Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, fait revivre dans cette série les premières heures de la Télévision, ce nouveau média qui va transformer la société des années 1960. Pour lire les articles précédents, cliquez sur ce lien.
Initiateur du groupe de la Télévision Genevoise, René Schenker, qui est alors directeur adjoint de Radio-Genève, propose à la Ville de Genève un reportage sur le Corso fleuri des Fêtes de Genève de 1954. Un projet qui déclenche des commandes de NBC, RTF Paris, Hilversum, Hambourg et Copenhague. Mais comme il est impossible de tirer des copies de films, l’équipe de tournage doit profiter des deux passages du Corso pour filmer un maximum d’images. C’est à Berne, aux laboratoires Schwarz, que les films inversibles sont développés et montés pour gagner du temps. Chaque plan est coupé en six pour faire six films presque identiques qui sont envoyés par poste express aux cinq stations qui les ont commandés, alors que la sixième version est diffusée sur l’antenne de la Télévision Genevoise avant d’être envoyée à la TV Suisse de Zurich. C’est notre premier reportage qui va passer sur la TV Suisse ! Pour ne pas le manquer, l’équipe de Mon Repos monte au Salève afin de capter l’émetteur du Bantiger en branchant une antenne sur un récepteur TV alimenté par un générateur !
Mais ce qui frappe surtout les édiles et les membres du Conseil municipal, ce sont les lettres qu’ils reçoivent de Suisses émigrés aux Etats-Unis, émus et excités d’avoir vu le Corso sur leur écran TV. Soudain, pour tous ces politiques, la télévision prend une autre dimension et ils en perçoivent vaguement les possibilités. Ils votent dans la foulée tous les crédits que le maire de Genève, Albert Dussoix, leur propose !
Un nouvel effort pour l’automne 1954
René Schenker et Albert Dussoix préparent déjà les grandes manœuvres en vue de l’automne. Il faut un nouveau budget que Dussoix trouve facilement. Il faut ensuite profiter de la pause d’été commençant le 10 juillet pour déplacer l’émetteur afin de mieux arroser le canton. Le choix se fixe sur la Tour de la Rippaz, à Cologny, qui permet d’étendre la diffusion sur l’ensemble du territoire genevois et sur la côte lémanique jusqu’à Lausanne. Pour entrer le châssis de l’émetteur dans la tour exiguë, il faudra le hisser extérieurement par le toit puis le scier en deux et le ressouder à l’intérieur !
La liaison link est donc facile de la Rippaz sur la villa Mon Repos, à Genève, où on installe le Télécinéma 16mm Radio-Industrie dans la véranda avec un nouveau Télécinéma 35mm que René Schenker a acheté à un constructeur genevois d’électronique, les Laboratoires Industriels de Monsieur Pradier. René Schenker achète également une petite caméra vidéo industrielle sans viseur pour pouvoir faire des annonces en direct sur laquelle on bricole une tourelle avec deux objectifs : un grand angle et un téléobjectif que l’on change à vue d’un vif coup de manivelle ! Et le bulletin de programme La Boîte à images que nous adressons aux téléspectateurs rappelle cette consigne importante : « Ne pas oublier de diriger l’antenne de votre poste récepteur sur la Tour de la Rippaz à Cologny et ne plus la laisser diriger vers l’Institut de Physique » !
La saison d’automne de la Télévision Genevoise démarre en fanfare le 30 août 1954. René Schenker a trouvé à Paris pour un prix dérisoire les films de Dimitri Kirsanof, un marginal du cinéma français, et d’autres films qui enrichissent le programme. Il achète les films de voyage de Georges Marny, un metteur en onde de Radio-Genève et ceux du journaliste-cinéaste Jean-Paul Darmstetter.
Pour mettre en valeur la Genève Internationale, René Schenker crée une émission en anglais Happy to meet you confiée à Robert Nivelle, chef des services radio de l’ONU et à son épouse américaine, Colette Carvel, qui présente l’émission. Le bulletin de La boîte à images s’est étoffé et on y présente en détail des productions comme le reportage du Théâtre de Poche. A défaut de photos, je continue à faire des petits dessins suggestifs gravés directement sur les stencils ! Comme celui qui illustre le premier tournage son synchrone au Théâtre de Poche.
Enfin René Schenker a obtenu de l’Office Français du Tourisme une invitation pour un reportage en Pays Basque. Ce sera le premier reportage à l’étranger de la Télévision Genevoise ! Le 1er septembre 1954, je pars donc pour Biarritz comme réalisateur-journaliste avec Robert Ehrler qui utilise sa VW personnelle avec, dans le coffre, la caméra Paillard, la petite caméra son et une valise de survoltées.
