L'Inédit

par notreHistoire


La fonderie de Moudon Gisling SA

Coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Installée en 1950 à Moudon sous le nom de « Gisling SA, Fonderie de Moudon », cette entreprise de sidérurgie a été fondée sous la raison sociale de « Construction de machines et Fonderie de fer » en date du 1er juillet 1863 déjà à Lausanne par Wilhelm Kaiser et Charles-Jules Duvillard, au lieu dit « La Poudrière », dans le vallon du Flon où se trouve aujourd’hui une grande usine d’incinération des ordures. En 1913, cette fonderie était reprise par Pierre Grimbühler et Adolphe Gisling. En 1963, elle célébrait à Moudon son centième anniversaire. Le groupe Von Roll, dont le siège principal est à Gerlafingen, en deviendra l’actionnaire majoritaire en 1971, et cela jusqu’en l’an 2000, puis elle devient FMG SA et tente de survivre dans un contexte de plus en plus difficile.

Le directeur de cette fonderie, André Gisling (1908-1991), succède ainsi à son père Adolphe en 1944. C’était un véritable patron à l’ancienne, apprécié de tous les employées et employés, viscéralement attaché à son entreprise durant plus d’une trentaine d’années, soit jusqu’en 1978, l’année de son septantième anniversaire. A son départ, le Conseil d’administration nomma alors un nouveau directeur, venu de l’industrie horlogère, ce qui peut paraître paradoxal, parce que les composantes d’une montre ne pèsent que quelques grammes, tandis que les pièces coulées en fonte grise ou alliée, partant d’un demi-kilo, peuvent atteindre plusieurs tonnes. Jacques Diébold (1938-2019), le nouveau directeur, eut quelque peine à s’imposer, tant l’empreinte d’André Gisling s’était incrustée dans la culture d’entreprise. Mais ses compétences de gestionnaire furent bien vite reconnues par les cadres et les ouvriers, ainsi que par les entreprises clientes pour la qualité des pièces moulées. Trois années plus tard, il constituait même un Groupement des Industriels de la Broye (GIB) afin de mieux gérer la formation du personnel qualifié et coordonner l’embauche entre les entreprises régionales.

Des sabots pour les chemins de fer

La production de fonte de fer courante et alliée, élaborée avec deux cubilots et dans des fours électriques à induction, était intelligemment répartie en trois grands secteurs, permettant ainsi de mieux surmonter les aléas du marché de la construction des machines, des routes et des autoroutes et de celui du bâtiment. La fourniture des sabots pour les roues des wagons des chemins de fer (déjà dès 1928 à Lausanne) représentait le secteur stable numéro un. Il favorisait aussi une marche journalière et régulière du cubilot par une fonte grise courante avec une forte teneur en carbone, mais non exempte de phosphore, ce qui diminuait favorablement la distance de freinage des convois. Ces sabots (ou semelles de frein) étaient renforcées à l’intérieur par une âme en tôle d’acier. Aujourd’hui, avec la technique du frein à disque, ces freins à sabots en fonte sont pratiquement partout en voie de disparition.

L’autre grand secteur était celui de la fonte dite « sanitaire » (égouts, écoulements, siphons), et surtout celui des grilles et des regards pour les routes, les chemins, les places et les parkings, ainsi que pour les améliorations foncières en agriculture (AF), ce dernier secteur ayant plus particulièrement vécu ses « Trente glorieuses » de 1963 à 1993 avec les grands remaniements parcellaires, la disparition des derniers ruisseaux à ciel ouvert et leurs cordons boisés, alors que l’on revitalise aujourd’hui à grands frais ces mêmes ruisseaux, deux générations plus tard.  

Le troisième et important secteur de la fonderie, qui représentait plus de la moitié du chiffre d’affaires, était celui de la fourniture de pièces (de quelques kilos jusqu’à plusieurs tonnes) pour l’industrie suisse des machines. De nombreuses et grandes entreprises constructrices de machines faisaient ainsi partie du fichier de ses clients, tels que Bobst SA (fondée en 1890 à Lausanne), la SAPAL SA et Maillefer à Ecublens, Reiden Maschinen (LU), les Ateliers de constructions mécaniques de Vevey, Tetra Pak à Romont, et beaucoup d’autres. Une particularité relationnelle entre le client et « sa » fonderie est ici à relever. C’est en effet la fonderie qui, dans de vastes halles contrôlées en ce qui concerne l’humidité de l’air et la protection incendie, conserve soigneusement les modèles en bois peint de ces pièces, à la manière d’une sorte de bibliothèque. Ces modèles, tenant compte du retrait, des masselottes et des angles de démoulage, servent à laisser leur empreinte en creux dans le sable des châssis de moulage, en deux ou plusieurs parties. Ainsi, lorsqu’un client vient reprendre possession de l’un ou l’autre de ses propres modèles déposés dans une fonderie, c’est en général pour le confier à une entreprise concurrente, voire à l’étranger, ce qui n’était guère apprécié par le chef mouleur-fondeur et son équipe.

