Le Stade Saint-Léonard désert ne doit pas émouvoir les amis du FC Fribourg, la pandémie ne change rien. Ils se consolent en rêvant aux temps légendaires de la Ligue nationale A (oui, dans les années 1950 le français était encore une langue officielle en Suisse). Fribourg tutoyait alors le Grasshopper de Bickel et Ballaman, le Servette de Lulu Pasteur et de Jacky Fatton…
C’est en 1952 que le club, fondé en 1900 sous le nom de Stella, accède à l’étage supérieur du football suisse. L’entraîneur s’appelle Louis Maurer, et le gardien de l’équipe-fanion Ernest Dougoud. Un clubiste, comme on dit. Depuis l’âge des juniors, il n’a jamais porté un autre maillot et restera fidèle à celui-ci jusqu’à la fin de sa carrière, avec une seule exception, pour un seul match amical comme portier occasionnel des Young Boys – défaite 9 : 0 contre « l’équipe d’or » des Hongrois Puskas et compagnie. Sa place de titulaire à Fribourg n’est évidemment pas contestée, elle ne le sera qu’avec l’arrivée de l’entraîneur Branko Sekulic en 1957 et l’émergence d’une nouvelle génération de joueurs. Ernest est né en 1923.
Dans son temps, les ballons sont encore en cuir, cousus main, les gardiens coiffent des casquettes ouvrières et portent des pulls de laine tricotés par leurs femmes. Les supporters fribourgeois racontent qu’Ernest a décliné une sélection pour la Coupe du monde au Brésil (1950) parce qu’en équipe nationale il ne pourrait pas porter son pull fétiche, bleu ciel avec un grand 1 noir dans le dos. C’est encore plus beau que si c’était vrai.
En 1954, l’équipe des « Pingouins » (tenue blanche et noire oblige) va disputer la finale de la Coupe de Suisse au Wankdorf. Ernest ignore qu’à des milliers de kilomètres de Berne, dans une mission franciscaine de la Rhodésie du Nord sous autorité coloniale britannique, trois religieux fribourgeois ont bidouillé la batterie d’un camion pour suivre la retransmission du match sur l’émetteur de Beromünster : le Père Claude Cotting, frère de Marcel, le populaire tenancier du Café des Chemins de fer, et ses confrères Tiburce Cotting et Lucien Riedo. Ils ouvriront une bouteille pour se consoler de la défaite, 0 : 2 contre La Chaux-de-Fonds.
Match perdu, nul ou gagné, Ernest plane au-dessus des résultats. Il plane d’ailleurs au-dessus de tout le monde pour cueillir les ballons en altitude. Le public ne sait plus s’il vient au stade Saint-Léonard pour un match de foot ou pour un meeting aérien. Le grand blond ébouriffé s’envole, puis à la façon des basketteurs déroule successivement le bras, la main, et sur le bout de ses doigts tendus le ballon vient se poser comme un oiseau, par magie. Ernest a pour devise : « Les seize-mètres, c’est à moi ! » Il joue comme il s’exprime, de manière flamboyante. L’angoisse du gardien de but au moment du penalty ? Connaît pas. A la seconde où le tireur s’élance, Ernest alerte l’arbitre avec véhémence, en moulinant l’air de ses bras interminables : « Fa va pas, M’fieur l’arbitre, y a un orthodoxe sur le pavatex ! » La formule est obscure. Peut-être le gardien signale-t-il qu’un joueur de l’équipe adverse, anticipant un rebond, a discrètement posé son pied d’appui à l’intérieur de la surface de réparation, contre le règlement. Plus certainement, Ernest a dans l’esprit que déconcentrer le tireur, c’est déjà se donner une chance d’arrêter le ballon.
Ernest Dougoud est un héros accessible. Il travaille comme tout le monde, le club local n’ayant pas les moyens de salarier des professionnels. De 1944 à 1988, il est employé à l’Arsenal cantonal, puis à la caserne de la Poya. Chaque jour de semaine sur le coup de midi, il passe à vélo sur la route des Arsenaux, roulant vers Granges-Paccot pour dîner en famille. Une bande de gamins l’escorte au pas de course, qui s’essoufflent à scander son nom : « Dou-goud, Dou-goud ! » Il jouit à Fribourg d’une popularité inouïe, pas seulement chez les gosses. Cet interminable gaillard pétri de bonhomie, au sourire éclatant, gardera longtemps son ahurissante souplesse. Il s’amuse, au bal du club, à passer la jambe par-dessus la tête de la femme du président Henri Noël, Maria Alexandra, qui n’est pourtant pas petite. Ernest est mort en 2015. ■
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