En été 2017, j’ai vu à la Maison Garibaldi d’Evian l’exposition « Voiles latines du Léman ». A cette occasion, le documentaire Les barques du Léman, réalisé par le cinéaste Philippe Souaille, fut projeté et c’est grâce à ce film que j’ai entendu parler des bacounis.
Je compte Philippe parmi mes contacts Facebook. Le sachant connecté, je lui envoie un message et, dans la seconde, il me dit de l’appeler le lendemain pour une interview téléphonique, coronavirus et distanciation sociale obligent.
Etant en train de réaliser mon prochain livre de photographies sur le monde paysan, je l’appelle entre deux prises, sur la route. A défaut de cafés ouverts, je me réfugie pour être au calme à l’intérieur du temple de Morat.
Philippe Souaille a notamment réalisé Ashakara, qui a eu un succès international, et plusieurs documentaires. C’est une personne sincère, cultivée, un libéral à la fibre sociale; une espèce en voie d’extinction par les temps qui courent.
Mais revenons aux bacounis. Qui sont-ils ? Les bacounis – le mot provient du patois, terme savoyard, franco-provençal – sont les bateliers des rives du Léman, autant suisses que françaises. Ils transportent, à l’aide de brouette construite en bois, les lourdes pierres extraites des carrières de Meillerie (Haute-Savoie) et les chargent sur les bateaux venus accostés au port de Locum (port qui date de l’époque romaine). Les barques que l’on connaît, comme la Neptune, à Genève, seront construites dès le XIIe et XIIIe siècle pour transporter leur cargaison soit à la voile, soit en étant tirées le long de chemins de halage. Près d’une centaine d’hommes travaillaient à Meillerie, deux mille autres dans les carrières (aujourd’hui, avec l’automatisation, deux hommes suffisent au travail à Meillerie où l’on n’extrait plus de pierre, mais du gravier pour les chantiers).
La faillite par le béton
Il est intéressant de noter que jusqu’à la fin du XIXe et le début du XXe siècle, la main-d’œuvre française était mieux payée que les Suisses et la Savoie était le département le plus riche de France. A Saint-Gingolph, il y régnait une vie dense et animée avec une centaine de bars et cafés. L’alcool coulait faisait partie intégrante de la vie des bacounis.
Après l’opulence vient la ruine. Dès la fin de la Première Guerre mondiale mais surtout avec l’arrivée des camions pour le transport des pierres, l’activité des bacounis diminuent fortement.
Au milieu des années 1920, l’utilisation du béton, notamment pour la construction du bâtiment du Palais de la Société des Nations, à Genève, entraînera la faillite de nombreux patrons qui travaillaient depuis des générations avec la pierre de Meillerie.
Philippe Souaille me dit qu’un de ces patrons, pour ne pas signer de reconnaissances de dettes, se coupa la main!
Le bacouni, c’est Michel Simon dans le film L’Atalante. Il est fier, bourru, fort, travailleur, honnête et sensible. Il aime l’alcool, l’amitié et les femmes. C’est un peu un anar de droite.
A l’aide d’une misérable brouette en bois, il transporte les pierres pour les charger sur les barques ou les galères du Léman. Il doit passer le long de deux troncs d’arbres mis à plat entre la rive et la barque. Il fallait un sacré équilibre pour ne pas tomber ou faire tomber sa marchandises à l’eau, d’autant plus que le bois vibrait sous le poids d’une telle cargaison.
La dernière chose que l’on peut noter sur cette image, c’est la corpulence des deux bacounis. Loin des salles de fitness qui façonnent à charge de milliers de francs des corps secs et filiformes, ici, les bacounis ont des muscles naturels, forgés par des années et des années d’intense labeur physique. Le bacouni, comme le mineur des pays du Nord, est un homme fait de roc et son constant équilibre sur ces deux troncs d’arbre lui donne une dimension nietzschéenne: toujours entre deux éléments, sans jamais chuter.■
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