La fin sans plan social

Au début du mois de juillet 2013, il y a sept ans déjà, la Fonderie de Moudon (FMG SA) est mise en faillite par le Tribunal de la Broye et du Nord vaudois. Les fours électriques sont arrêtés et les employés reçoivent leur lettre de licenciement. Ils sont encore au nombre de 27, cadres compris. Aucun plan social n’a été prévu pour eux et certains auront beaucoup de difficultés à retrouver un emploi. Les causes de cette fermeture s’inscrivent certes dans cette inexorable «désindustrialisation» de la Suisse, mais elles sont aussi la conséquence d’un manque de nouveaux investissements, du tarif élevé de l’électricité et de la concurrence des fonderies à l’étranger, malgré des coûts de transport plus élevés.

Au sujet des transports, Moudon était sur une ligne ferroviaire, mais livrait aussi par la route. On relèvera ici en conclusion cette plaisante anecdote qu’évoquait souvent  André Gisling lui-même, au début de son activité à Moudon. La fonderie ne possédait en effet qu’un seul camion, avec un pont ouvert. D’où cette réponse téléphonique d’un employé à un client lausannois qui attendait avec impatience une livraison:

– La livraison est prévue pour demain…s’il ne pleut pas !

Les pièces de fonte, fraîchement ébarbées et sablées, rouillent très facilement sous la pluie et le camion ne possédait effectivement pas encore de bâche pour les protéger! ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Une série de documents sur les fonderies en Suisse romande

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Genève, sur le toit du Noga Hilton en construction

Coll. C.-A. Fradel/notreHistoire.ch

Alors que de l’ancien hôtel Noga Hilton de Genève s’apprête à être rénové par l’architecte Jean Nouvel, cette photographie prise durant l’été 1979 nous renvoie au moment de la construction du complexe hôtelier. Le « Noga », comme l’appellent les Genevois, ouvre ses portes en 1980 au numéro 19 du quai du Mont-Blanc. Le bâtiment est conçu par les architectes André Gaillard, René Favre et Jean Hentsch. L’imposante construction en béton armé, verre et marbre contraste avec le paysage architectural de la Rade et l’édifice précédemment bâti à cet emplacement : le majestueux Kursaal construit à la fin du XIXe siècle, dont témoignent plusieurs photographies publiées sur notreHistoire.ch.

Une photo prise en mars 1969, quelques semaines avant la démolition du Kursaal de Genève.

Coll. C. Taconi/notreHistoire.ch

Le Kursaal : divertir les touristes

Genève connaît d’importantes transformations urbanistiques à partir du début du XIXe siècle. Celles-ci s’accélérèrent avec la démolition des fortifications dès 1850. Les travaux d’embellissement de la rive droite et le développement du tourisme favorisent la construction d’une série d’établissements hôteliers le long du quai du Mont-Blanc, parmi lesquels les Hôtels Beau-Rivage, d’Angleterre et de Russie qui accueillent des voyageurs internationaux plutôt aisés.

Au début des années 1880, un petit groupe d’entrepreneurs français fonde la Société du Kursaal international de Genève et fait l’acquisition d’un terrain face au lac appartenant à l’Hospice Général. La construction du Kursaal débute en 1884. Les plans du bâtiment sont initiés par l’architecte John Camoletti (1848-1894), puis repris par l’architecte et entrepreneur François Durel (1856-1906), qui réalisera en 1901 l’Hôtel Bellevue construit quelques mètres plus loin. L’édifice monumental est situé dans un cadre somptueux. Sa vaste terrasse offre une vue imprenable sur la rade et les Alpes. La revue Le Conteur vaudois raconte la visite du Kursaal peu après son ouverture : « L’aménagement intérieur est à la fois simple et luxueux, confortable avant tout. Quatre immenses salles oblongues sont respectivement réparties en restaurant, salle de concert avec salon de lecture, salle de bal, salle de jeux. »

