Nous terminons cette série avec le huitième article que Jean Steinauer consacre, dans son Petit bestiaire helvétique, aux animaux réels et imaginaires qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Après l’ours de Berne et l’ours d’Appenzell, les oiseaux, le taureau, le cheval, le bouquetin, le dragon et le lion de Zurich, voici deux créatures particulièrement attachantes et qui, incontestablement, ont été des stars dans notre pays.
Les animaux, Dieu merci, n’ont pas de nationalité, si bien que je revendique, dans mon petit bestiaire helvétique, une place pour deux créatures exotiques s’il en fut, le gorille femelle Goma et l’éléphante Rosa. Je considère que l’une était bâloise, l’autre saint-galloise.
En 1948, pour son soixante-quinzième anniversaire, le zoo de Bâle – le Zolli, disent les indigènes – reçut en cadeau de l’Association de ses amis un gorille fièrement nommé Achille. Examiné de plus près, le primate se révéla être une femelle, qu’on rebaptisa sans trop de peine Achilla. Laquelle, le 23 septembre 1959, mit bas une petite Goma. C’était le premier gorille d’Europe, et le deuxième au monde, à naître dans un zoo. Comme Goma n’était pas soignée correctement par sa mère Achilla, qui ne savait comment s’occuper d’elle, il fallut la confier à des humains. Le directeur du zoo la prit chez lui, et l’on s’extasia devant les photos de famille – Goma prenant son biberon, puis assise à table une serviette autour du cou, Goma se promenant au jardin en tenant la main du patron, ou prenant son bain… Quand elle eut un an, le jeune gorille mâle Pepe, originaire du Cameroun et qui avait le même âge, vint à Bâle et Goma put enfin se faire un copain d’un congénère. Les deux animaux s’intégrèrent dès lors sans mal dans la famille des gorilles. Et le 2 mai 1971 naquit Tam-Tam, fils de Goma et de Jambo. Ce bébé gorille inaugurait la deuxième génération au Zolli. Goma est morte le 6 juin 2018. Toute la Suisse était venue la voir.
La gloire des Knie
Rosa, elle, avait vu toute la Suisse. Elle fut le troisième éléphant sous le chapiteau des Knie, qui l’avaient achetée en 1928 à leurs collègues allemands Blumenfeld pour 17’000 francs. Elle mourut en 1974 à l’âge de 69 ans, un record de longévité. Elle voyageait encore avec le cirque, mais restait sous la tente de la ménagerie. J’en garde le souvenir enfantin d’une espèce de montagne, ridée, et comme pelée, avec une chaîne au pied. Elle me paraissait quasiment préhistorique puisque mon papa m’assurait l’avoir connue quand lui-même était enfant. D’autres éléphants de notre cirque national ont fait la gloire du dresseur Rolf Knie senior et de ses successeurs, en acquérant une célébrité internationale. Tel, en 1941, le mâle Baby progressant comme un funambule sur deux câbles tendus. Ou celui qui, l’œil frisant de gaîté, donna quelques décennies plus tard la réplique au génial Dimitri dans un numéro plein d’humour et de poésie – je n’ai gardé en mémoire, malheureusement, que le nom du clown. Telle encore, en 2010, la femelle Sabu qui par un soir d’orage quitta les bords du lac à Zurich et alla promener ses 4000 kilos sur la Bahnhofstrasse – un site qu’elle connaissait bien pour y parader chaque année. Mais c’est Rosa qui demeure dans mon cœur, à jamais.
En août 2015, le cirque Knie a pris la décision de mettre un terme à ses numéros avec des éléphants, qu’il faut aller voir désormais à Rapperswil. Une tradition s’est éteinte, qui durait depuis 1920 et qui fut pour beaucoup dans l’affection des Suisses pour le « cirque national ». On ne s’en console pas avec la triste « ronde des éléphants » qu’organise la télévision tous les quatre ans, le soir des élections fédérales, avec les présidents des partis politiques. C’est peut-être du cirque, mais il n’y a pas de musique. ■