L'Inédit

par notreHistoire


École d'horticulture - Châtelaine, Genève 1939

Coll. R. Horvay/notreHistoire.ch

Il est bien gros, ce poireau, pour un si petit bonhomme! Voilà ce qui frappe sur cette photo de 1939. Mais aussi ce sourire content, cette fierté dans le regard et dans le torse. Les témoignages le confirment: l’histoire de l’Ecole d’Horticulture de Châtelaine, près de Genève, transpire la bonne humeur et le cœur à l’ouvrage. En se promenant virtuellement dans ses allées, on voit ses élèves suer beaucoup, on les entend jurer parfois, et rire très souvent. On y croise aussi «Ballache», «Biota», «Dédé», «Gilette» et «Crocus», des professeurs surnommés drôlement par leurs apprentis facétieux et néanmoins reconnaissants pour le précieux savoir-faire enseigné.

Les élèves proviennent de toute la Suisse, mais aussi de l'étranger. Sur cette photo de 1938, (de gauche à droite) Roger Péquignot (Berne), Louis Meyer (Genève), Hans Bracher (Berne), Rodolphe Rumpf (Bâle), Victor Suter (Argovie), François Gagnebin (Berne), Robert Racchelli (Genève), Marcel Weingart (Berne), Roger Mathis (France), Walther Hofer (Thurgovie), Pierre Pochon (Vaud)

Coll. R. Horvay/notreHistoire.ch

Le garçon au poireau s’appelle-t-il Marcel, Edouard, Arthur ? Ou peut-être Heinrich ou Alberto ? Car en parcourant les registres d’élèves de ces années-là, on constate la diversité et le rayonnement dont l’école a joui dès ses débuts, avec des inscrits en provenance des quatre coins de la Suisse, mais aussi de l’étranger. La première volée comptait quatre Genevois, quatre Vaudois, quatre Neuchâtelois, un Fribourgeois, un Zurichois, un Schaffhousois et… un Hollandais ! C’était en 1887. L’école a été créée par Edmond Vaucher, horticulteur et arboriculteur chevronné. Il souhaitait dispenser un enseignement à la fois théorique et pratique sur ses terres de 6 hectares, avec quelques chambres servant de dortoir. Du pain bénit pour le Canton de Genève, qui a tôt fait de subventionner l’établissement, puis d’en faire une école cantonale. L’Etat rachète même le domaine en 1900, selon entente avec son fondateur décédé l’année d’avant. Ce dernier a insufflé l’esprit des lieux: une grande polyvalence, grâce à un enseignement pluridisciplinaire couvrant aussi bien la floriculture que l’arboriculture, la culture maraîchère et l’apiculture.

De la triandine à la pomologie

Pour beaucoup, c’était un lieu d’apprentissage du métier mais aussi de la vie. L’association des anciens élèves est aujourd’hui riche de 600 membres actifs, de Suisse et de l’étranger – preuve d’une «amitié horticole soigneusement entretenue», comme l’a relevé joliment l’un de ses membres. Pour son 100e anniversaire en 2010, elle a récolté des témoignages qui donnent un aperçu du quotidien de ces adolescents. Ils apprennent à tailler, planter, semer, bouturer, rempoter, labourer, ratisser et récolter. On les voit se lacérer immanquablement le pouce avec leur greffoir fraîchement aiguisé, lors de leurs premiers essais de bouturage. On assiste à leurs travaux à la bêche sur un sol si caillouteux que l’outil produit des étincelles et que son manche se casse. On les observe à la cueillette des petits fruits qui exige au contraire de la douceur et des précautions. Les travaux pratiques requièrent ainsi habileté, puissance et délicatesse. Il faut aussi apprendre à reconnaître, déterminer, classer des centaines de végétaux, fleurs, fruits, légumes, arbres et arbustes. Sans compter les centaines de travaux, herbiers, dessins et plans exécutés.

Ratissage et apprentissage, ce sont des mots qui vont si bien ensemble (année 1938).

Coll. R. Horvay/notreHistoire.ch

En pénétrant dans leur univers, on s’initie à des mots étranges et délicieux. La triandine, helvétisme signifiant fourche à bêcher à trois dents ou davantage. L’essarde, outil typiquement genevois permettant d’aménager la terre pour les semis ou plantons. L’écussonnoir, couteau à courte lame très tranchante et à spatule, servant à prélever un œil ou un bourgeon entouré d’une bordure d’écorce en forme d’écusson, en vue d’une greffe. Ou encore la pomologie, qui ne concerne pas seulement les pommes, mais l’étude des arbres fruitiers et des fruits (du latin pomus, fruit) ! Et que dire du patronyme si bien assorti entre un professeur et sa discipline: Charles Fleuriot, qui dispense des cours d’art floral…

Eh oui… en 1938 aussi!

