Lorsque j’habitais à Paris, je participais presque chaque semaine aux deux randonnées en rollers des vendredi soir (niveau confirmé) et dimanche après-midi (tous niveaux). Ces randonnées comptent parmi les rares choses qui m’ont manqué en venant habiter en Suisse. Il me reste la sensation euphorisante de prendre possession de la ville, tout trafic bloqué pour laisser passer le cortège de centaines, voire de milliers de patineuses et de patineurs de tous âges et de tous milieux. Il me reste la sensation humainement si rassurante d’être un petit élément faisant partie d’un grand tout, filant comme des flèches dans le même effort, levant ensemble les bras pour indiquer d’aller à droite, à gauche, de ralentir pour cause d’obstacle ou de personne ayant chuté. Je n’oublierai jamais le sentiment de privilège et de victoire lorsque nous avons descendu les Champs-Elysées ou lorsque nous avons fait une pause à l’intérieur du Grand Palais!
À Lausanne, j’ai entendu parler plusieurs fois des descentes de la ville en rollers dans les années 1990. Je ne pense pas avoir l’audace de m’y essayer un jour, mais j’ai beaucoup d’admiration pour les doux dingues qui s’y risquaient et s’y risquent sans doute encore. Voici mon enquête sur l’époque où Lausanne était une capitale du roller.
Le quad et starway pour une nouvelle culture urbaine
Dans les années 1980, la glisse urbaine est en vogue. Les petites roues des skates et des patins usent le bitume des villes suisses, comme de toutes les métropoles européennes et américaines. Lausanne et Genève deviennent de hauts lieux de la glisse et du quad en particulier, c’est-à-dire les patins aux roues disposées en carré. Mais savez-vous que le patin à roulette aurait été inventé par un Belge en 1760 ? Il ressemblait au roller inline que nous connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire un patin avec les quatre roues alignées dans l’axe, à l’instar de la lame du patin à glace qu’il était d’ailleurs destiné à remplacer durant la saison estivale. C’est un siècle plus tard, en 1863, que le quad est inventé, par un Américain cette fois.
Pourquoi un tel engouement à la fin du XXe siècle ? Techniquement, on peut l’attribuer à l’invention des roues en polyuréthane, permettant une glisse plus agréable, sûre et variée, en quad comme en inline, ainsi qu’en skate d’ailleurs. Socialement, c’est la diffusion de la culture urbaine et populaire des Etats-Unis couplée à la production industrielle qui assurent le succès de la glisse urbaine.
Mais cela ne suffit pas à tout expliquer. Une jeune fille nous donne une piste dans l’émission Un jour une heure du 17 avril 1980 : « On arrive à remarquer qu’on est quelqu’un. » Les jeunes, adeptes du patin ou non, se retrouvent tous dans ce désir : avoir l’impression d’exister. Différemment, peut-être. En patins, il s’agit d’étonner les passants, de se défouler sans complexe, d’aller plus vite et plus loin que tout le monde, bref de s’éprendre de la liberté.
Une autre jeune fille témoigne dans le même reportage : « C’est le moteur alternatif, je trouve. On n’est pas une voiture et on ne pollue pas l’air. Il y aura moins de voitures quand tout le monde fera ça. » Notons l’avant-goût de conscience écologique, bien avant les manifestations des jeunes pour le climat, et une autre caractéristique de l’esprit du patin qui rassemble les jeunes quelle que soit l’époque : la pensée alternative, le questionnement des limites et des conventions.
Les rollers avant la trotinnette!
Mon compagnon, patineur depuis 1990, m’a raconté qu’à l’époque, les patins Starway étaient incontournables sur l’arc lémanique, notamment pour ses roues baptisées « Kryptonics » et surnommées par les aficionados « les Kryptos ». Tout le monde avait des Starway, m’assure-t-il : c’étaient les meilleurs patins ! Il en a d’ailleurs toujours une paire.
Basée à Saint-Légier dans les hauts de Vevey, la société Starway fabrique depuis 1987 des patins. Guy Kramer m’explique que sa société produisait à l’époque 20’000 paires par an, écoulées majoritairement en Suisse romande. Aujourd’hui bien sûr, ce n’est plus l’effervescence des années 1980 où l’engouement pour le patin touchait même le domaine de la restauration ! Au restaurant branché Rollerball à Genève, les serveurs ne faisaient pas le service en baskets mais bien en patins. Guy Kramer, amoureux de l’esprit sportif, me raconte aussi au téléphone, la voix pleine de sourire, la belle ambiance qui régnait dans le milieu du patin et ses quelques exploits de l’époque accomplis pour le pur plaisir, comme la traversée de la Suisse. Aujourd’hui, c’est la trottinette qui devance en popularité et en part de marché les skates et les patins. À la surprise générale du milieu, avoue Guy Kramer. Starway est toujours en activité, à plus petite échelle, et continue de prendre les commandes de celles et ceux qui n’ont pas succombé à l’appel du inline, préférant rester fidèles au quad.
Le inline et Ivano l’intrépide Lausannois
Les années 1990 voient en effet l’essor d’un nouveau type de glisse : le roller inline. Le vocable anglais roller (abréviation de roller skating) se popularise à côté du terme français patin. Et Lausanne devient la capitale romande du roller. Ouchy est le point de rassemblement de la crème des patineurs. C’est là que les intrépides en mettent plein la vue avec des figures plus osées les unes que les autres. C’est là que toutes les réputations se font.
