Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Robert Curtat (1931 – 2015). Journaliste et écrivain, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire sociale, de nouvelles et d’essais, Robert Curtat fut également secrétaire de l’Association vaudoise des écrivains.
A la bascule des siècles Genève marque sa foi dans le progrès, puissant moteur de la société active, à travers une preuve symbolique : l’installation en 1886, sur le terre-plein des Forces motrices du Rhône, d’un jet d’eau de 30 mètres qui évacue l’énergie des turbines inutilisées le dimanche. Déplacé dans la rade en 1892, ce symbole de la ville gagnera en puissance – il atteint aujourd’hui 130 mètres – en perdant toute relation avec l’industrie.
Vers 1890 c’est l’âge d’or de l’eau sous pression, bientôt relayée par l’électricité plus souple à l’emploi. Sous le toit de charpente métallique du Bâtiment des forces motrices construit par l’ingénieur Rodolphe Turrettini, du lundi au samedi, la grande affaire c’est le captage et la distribution de l’eau à la ville qui en a besoin, au canton également mais aussi à 202 concessionnaires d’eau industrielle et 356 amateurs d’eau motrice. Ce groupe nombreux d’artisans ou d’industriels qui se branchent sur l’eau sous pression, source d’énergie propre et bon marché sont autant d’acteurs de ce rêve d’usine durable au service de l’invention des hommes. Un rêve qui va durer assez longtemps pour marquer les mémoires.
Construite au fil de trois campagnes, allant de 1884 à 1887, l’usine propre de la Coulouvrenière permet de servir tous les besoins de la ville, aussi bien l’eau des 156 fontaines que des 1752 bouches à incendie avec une pression suffisante pour atteindre le sommet des immeubles. Le canton ne serait pas en reste, puisque desservi par des tuyaux de diamètres adaptés aux usages que l’on fait de l’eau dans les villages. Enfin, le réseau d’eau motrice mobilise l’énergie de plus de la moitié des turbines tournant sous le bâtiment éponyme où les premières pompes ont été installées en 1885 et les dernières en 1897.
Les « natifs » ne disent pas merci
Mise en œuvre d’une idée simple – transformer la puissance hydraulique du Rhône en énergie mécanique – l’usine durable de la Coulouvrenière va répondre, vingt-sept ans durant, aux besoins d’une industrie originale, portée par des artisans instruits et habiles, les cabinotiers installés de tout temps dans le quartier de Saint-Gervais. Bien étudiée, l’unité technique de la Coulouvrenière est dévolue d’abord à la fourniture d’énergie à ces artisans inventifs, si longtemps tenus en lisière par la société dirigeante. On pourrait y voir une reconnaissance tardive de ce groupe nombreux de « natifs » qui a porté au fil des siècles les succès de la «Fabrique d’horlogerie» mais ce serait négliger une réalité résumée par A Bêtant (1).
Si l’usine eût été construite quelques années plus tard il est probable qu’on se fût arrêté à une transmission de force par l’électricité ; mais l’état de la science à cette époque ne permettait pas encore d’adopter ce système avec les garanties de sécurité et de bon fonctionnement que doit présenter un service public.
En 1907 le progrès tout puissant impose l’abandon de l’énergie portée par l’eau sous pression au profit de l’électricité. Resteront acquis quelques effets induits de cette réalisation de bonne taille entre autres la régularisation du niveau du lac qui avait donné lieu si longtemps à des conflits avec les riverains.
Plainpalais avant Ballenberg
Genève vers 1880 alignait une volée de scientifiques de haut niveau, à l’instar du modèle développé aujourd’hui par nos hautes écoles techniques. Cette année-là Théodore Turrettini (35 ans) et Jacques Pury (20 ans) s’embarquent pour rencontrer Edison aux Etats-Unis dans sa fameuse grange magique. Les applications qu’ils ramènent de leur voyage se retrouveront, entre autres, dans le développement du réseau électrique alternatif qui prendra précisément le relais de l’énergie produite par l’eau sous pression. Au demeurant cette eau sous pression est transformée par le moteur Schmid, produit par la société d’instruments de physique (SIP) longtemps dirigée par Théodore Turrettini et où le jeune Pury a fait ses premières armes.
La mise en place inéluctable du réseau électrique est très fortement combattue par l’industrie gazière tenue par la famille Ador, bête noire des milieux de gauche, en l’occurrence les radicaux. Politiquement, le choix de municipaliser l’énergie témoigne d’une vision intelligente des dirigeants de la cité. La maîtrise du progrès c’est la grande affaire de Genève à cette période – 1896 – qui est aussi celle de l’exposition nationale suisse logée, ce sera une exception, au bout du lac. Cette «expo» signe l’époque en accueillant le cinématographe des frères Lumière et le phonographe d’Edison. A ce qu’on sache c’est là qu’est né le concept du village suisse qui se révélera le « clou » de l’Exposition avec plus d’un million de visiteurs. Ballenberg avant la lettre (2) le village suisse est animé par plus de 350 acteurs en costume présentant les industries campagnardes : broderies, filatures, vannerie mais aussi une laiterie fribourgeoise qui fabrique chaque jour beurre et fromage. Tout ce petit monde habite 56 maisons et chalets repris «à l’identique». A cette vision d’hier la ville répond par cent images de progrès comme l’éclairage électrique de ses rues grâce au courant produit par les forces hydrauliques de l’usine de la Coulouvrenière. Et encore, anticipation d’un rôle qui prendra corps à Cointrin, l’ascension de la plaine de Plainpalais par 30’000 passagers de ballons captifs. ■
Notes
1 – Selon la notice publiée en 1908 par A Bétant, ingénieur, directeur des eaux de la ville de Genève.
2 – le musée suisse de l’habitat rural à Ballenberg au-dessus de Brienz est né dans l’été 1968 par la volonté de la Confédération et du canton de Berne. Il a été ouvert au public en 1978.