on est tout juste Suisse pour la forme, et sous prétexte de progrès on laisse lâchement accomplir de véritable sacrilèges. » (3) Comme Whymper, il dénonce enfin une mauvaise affaire sur le plan économique : « La Suisse est une vaste hôtellerie ; c’est entendu. Mais soyons au moins des hôteliers intelligents et ne détruisons pas ce qui est et doit rester l’éternelle beauté de notre patrie. »(4)

Le Heimatschutz récoltera l’essentiel des 68’365 signatures contre le projet (5) qui n’aboutira pas : devant l’ampleur de la contestation, le gouvernement ne prendra jamais la décision d’accorder la concession.

L’indignation soulevée par le projet de funiculaire au Cervin est un exemple parmi d’autres – de nombreux chemins de fer ou barrages doivent alors faire face à des résistances importantes. La contestation s’inscrit dans un contexte où la modernité, jusqu’ici largement cantonnée à la plaine, s’invite en montagne au risque de gâter le pittoresque des lieux. Hormis la détérioration du paysage, on redoute les effets du contact permanent entre les populations montagnardes et les riches étrangers emmenés près des alpages par l’industrie touristique en plein essor. C’est que la mythologie nationale a fait des habitants des hauteurs les gardiens d’un mode de vie traditionnel et des vertus helvétiques originelles. ■

Références

1. Charles Gos,  Près des Névés et des Glaciers (3e édition), Fischbacher, Paris, 1915 (1912), p. 262
2. Edward Whymper, Lettre à Charles Gos du 16.01.1907, Folio 3.4, Fonds Charles Gos et Laeticia Gos-Lovey du CREPA
3. Charles GOS (E.-M.), « Un ascenseur au Cervin », in Gazette de Lausanne, 14.01.1907
4. idem
5. Alice Denoreaz, « Les oppositions au projet d’un chemin de fer touristique entre Zermatt et le sommet du Cervin (1906) : l’étude des impacts de la modernisation de la Suisse à la Belle Epoque (1890-1914) et l’affirmation de l’identité nationale », Mémoire de licence dirigé par Cédric Humair, Université de Lausanne, 2009, p. 50.

A consulter également sur notreHistoire.ch

Le Cervin, une série de documents photographiques et de vidéos des Archives de la RTS
Un siècle après Whymper, en 1965, la RTS réalise la première ascension filmée du Cervin

Recevez chaque semaine les articles de L’Inédit en vous inscrivant à notre newsletter

Ne ratez aucun article.

Recevez les articles de L’Inédit en vous abonnant à notre newsletter.

Merci pour votre inscription!