Lausanne accueille également des compétitions, par exemple la première édition du International Roller Contest qui fait de Vidy le « Woodstock du patinage » selon le journaliste Bernard Heimo dans ce reportage de 1994. Il résume d’ailleurs très bien les raisons de la popularité du roller : c’est aussi bien un sport de famille qu’un sport extrême, donc il y en a pour tous les goûts, et surtout c’est « un état d’esprit, une façon de vivre ».
Une façon de vivre, exactement : c’est ce qui transparaît tout au long de ce beau reportage pour l’émission Tell Quell en 1994 dans lequel les rebelles deviennent des héros, au premier chef l’attachant Ivano Gagliardo. Car c’est encore autre chose qu’une compétition qui fera de Lausanne un lieu mythique du roller dans les années 1990 : les descentes à toute berzingue depuis les hauts de la ville jusqu’au bord du lac. Ivano Gagliardo en est le meneur, suivi à la trace par une dizaine de jeunes. Il faut le regarder, le bienveillant Ivano, faire signe aux voitures de ralentir et inviter sa clique à la prudence aux passages critiques. Il faut les regarder, ces patineurs volant sur le bitume, faire la nique aux voitures, chercher la vitesse et rajouter quelques cabrioles. Il faut les regarder pour sentir une irrépressible envie de liberté nous envahir et nous flanquer des petites roues dans le cœur pour le reste de la journée !
Un esprit de famille
Les descentes lausannoises regroupent alors des personnes de tous horizons, sans aucune discrimination. Le reportage de 1994 montre bien cette mixité sociale en choisissant de faire le portrait d’Ivano Gagliardo, ouvrier moquetteur, et de son ami David, licencié en biologie de l’EPFL. L’écrivaine lausannoise Claire Genoux, qui a participé à ces folles équipées, me le confirme aussi : « Il y avait peu de filles par exemple, mais nous étions très bien accueillies et immédiatement acceptées, nous formions une famille. » Cet esprit était même typique du milieu du roller en général où il régnait une ambiance d’entraide plus que de compétition, et ce même au sein des compétitions.
Claire Genoux précise qu’il y avait aussi une composante de marginalité dans cette petite communauté, d’opposition à l’ordre établi, même si c’était sans agressivité. Cela confirme ce que décrit Ivano dans le reportage : « Quand on est en patins, on a l’impression que tout le monde sait qu’on existe. Le patineur provoque, mais il aimerait se faire accepter. » Il suscite l’émerveillement, le choc, la jalousie… mais finalement, il nous interroge sur notre propre désir de liberté. L’amie d’Ivano, hôtesse de l’air de profession, évoque ainsi le sentiment qui l’envahit à regarder son cher patineur : « C’est un petit bout de rêve dans la journée. C’est comme si un danseur de ballet allait faire quelques pas de danse au milieu de la route. C’est beau. »
La ligne 5 pour remonter jusqu’à Epalinges
Se confronter à soi-même, à la ville, à la vie : voilà en fait le véritable enjeu des descentes, plus que le shoot d’adrénaline. Comme le dit Ivano : « Ça nous fortifie de savoir qu’on peut prendre des risques et être chaque fois à la hauteur de ces risques. » Mais chacun selon ses capacités. Claire Genoux mentionne par exemple qu’il y avait les prudents empruntant la ligne 5 du bus pour remonter en direction d’Epalinges et puis les téméraires qui se faisaient tracter par les véhicules, à l’instar des frères Lenoir, Luc surnommé « le patron » et David qui gère aujourd’hui le skatepark de Sévelin. Et si la réussite est au rendez-vous en bas de chaque descente, pourquoi ne serait-elle pas au rendez-vous d’autres défis ? Le tremplin est peut-être le même pour sauter en rollers et dans la vie.
La topographie de Lausanne limite fortement l’organisation de randonnées longues et tous niveaux. Le groupe autogéré de patineurs des années 1990 ne s’est jamais institutionnalisé pour cette raison, mais surtout parce que personne ne voulait fédérer et gérer un grand groupe. Même si certains sont restés en contact, le groupe a donc fini par se disperser.
Mais dans d’autres villes du monde, des randonnées en rollers de plusieurs heures, dans un environnement plus plat permettant d’aligner les kilomètres, sont devenues des traditions hebdomadaires, notamment à Paris depuis le milieu des années 1990 avec deux associations organisatrices (Rollers & Coquillages et Pari-Roller). Plusieurs villes suisses, dont Genève, organisent également des randonnées qui ont lieu le lundi soir de mai à septembre. Découvrir la ville autrement, laisser les soucis quotidiens sur le trottoir, faire partie d’une communauté bienveillante : qui ne serait pas grisé par l’expérience ? Pour moi qui suis nostalgique des randonnées parisiennes, regarder Ivano descendre Lausanne avec tant d’élégance et de légèreté me donne immanquablement des frissons de plaisir. C’est décidé : dès que Genève organise une rando, je rechausse mes rollers ! ■
Poursuivre sa lecture
1. L’histoire du roller sur les sites rollerenligne et nightskate.
2. Deux articles de presse dans La Tribune de Genève et 24 Heures
3. Et un film complet sur Ivano Gagliardo par le même réalisateur que le reportage de Tell Quel (dans lequel on voit Ivano et son amie hôtesse de l’air se marier en roller et ouvrir leur commerce !)