Ae 6/6. Des lettres et des chiffres. Les amoureux des trains suisses ont souvent un langage codé pour évoquer leurs admirations. Et parfois de beaux surnoms glissent dans la conversation et les livres d’histoire – un train « des petits pains espagnols», une mythique « crocodile », une « flèche rouge ».
L’Ae 6/6 de mon enfance, ma préférée, avait une forme de solidité virile, d’élégance sobre, de bonne facture des ateliers helvétiques pour les pentes du Gotthard et les lourds convois. Et elle était verte. En harmonie avec les wagons voyageurs des « directs » et des « omnibus » d’alors, à l’exception de ces merveilleux wagons restaurants d’un rouge profond, mieux qu’une cerise zougoise bien mûre, qui faisaient envie aux petits villageois habitués aux sauts de puce entre deux gares voisines.
Les nuanciers ont dû bien travailler dans les bureaux des ingénieurs. Comment choisir les couleurs qui marqueront les générations, des mécaniciens aux vaches des prés ? La nostalgie est tributaire aussi de ces harmonies anciennes. Le vert choisi avait quelque chose de volontairement militaire, d’épais, d’onctueux comme de l’épinard à la crème. Parfait dans le paysage helvétique et le camaïeu des saisons, des gras labours du plateau aux pâturages des Préalpes. Même les sapins y trouvaient leur compte.
Puis un jour indéfini des années 1980, les locomotives des CFF virèrent au rouge. Un rouge vif, contrastant, aveuglant, comme une fusée à l’horizontale en partance pour d’autres horizons. Pas seulement les nouvelles locos tout justement conçues par nos ingénieurs avec d’autres lettres et d’autres chiffres que nous ne retenions plus : les anciennes donc, les « bonnes vieilles », en livrée rouge pour une part, comme si on ne respectait plus ce brave « cheval de fer » fourbu. Ripolinées. Un mien ami protesta, écrivit en haut lieu pour dénoncer cette rupture du ton sur ton et des traditions. En visitant le sympathique centre des archives des chemins de fer, à Windisch, je me suis demandé l’an passé si j’avais une chance de retrouver cette lettre dans un dossier quelconque. Et s’il y en avait eu beaucoup d’autres, dans toutes les langues de ce pays (sauf le romanche, car les chemins de fer rhétiques étaient déjà à l’unisson). La vaguelette populaire ne fit pas trembler, j’en suis sûr, la République esthétique, ni le jet à pression des ateliers. Il fallait dire adieu à un monde.
Depuis, s’il reste des écussons sur les locomotives, des petits noms affectueux sans doute, on a vu bien plus de trains tagués – en Suisse comme en Arcadie – et des slogans publicitaires maculant nos locomotives. Le vert a glissé dans la mémoire visuelle, si importante. La couleur est archivée, associée. Les journées du patrimoine en automne 2019 avaient ressorti en Suisse romande toutes les palettes pour lire les bâtiments sur ce plan, symbolique et esthétique. Les historiennes et les historiens, à la suite des travaux fourmillant d’érudition et d’approches novatrices de Michel Pastoureau, se prennent de passions pour la nouvelle présentation des couleurs et de leur signification fluctuante à travers les siècles. Les trains anciens sont aussi en ce sens inoubliables : l’ivoire et le bleu nuit des wagons-lits de l’Orient express, le bleu et le jaune véritablement onctueux des anciens wagons des BLS, l’orange à jamais triomphant des premiers TGV d’avant la grisaille, l’élégant TEE aux deux couleurs si harmonieuses. Je ne me lasserai jamais de regarder passer les trains. ■
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Trains de Suisse, une galerie richement illustrée. Les locomotives des CFF à travers les décennies.
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