Nous rejoignons à Bordeaux Monsieur Aymar, le délégué de l’OFT qui va nous accompagner. C’est un monsieur charmant, très cultivé, un peu vieille France avec sa lavallière et son panama blanc qui profite de cette mission pour faire de bons gueuletons ! Il décroche une interview du maire de Bordeaux… Jacques Chaban-Delmas, avant d’entraîner l’équipe à la découverte du Pays Basque qu’il connaît très bien. En une semaine cinq sujets de dix minutes sont tournés. Ils seront diffusés (et souvent rediffusés) sous le titre Le Pays basque à coup de manivelle : Les huîtres du bassin d’Arcachon – Corrida à Bayonne – Biarritz et Biriatou – Pelote basque – Voiles à Saint-Jean-de-Luz (voir une séquence vidéo et des photographies prises lors du tournage).
La Télévision Genevoise bouscule la SSR
Mais le développement du programme de la Télévision Genevoise pour l’automne et le dynamisme des initiatives genevoises en fait tousser plus d’un à Lausanne et en Suisse ; la SSR, elle, commence à s’échauffer. Il faut ici faire un petit retour en arrière pour comprendre cette irritation du reste du pays.
En janvier 1953, le Parlement a voté les crédits pour une période expérimentale de télévision prévue uniquement à Zurich jusqu’en 1957. Il est décidé que la Suisse romande sera servie après 1958, mais un émetteur à la Dôle pourra relayer, dès 1954, le programme en allemand et un car de reportage couvrira probablement la Suisse romande en 1955 ! Cette politique timide et centralisée n’a fait qu’accélérer la détermination de l’équipe de Mon Repos à avancer dans son projet d’une télévision genevoise.
La Direction générale de la SSR constitue donc une équipe de jeunes Alémaniques, de Romands et Tessinois issus de la radio pour commencer cette période expérimentale à Zurich, sous la direction d’Edouard Haas, directeur des Ondes Courtes Suisses. Aucun des membres de l’équipe de Mon Repos ne s’étant inscrit pour aller à Zurich, René Dovaz veut qu’un Genevois fasse partie de cette équipe et il désigne Frank Tappolet (qui parle le suisse-allemand). Tappolet est un excellent producteur de variétés et régisseur musical à Radio-Genève. Il ne s’est pas intéressé à l’aventure de Mon Repos mais est attiré par la télévision. Il part donc à Zurich comme futur réalisateur.
L’équipe zurichoise est prise en main par le couple Willy et Anne Roetheli – deux Suisses professionnels du cinéma en France – pour un stage d’un mois à la RTF, à Paris, puis s’installe à Zurich dans un studio de cinéma de la Kreutzstrase équipé en vidéo par les PTT pour commencer ses émissions le 1er juillet 1953.
Cette période expérimentale se déroule dans un certain climat d’hostilité de la classe politique alémanique qui est contre l’introduction de la télévision en Suisse. Les relations sont aussi mauvaises avec les cinéastes alémaniques qui méprisent le nouveau média vidéo et avec les distributeurs de films qui se sentent menacés par l’arrivée de la télévision.
En Suisse romande au contraire, l’intérêt est très grand et exacerbe la lutte Genève-Lausanne. Pourtant les deux villes surmontent leur rivalité pour demander d’une seule voix le lancement rapide et anticipé d’un programme TV en Suisse romande. Le grand succès de la Télévision Genevoise, la construction en cours de l’émetteur de la Dôle et la venue annoncée pour Noël d’un car de reportage en Suisse romande vont bouleverser les timides plans fédéraux et forcer la SSR à reprendre la main pour convaincre le Conseil fédéral d’avancer l’expérience TV en Romandie.
La SSR reprend la Télévision Genevoise
D’âpres négociations s’engagent, mais dans la hâte. Car la SSR souhaite lancer la Télévision Suisse Romande (TSR) au 1er novembre 1954 déjà. Le Parlement vote finalement un budget d’un million de francs pour l’extension TV en Suisse romande.
René Dovaz, René Schenker et Albert Dussoix insistent pour que l’équipe de la Télévision Genevoise soit engagée dans la nouvelle TSR et intégrée au personnel (surtout des techniciens de Radio-Lausanne) pour le car de reportage. Chacun des membres de l’équipe de Mon Repos pourra choisir s’il reste à Radio-Genève ou s’il passe à la TSR.
