L’historien et blogueur Yannis Amaudruz a choisi huit photos d’un album abandonné aux Puces. Il en a tiré la matière du feuilleton de l’été 2020 de L’Inédit, imaginant des personnages et une intrigue qui se termine avec ce huitième épisode: le secret d’Elisabeth s’est répandu en ville, des rumeurs insensées voient le jour et précipitent une décision sans retour… Pour lire l’entier du feuilleton, cliquez ici.
Huitième et dernier épisode. Un dimanche d’été. Le mois d’août touchera bientôt à sa fin et il n’en restera rien. Pour l’heure, sous un soleil accablant, un rouge-gorge prend son envol depuis la branche d’un arbre mort, avant de disparaître dans un bosquet. Le silence n’est troublé que par le bal incessant des guêpes et le clapotis d’une fontaine infestée de sangsues. C’est à travers cette campagne, celle de son enfance, qu’une Elisabeth fantomatique marche à pas lents. Elle finit par s’asseoir péniblement sous un tilleul centenaire. Une ferme s’élève sur des crêts dominant un village semblable à tant d’autres. Sur cette terre à jamais perdue, où les amitiés n’ont pas survécu à l’épreuve du temps, le vent souffle et soulève de petits nuages de poussière. Des larmes coulent sur des joues vieillies. Au loin, on distingue la flèche du temple réformé. On peut même deviner le coq qui la surmonte. Trois heures sonnent. La voix du pasteur s’est tue depuis longtemps. L’eau revient toujours à la source, pour s’enfuir à nouveau à la recherche d’un rivage plus accueillant.
Elisabeth aurait juré qu’une bête informe venait de se faufiler dans un trou creusé au pied du tilleul. Était-ce un renard ? Une fouine, un hérisson ? Était-ce seulement reconnaissable ? Elle boitillait. Elle avait dû se casser une patte au cours d’un terrible duel. La bataille avait été menée contre l’ennemi, un maléfice jeté par le diable ou un mal plus profond encore. La bête endurait certainement le martyre. Pas un martyre de saint, mais un martyre qui ronge les tripes, qui avale le cœur, qui fait perdre la raison. Elle est maintenant tapie dans son terrier d’infortune, apeurée. Sans doute son cadavre pourrira-t-il au milieu des racines de l’arbre, dévoré par la vermine. Ou peut-être la bête quittera-t-elle son abri la nuit venue, la plaie encore suintante, pour aller crever ailleurs. Les bêtes galeuses, hélas, dans les mémoires jamais ne meurent.
Du voyage de retour à Lausanne, Elisabeth ne gardait aucun souvenir précis. La confession de Peter Steiner l’avait abasourdie au point qu’elle était demeurée muette, secouée par une annonce qui avait retenti comme un glas d’une rare violence. Les lumières de l’auberge avaient tournoyé devant ses yeux. Elle s’était levée, Marthe l’avait suivie, inquiète. Avait-elle salué cet homme auprès duquel elle aurait dû grandir, en d’autres et improbables circonstances ? Le doute subsisterait, accompagné de la sensation amère d’une occasion manquée.
Par la suite, tout était allé très vite. En apprenant la vérité sur l’ascendance de sa belle-sœur, Eugène exprima une mine de dégoût teinté de triomphe. Quelques jours plus tard, la nouvelle courait déjà à travers la ville entière. Le qu’en-dira-t-on enflamma les cercles littéraires, les sociétés d’étudiants, les assemblées politiques. On murmurait avec malice sous le porche des églises, on inventait des détails sordides pour donner de la consistance à des ragots délirants. D’immondes rumeurs virent bientôt le jour. On accusait Elisabeth de mensonge : elle avait inventé une histoire insensée pour salir la réputation de son époux. Des lettres d’insultes lui parvenaient.
Un jour, n’y tenant plus, elle força la porte du bureau de Lucien, occupé à négocier une importante commande de soieries lyonnaises. Il prit un air étonné et s’apprêtait à la congédier sans s’enquérir de ses tourments. Elle ne lui en laissa toutefois guère le temps : « Vous m’avez épousée sur un malentendu. La révocation de notre mariage viendra rétablir une forme de vérité ». Le jugement du divorce fut rendu l’année suivante.
Elisabeth redevint libre au prix d’un déshonneur public : les femmes des bonnes familles – celles qui faisaient mine d’être pieuses, d’abandonner quelques sous aux indigents, et qui pourtant cloîtraient leurs domestiques dans de petites chambres mal chauffées – ne daignaient plus la saluer lorsqu’elles la croisaient en ville. Elle vivota un temps d’une maigre rente, recluse dans un appartement dont l’unique fenêtre donnait sur une cour intérieure. Après la mort d’Edouard Favre, celui que la loi reconnaissait comme son père légitime, elle retourna vivre sur le domaine familial, où la solitude lui pesait moins que les hypocrites mœurs bourgeoises. Quelquefois, Marthe venait lui rendre visite.
Les rumeurs finirent par s’essouffler, distraites par les récents événements qui assombrissaient l’Europe. Quant au pays, encerclé de toutes parts, il serrait les rangs. Un général admiré invitait les citoyens à tenir bon et à faire honneur au courage légendaire de leurs ancêtres. Il bricola une stratégie de défense militaire qui consistait, en cas d’invasion ennemie, à replier les troupes dans les montagnes, abandonnant la population civile des plaines à son triste sort. L’appel vibrant à la résistance et à l’exaltation de valeurs prétendument suisses n’empêcha personne de commercer allégrement avec le grand voisin du nord : dans la presse, on faisait mine de se montrer ferme à son égard puis, avec une discrétion polie, on lui ouvrait les portes des banques en lui proposant de délicates gâteries.
La guerre terminée, Elisabeth quitta la région. Elle emporta quelques vêtements, la lettre qui avait renversé son existence. Trois ou quatre livres. Rien de plus. Personne ne sut vraiment où elle se rendit. Pour Marthe, il était évident qu’elle avait gagné Altdorf, dans l’espoir de revoir une dernière fois Peter Steiner, pour autant qu’il fût encore de ce monde. Mais sans doute Elisabeth avait-elle choisi un exil plus lointain encore. Elle avait peut-être voyagé jusqu’aux antipodes et trouvé une contrée hospitalière où finir sa vie. Un endroit où les effluves du passé la laisseraient définitivement en paix. ■