C’est un lieu de divertissement destiné avant tout à attirer les visiteurs de passage. On y joue aux jeux de hasard comme le baccara : une pratique jugée immorale et décriée par une partie de l’opinion publique, qui plus est dans une ville marquée par l’héritage calviniste. Un article du Journal de Genève publié en 1885 lors de l’ouverture du Kursaal donne le ton : « Si cet établissement s’en tient à son programme, et il faut espérer qu’il le fera, il pourra rendre des services en fournissant un lieu de rendez-vous agréable aux étrangers et en les engageant à prolonger leur séjour au milieu de nous. S’il s’en écartait, en suivant l’exemple d’autres établissements du même genre, qui ont introduit le jeu pour augmenter leur clientèle et qui n’ont réussi qu’à éloigner la meilleure, en attirant la mauvaise, celle qui se ruine et ruine les autres, le service se changerait en un grave préjudice. »

Après avoir fermé ses portes durant la Première Guerre mondiale, le Kursaal est racheté par la Ville de Genève en 1921. La programmation musicale du lieu est particulièrement riche durant les années 1920-1950. Elle se compose surtout de spectacles de music-hall, d’opérettes et de revues. Certains gros succès européens sont à l’affiche comme le théâtre du Grand-Guignol venu de Paris. La situation change durant la Seconde Guerre mondiale où la venue d’artistes étrangers est rendue très incertaine, ce qui favorise la présentation de spectacles nationaux. Plus occasionnellement, le Kursaal propose des rencontres sportives. C’est le cas en 1913 lorsque le célèbre boxeur français Georges Carpentier affronte le champion d’Ecosse Jim Lancaster.

La promesse d’un Eldorado

Dès le début des années 1950, le Kursaal – qui est alors appelé Grand-Casino – commence à présenter des signes de vétusté. Trop délabré pour être exploité, le bâtiment ferme en 1965. Dans l’objectif de préserver ce lieu cher à la vie culturelle et touristique de Genève, le Conseil administratif de la Ville soutient le maintien du bâtiment avec un projet de réfection comprenant un aménagement partiel en Maison des congrès. Mais le projet est refusé par le peuple en 1966. Il est suivi d’une votation référendaire pour la reconstruction du Grand-Casino qui est acceptée trois ans plus tard. Il s’agit du projet dit « Eldorado » qui vise à doter les abords de la rade d’un complexe touristique moderne alliant hôtellerie de luxe, théâtre et casino. En 1970, le Kursaal est démoli. Loin d’être concrétisé, le projet immobilier connaît de multiples changements et remaniements, ce qui a pour conséquence fâcheuse de laisser un trou béant durant plusieurs années. Ce terrain laissé à l’abandon sur un site aussi exceptionnel suscite l’indignation de la population. C’est finalement en 1976 que débute le chantier de ce qui est appelé à devenir l’un des futurs fleurons de l’hôtellerie genevoise. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

La rade de Genève, en photos d’époque et en vidéos des Archives de la RTS

Références

1. Journal de Genève, 14 juillet 1885.
2. Le Conteur vaudois, 19 décembre 1885.
3. Joël Aguet, « Kursaal de Genève », dans A. Kotte (dir.), Dictionnaire du théâtre en Suisse, vol. 2, Zurich, Chronos Verlag, 2005, p. 1058–1059.
4. Leïla el-Wakil, « L’ancien Kursaal », dans P. Broillet (dir.), Les Monuments d’art et d’histoire du canton de Genève, La Genève sur l’eau, t. 1, Bâle, Wiese, 1997, p. 325.
5. Leïla el-Wakil, « Des temples pour l’art », dans C. Santschi et J. de Senarclens (dir.), Encyclopédie de Genève, Les plaisirs et les arts, t. 10, Genève, Association de l’Encyclopédie, 1994, p. 327-338.

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Dans les locaux de la Feuille d'Avis de Lausanne

Dans les locaux de l'expédition de La Feuille d'avis de Lausanne (1960)

Coll. L. Bazzanella/notreHistoire.ch

« Ils savaient que Balzac était payé à la ligne et qu’on pouvait en tirer un certain mépris. » Dans sa chanson France Culture, qui évoque l’éducation que ses parents lui ont donnée, Arnaud Fleurent-Didier relève par une économie de mots la raison de la place médiocre que le feuilleton littéraire occupe dans l’échelle des valeurs d’une certaine élite cultivée. Longs romans populaires découpés à la semaine, ou écrit feuillet après feuillet au rythme des bouclages du journal, le roman-feuilleton a pourtant ses auteurs de génie (oui, Balzac) et surtout ses auteurs à succès, dont le nom et l’œuvre, pour la majorité d’entre-eux, se sont effacés avec le temps, au tempo des modes littéraires et de la disparition des journaux imprimés.