Coll. R. Horvay/notreHistoire.ch

Les farces et «la fuite»

On se délecte aussi de leurs farces et bravades, dans un esprit de camaraderie favorisé par l’internat. A la cantine, se moquer des collègues alémaniques quand ils découvrent l’artichaut pour la première fois et enfournent hardiment les bractées entières dans la bouche. Chiper des œufs au poulailler pour se confectionner du cognac aux œufs. «Bien sûr, l’alcool était strictement interdit, mais il suffisait de ne pas se faire choper.» (Pierre Morel, volées 1943-1946). Quand on est «à la cuite», c’est-à-dire chargé de nourrir les cochons avec les déchets de cuisine cuits en soupe: refiler tous les rutabagas aux bêtes, qui s’en délectent alors que les élèves les détestent. Ou encore: marauder toutes les grappes de la nouvelle variété de vigne plantée et choyée par le prof d’arboriculture fruitière; et après les hauts cris de la direction, déposer sur le cépage dégarni trois belles couronnes mortuaires… réalisées la veille en examen d’art floral.

A l'heure des travaux pratiques en arboriculture (année 1938).

Coll. R. Horvay/notreHistoire.ch

Les nouveaux sont mis à l’épreuve par leurs aînés. «On a dû apprendre, en 1ère année, à servir la soupe aux 3èmes en faisant doucement glisser leur cuillère dans l’assiette; à cirer leurs chaussures de travail et celle de ville à l’extérieur et à l’intérieur, vers les orteils; à refaire leur lit « en portefeuille’ » pour les remercier de leur soutien et de leurs égards pendant les travaux de pratique.» (Hermann Gubler, volées 1971-1975). «Certaines nuits étaient quand même très courtes ! Mais tellement drôles. Parfois, les matelas d’un dortoir entier étaient retournés avec le dormeur dedans!» La vie de l’école est aussi animée par sa vieille et pérenne tradition post-examens: «la fuite». En une nuit, les diplômés réaménagent le site en créant un jardin, en installant un étang dans la cour, un décor floral sur le parking… Certains enseignants en sont anxieux par avance, d’autres sont remplis d’une fierté admirative. Le jour J, le directeur court dans tous les sens en criant pour empêcher les jeunes de grimper en haut du grand séquoia, craignant qu’ils se rompent le cou. Rien n’y fait, car ils tiennent à y accrocher leur drapeau avec la devise Post Victoriam Libertas.

Au fil des décennies, le domaine s’agrandit jusqu’à 10 hectares, exceptionnel par la diversité de ses arbres, fleurs et plantes de toutes sortes. Environ 1500 élèves y auront achevé leurs études. Dans les années 1970, une page se tourne avec l’arrivée des premières filles, promettant de nouvelles péripéties. Et l’école déménage dans la campagne genevoise à Lullier, qui offre de plus vastes espaces. S’ensuivront de nombreux changements dans l’organisation des filières. Quant à la parcelle de Châtelaine, elle est devenue le parc public des Franchises: un peu moins de fleurs, beaucoup d’aires de détente, et même un terrain de beach-volley.■

Source

Site internet de l’association des anciens élèves

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Une série de photographies de l’Ecole, et de ses élèves

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Maurice Chappaz et Michène

Maurice Chappaz et sa seconde épouse, Michène-Caussignac, devant leur maison au Châble.

Photo Robert Hofer, années 2000, coll. L'Inédit/notreHistoire.ch

Vocation des fleuves était, à son origine, un ouvrage hors commerce qui avait été commandé en 1969 par la grande entreprise ATEL à Olten (Aar & Tessin Electricité) à l’écrivain valaisan Maurice Chappaz pour le 75ème anniversaire de cette Société. Ce livre, richement illustré, contenait aussi les contributions de Charles Aeschlimann, Georg Thürer, Karl Schmid et Denis de Rougemont. Il avait été réalisé par Benjamin Lederer, le patron des Editions générales SA à Genève, ce même éditeur qui avait édité les trois tomes des Mémoires de Gonzague de Reynold en 1963.