Comme René Schenker désire rester à Radio-Genève selon l’engagement qu’il a pris envers Frank Tappolet quand celui-ci a rejoint la TV de Zurich, c’est Tappolet qui est nommé directeur de la Télévision Suisse Romande. Il amène avec lui de Zurich quelques Romands de l’équipe expérimentale : Catherine Borel, Roger Bovard, Jean Kaehr, Jacques Stern et Serge Etter.
Pour la réalisation, la SSR engage trois personnes: Jean-Claude Diserens, Lausannois diplômé de l’IDHEC, André Béart, metteur en onde à Radio-Lausanne mais aussi ancien cinéaste documentaire et exploitant du Cinéac à Lausanne. Le troisième réalisateur doit être Genevois (pour conserver l’équilibre!) Je suis candidat avec William Baer. Finalement celui-ci préfère devenir chef opérateur du studio, je suis donc engagé comme réalisateur.
Pour apaiser les tensions entre les villes, le Conseil fédéral désigne Genève comme centre fixe «provisoire» et Lausanne comme centre mobile «provisoire» de la TSR. Ironie du sort, comme l’émetteur de la Dôle n’est pas terminé, les PTT sont bien content de reprendre l’émetteur des étudiants de l’Institut de physique qui va rester en fonction jusqu’en mars 1955 comme seul émetteur des images TSR !
C’est ainsi que le samedi 30 octobre 1954, l’équipe de Mon Repos diffuse son dernier programme qui résume six mois d’émissions et clôt en feu d’artifice une incroyable aventure qui s’achève victorieusement par le lancement anticipé de la Télévision Suisse Romande.
La dernière émission
Ce dernier programme commence à 20h30 avec une grande rétrospective de 60 minutes que j’ai montée avec les actualités, reportages et documentaires diffusés pendant six mois. A 21h30 Variétés parisiennes avec quatre jeunes de la chanson. A 22h L’invitation à la valse, un court métrage avec Roger Blin et Suzy Carrier. A 22h15 l’émission en anglais Happy to meet You de Robert Nivelle et Colette Carvel et, à 22h45, Pour prendre congé : C’est demain dimanche par le pasteur Robert Stahler!
C’est aussi la fin du bulletin La boîte à images et, pour tous ceux qui, dans l’équipe, ont été engagés à la TSR, c’est leur dernier jour d’employés de Radio-Genève. Robert Ehrler devient le correspondant du Téléjournal pour la Suisse Romande.
Le lendemain, 1er novembre 1954, tout l’équipe retrouve Frank Tappolet à Mon Repos pour préparer une première émission TSR sous ses ordres. Il y a quelques nouveaux techniciens qui desserviront sous peu les deux caméras PYE qui devront équiper le studio. Mais pour l’instant, on continue avec le matériel bricolé de la Télévision Genevoise alors que les techniciens PTT découvrent l’émetteur de la Rippaz qu’ils vont désormais utiliser en attendant que l’émetteur de la Dôle soit terminé.
Après la répétition, tout le monde se rend dans un salon de l’Hôtel Métropole pour la cérémonie de passation des pouvoirs. Discours des autorités politiques genevoises et de Marcel Bezençon, directeur général de la SSR qui présente Frank Tappolet, le nouveau directeur TSR.
Qui a la clé du studio ?
Après le cocktail, l’équipe repart vers Mon Repos pour faire la première émission de la TSR et les techniciens PTT rejoignent Cologny et la Rippaz. Mais arrivés au pied de la tour, ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas la clef de la porte restée dans la poche des étudiants de l’Institut de physique, jeunes potaches qui sont allés fêter l’événement dans un bistrot de campagne. A Mon Repos, une tentative est faite, en vain, pour prendre contact avec la Rippaz. L’émetteur restera muet et la première émission de la TSR ne sera jamais diffusée !
Ainsi se termine l’aventure de la Télévision Genevoise commencée dans l’incertitude d’un nouveau média inconnu et qui s’achève deux ans plus tard par les débuts de la Télévision Suisse Romande. Une aventure rendue possible grâce à tous les collaborateurs bénévoles qui ont sacrifié leur temps libre à cette expérience d’une petite équipe de passionnés. Grâce aussi à l’aide des autorités municipales et cantonales qui ont investi plus d’un million de francs dans le financement de la Télévision Genevoise et dans la mise à disposition gratuite de terrains pour que la SSR puisse construire le centre TV de Carl-Vogt. ■
La suite de la série sera consacrée aux premières heures de la Télévisions Suisse Romande à la Villa Mon Repos.