L’ère du numérique permet cependant des reprises – on n’ose le mot résurrection – et c’est notamment le travail précieux de l’équipe de la Bibliothèque numérique romande de publier en version numérique des auteurs romands disparus, dont certains feuilletonistes, aux côtés des grands écrivains du XIXe. On parle ici de T. Combe (1856-1933), de son vrai nom Adèle Huguenin, de Louis Monnet (1831-1901), co-fondateur de la revue Le Conteur vaudois, et parmi les auteurs français d’Alexis Bouvier (1836-1892), Alexandre Dumas (1802-1870), H. J. Magog (1877-1947), Théophile Gautier (1811-1872), Gaston Leroux (1868-1927), Anna de Noailles (1876-1933), Hector Malot (1830-1907), George Sand (1804-1876), Eugène Sue (1804-1857) et Emile Zola

Nous devons cette liste – non exhaustive – à Sylvie Savary, de la Bibliothèque numérique romande, à l’occasion du partenariat qui nous a lié cet été pour accompagner la parution du feuilleton de L’Inédit, Une lettre inattendue de Yannis Amaudruz. Ce feuilleton s’inscrit d’une certaine manière dans une tradition romande mais aussi dans le présent de feuilletonistes comme les auteurs romands Bastien Fournier et Reynald Freudiger qui, dès 2013, ont publié leurs romans sur leur site, à raison d’une épisode par semaine.

Une lettre inattendue, en huit épisodes, à la particularité d’être une œuvre de fiction inspirée de photos extraites d’un album trouvé aux Puces de Plainpalais, à Genève. Cette succession d’images sans référence, sinon quelques-unes datées au crayon de l’année 1928, ont servi de matière première à Yannis Amaudruz pour imaginer des personnages et une intrigue. Une lettre inattendue – que nous invitons à lire et à partager autour de vous – fait écho aux propos de la romancière Anne-Marie Garat, membre du Prix notreHistoire.ch (2009-2016) et qui, dans son ouvrage Photos de familles, un roman de l’album, écrit: «Le livre des photos familiales est un vrai livre, dont les pages d’images, même éparses, se feuillettent comme un roman… »

Et comme disent les guides du Louvre, pour la suite, Messieurs Dames, c’est par ici… ■

Note

1. L’intégrale de l’interview d’Anne-Marie Garat donnée à notreHistoire.ch.
2. Photos de familles, un roman de l’album est paru en 1994, suivi d’une réédition chez Actes Sud.
3. L’ensemble des articles de Yannis Amaudruz pour L’Inédit
4. Le récit de Claire-Bärtschi-Flohr consacré à T. Combe sur notreHistoire.ch
5. Pour lire les romans-feuilletons des auteurs cités de la Bibliothèque numérique romande. cliquez sur leur nom dans cet article.

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La praille en 1924

Coll. D. Rey/notreHistoire.ch

Bien avant le PAV, le CEVA ou le plan directeur cantonal genevois 2030, on trouvait le temps et on pouvait physiquement, sans se heurter à des masses de béton, se balader à travers champ à la Praille, située entre les communes de Lancy et de Carouge. Personne, non plus, pour verbaliser lorsque l’on avait l’outrecuidance de prendre des chemins de traverses, non balisés. Dans cette photo, il règne un air impressionniste, proche d’un déjeuner sur l’herbe. Nous sommes en 1924. La photographie idéalise tout et gomme souvent avec nostalgie les horreurs et les souffrances. C’est pour cette raison que la photographie ne pourra jamais représenter la pleine réalité. Dix ans avant ce cliché, l’Europe et le monde se fracassaient dans la pire des boucheries de tous les temps. Cinq ans après la prise de cette image, ce sera le krach de Wall Street qui entraînera le monde vers une nouvelle catastrophe. Cet entre-temps de bonheur suspendu et quasi-éternel que l’on perçoit dans cette photo renvoie aux images du photographe Jacques Henri Lartigue. Il se dégage une insouciance mutine et libératrice. Au loin le Salève, immuable, et plus proche de nous un père (ou grand-père) avec ses deux enfants (ou petits-enfants).  Une image de bonheur et de quiétude partagée.

Notre époque est complexe et souvent aberrante. A cet endroit même, on a bâti un gigantesque centre commercial entouré de bretelles autoroutières et de zones industrielles, au détriment de champs cultivables. Ce méga complexe de l’alimentation vend à longueur de journées des tonnes d’aliments produits, la plupart du temps, sous serres, grâce à la technologie de pointe que l’on vend aux paysans, ou des produits venant de l’autre bout de la planète à des prix dérisoires, défiant toute concurrence. La raréfaction des terres cultivables sera une question cruciale pour toutes les villes de demain, notamment avec la diminution des ressources et la problématique du changement climatique.

En fin de compte, même si ce n’est jamais la réalité, l’image du bonheur ne se fige que sur une photographie. Une illusion. ■

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