Par ma fonction de bibliothécaire-archiviste auprès d’une autre grande compagnie d’électricité, j’avais redécouvert un jour ce texte et demandé à Maurice Chappaz l’autorisation de le rééditer en tirage à part, cela pour le compte d’une petite revue culturelle que j’animais.

C’est à partir de ce jour-là que mes relations épistolaires se multiplièrent avec ce cher Maurice. Pris au jeu en redécouvrant ainsi avec bonheur son texte original, Maurice Chappaz le remania complètement, influencé qu’il était par le contexte politique suisse de l’époque. En particulier par l’affaire des fonds en déshérence dans les banques suisses, suite à la procédure ouverte en 1995 à New York par le Congrès juif mondial et le célèbre « Rapport Eizenstat » du 7 mai 1997, ainsi que de la position officielle du Conseil fédéral du 22 mai de cette même année.

Les versions nouvelles autour de Vocation des fleuves se succédèrent. Les modifications, les corrections, les ajouts, les doutes de l’auteur, tout cela me parvenait par bribes, par lettres en courrier postal B (parce que l’affranchissement prioritaire était jugé trop coûteux par lui…) et même par téléphone:   

– Ecoutez voir: à la page trois, septième vers du quatrième alinéa avant la fin, à la place de: L’âme est plus importante qu’un centre, cela ne serait-il pas mieux d’écrire: …plus irremplaçable… Qu’en pensez-vous ?

J’avais heureusement saisi une version initiale sur traitement de texte en Bookmann Old Style, corps 12, mais cette réécriture affaiblissait à mon avis le sens de l’œuvre initiale, qui était un véritable hymne au Rhône et à l’Aar, ces fleuves issus du même massif alpin, un hymne dénué de toute allusion politique. Or, vers la mi-novembre de cette année 1997, il fallait absolument achever cette réécriture, afin de pouvoir enfin remettre la version définitive à l’imprimeur de la revue Espaces. Je montais donc au Châble avec la dernière mouture remaniée, sans prendre préalablement rendez-vous, vu l’urgence du délai.

Maurice Chappaz me reçut chaleureusement. Il me parla surtout et longuement de son Evangile selon Judas, un dernier livre autour duquel il travaillait. Puis il m’offrit généreusement du pain et du fromage, accompagné d’un verre de vin de sa nièce Marie-Thérèse, ceci sous le regard bienveillant de son épouse Michène. Toutefois, il ne signa pas le bon à tirer ! Il fallait encore que j’attende. Il voulait relire certains passages, les améliorer ici et là.

Finalement, après d’ultimes corrections et de nouveaux appels téléphoniques de sa part, je parvins enfin à confier à l’imprimeur son texte définitif. Les abonnées et abonnés de la petite revue déjà nommée le reçurent, présenté sur 4 pages, en format A3 sur papier chamois, dans une mise en page de Jacqueline Jaccoud et une photographie de l’Aar près de Wohlen, signée Mondo Annoni. C’était la fin de l’année 1997.        

Ce que j’ai appris durant cette aventure éditoriale avec Maurice Chappaz, c’était sa manière de promouvoir sans cesse ses écrits. En effet, en relation quasi permanente avec tous les bons éditeurs de ce pays, alors que nous travaillions à ce texte, il l’avait déjà promis à une éditrice de Genève, à mon insu, en prévision du Salon du Livre de Francfort de l’automne 1998, avec le vœu que ce texte soit édité simultanément dans une traduction en langue allemande (Pierre Imhasly), en langue italienne (Alberto Nessi, le lauréat du Grand prix suisse de littérature 2016), en romanche (Jacques Guidon) et finalement en anglais (Michael Edwars). S’il convient de rendre hommage à ces excellents traducteurs pour l’énorme travail « contre la montre » qu’ils ont ainsi dû accomplir, il faut reconnaître que cette édition, aux dires de Chappaz lui-même, n’a pas rencontré à l’époque de sa parution le succès que son auteur attendait. ■

A lire également sur L’Inédit

Rencontre littéraire au sommet, un texte de Yannis Amaudruz consacré à la rencontre entre Maurice Chappaz et Maurice Zermatten, lors du séminaire Les heures littéraires valaisannes, organisé à Randonnaz, le 22 août 1985

A consulter également sur notreHistoire.ch

Maurice Chappaz, une vie pour l’écriture, une série de documents des Archives de la RTS

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Ces choses que l'on n'explique pas

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

C’est un petit village en pierres, perché sur un flanc de montagne orienté vers le sud. Typique, avec ses rues en pente et ses places étroites où il fait bon se gorger de soleil et d’air pur. Mes parents y possèdent une maison, où nous passons la plupart de nos vacances. Une vieille et grande bicoque, sombre, qui gémit et qui craque selon les écarts d’humidité et de température. Enfin ! C’est ce que mes parents veulent bien me glisser pour me rassurer, lorsqu’ils sortent et me laissent seul, le soir, dans cette immense baraque.

À force d’y passer mes vacances, je me suis fait des copains dans les alentours. Des gamins de mon âge, qui ont grandi dans les parages et connaissent tous les recoins de la montagne environnante, ses vieilles ruines à explorer, ses anecdotes, ses secrets et ses légendes. Ce sont eux qui m’apprennent, l’air de rien, au détour d’une conversation, que notre maison serait hantée. Que l’on y entend des bruits et que l’on y perçoit des présences. Des faits qui seraient connus de tout le village et des environs, depuis des générations. Il paraîtrait même que des prêtres seraient venus l’exorciser et que ces interventions seraient consignées sur les vieux registres de la commune.

Pas de quoi rassurer mes craintes enfantines, déjà éveillées par l’atmosphère particulière du lieu, mais j’essaie néanmoins de me convaincre que mes camarades, inspirés par les films d’horreur et de possession, alors en vogue, se paient la tête du petit citadin que je reste à leurs yeux. Ce qui ne m’empêche bien sûr pas de prêter une oreille d’autant plus attentive aux respirations nocturnes de la maison, aux bruissements de ses parquets, aux dialogues de sa boiserie. Mais rien pour venir corroborer leurs dires et ceux de leurs grand-parents, entre-temps consultés par mes soins. Les semaines passent, le ciel est bleu azur et les jours rallongent.

Et soudain, l’impensable se produit.

En novembre 1976, Temps Présent enquête sur "ces choses que l'on ne s'explique pas".

Coll. Archives de la RTS/notreHistoire.ch

Dans la torpeur d’un après-midi d’été, un cri d’effroi retentit, bientôt suivi d’un choeur de hurlements et d’une cavalcade dans l’escalier. L’équipe de maçons qui travaillaient au premier étage se rue hors de la maison comme un seul homme, comme si le diable lui-même était à ses trousses. Malgré la confusion, les voisins alertés qui accourent et ajoutent au vacarme, nous arrivons à comprendre qu’ils ont trouvé « quelque chose » dans le mur qu’ils étaient en train d’abattre à l’étage et qu’il n’est pas question qu’ils remettent un pied à l’intérieur, encore moins là-haut sur leur chantier.

Affolés, nous montons quatre à quatre les marches, pour nous trouver pétrifiés face à un crâne humain qui nous fixe de son regard vide, comme goguenard, depuis la brèche ouverte dans le mur par les masses des ouvriers. Le reste de son squelette émergeant, enchâssé parmi les vieilles briques fracassées de l’ouvrage.

Quelques décennies plus tard, je ne sais toujours que penser de cet épisode extraordinaire. Un squelette humain, entier, du moins ce qu’il en reste, encastré dans l’un des murs de notre maison ? Celle-là même dont tout le village, enfants et anciens compris, m’assure qu’elle est hantée. Peut-il s’agir d’une simple coïncidence, d’un phénomène surnaturel ou encore d’une manière détournée de conserver la mémoire d’un crime aussi atroce que jalousement gardés par les habitants ? Gageons que la question ne sera jamais tranchée.

Bien des dimensions échappent encore à l’absurdité de nos sociétés, dans leur soumission exponentielle à la tyrannie des algorithmes, au joug carcéral des tableaux Excel et des bilans-comptable ; ainsi que la nature se plaît régulièrement à nous le rappeler. Et pour peu qu’on l’entende comme une forme de poésie, le paranormal fait partie de ces clés qui autorisent l’évasion, qui nous permettent de nous échapper vers d’autres réalités moins normatives, moins quantifiables, qu’elles relèvent ou non du seul domaine de l’imaginaire.

En quelque sorte, de saupoudrer notre triste quotidien cartésien d’une pincée de pensée magique, surréaliste et généreuse, afin de lui redonner de son lustre et de sa consistance.■

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Genève - Alphonse XIII

Coll. J.-C. Curtet/notreHistoire.ch

Le cliché date d’avant les paparazzi. Et bien avant les smartphones. Contre cet homme, en visite à Genève, les armes se sont dégainées plus souvent que les appareils photo. On comprend donc l’air inquiet du roi déchu d’Espagne, quand le photographe sort son appareil, vite, avant qu’Alphonse XIII ne monte dans sa voiture. Alors qu’il s’assied dans le véhicule qui le conduit au Palais du Consul général, il soupire de soulagement : il ne s’agissait pas d’une énième tentative d’assassinat. Alphonse XIII reste en vie, une fois de plus, on a juste volé son image. Comme quoi. Il n’est plus monarque, il est en exil depuis bientôt dix ans, installé à Rome tandis que sa femme, elle, est à Lausanne, mais on ne l’oublie pas. Pas complètement, puisque ce photographe, là, devant l’Hôtel des Bergues… L’Europe vient d’entrer dans la Deuxième Guerre mondiale.

Ce jour-là, Alphonse XIII va visiter les Services de l’Agence Centrale des prisonniers de guerre. Celle-ci a été créée en 1914, et depuis quelques mois elle s’est enrichie d’une section dite « des civils », étant à l’origine exclusivement destinée aux prisonniers militaires. Alphonse XIII a-t-il œuvré en faveur de l’ouverture de l’agence de la Croix-Rouge aux non belligérants pris dans les filets de la guerre ? L’hypothèse est réaliste. Dans son pays, et dès 1914 également, le roi d’Espagne a fondé et financé, sur fonds propres, la oficina pro cautivos, le bureau des prisonniers de guerre. Dès le début, ce bureau fournit des réponses aux familles qui ignorent le sort de militaires ou de civils se trouvant dans les zones de combat. Alphonse XIII fonde cet organisme séparément du gouvernement, afin de ne pas compromettre sa neutralité, quand bien même l’Espagne s’est déclarée neutre dès les débuts de la Première Guerre mondiale. Les demandes d’information ou d’intervention se font en faveur des prisonniers des deux bords, notamment auprès des ambassades des pays belligérants avec qui le roi entretient de bonnes relations. La oficina pro cautivos sauvera environ 70’000 civils et 21’000 soldats. Alphonse XIII obtiendra notamment pour le pianiste Arthur Rubinstein le passeport espagnol en 1916. La même année, il permet au danseur Vaslav Nijinski, détenu en Hongrie en raison de sa nationalité russe, d’être envoyé aux Etats-Unis. Le roi interviendra en faveur de 136’000 prisonniers de guerre en organisant 4000 inspections de camps de prisonniers. Il plaidera également pour que les sous-marins n’attaquent pas les navires-hôpitaux et proposera d’instaurer une inspection neutre de ces navires par des militaires espagnols à la sortie et à l’entrée des ports. Il obtient des belligérants l’engagement de ne plus torpiller de bateaux arborant un drapeau d’hôpital.

De l’argent pour Franco

L’expérience de ce « bureau de la guerre européenne » a probablement servi à la Croix-Rouge. Le roi en exil, en visitant l’Agence du CICR, lui passait symboliquement le témoin pour cette Deuxième Guerre mondiale qui commençait. Car si l’agence d’Alphonse XIII est restée méconnue en Espagne, elle bénéficiait d’une réelle aura dans le reste de l’Europe, en France, en Belgique, en Suisse, notamment au sein de la Société des Nations créée en 1919, et aux Etats-Unis.

Pour son travail en faveur et au sein de cette agence, Alphonse XIII a été deux fois candidat au prix Nobel de la paix, en 1917 et en 1933. Mais c’est le CICR qui obtient le prix pour son action en faveur des prisonniers de guerre en 1917, alors qu’il revient à l’écrivain et homme politique anglais Norman Angell en 1933. Des concurrents de taille, à qui l’on ne pouvait reprocher ni leur défense ardente de la politique coloniale, ni leur soutien au général Franco. Le roi appréciait le futur dictateur pour ses faits d’armes au Maroc et l’avait nommé directeur de l’Académie générale militaire qu’il venait de créer, en 1928. Les années suivantes, il verse un million de pesetas à la cause franquiste. En échange, Alphonse XIII souhaite que Franco s’occupe de restaurer la monarchie. Le général ne tiendra promesse qu’en 1969, en désignant officiellement le prince Juan Carlos de Bourbon pour lui succéder à sa mort, en tant que roi d’Espagne. En 1975, la monarchie retrouve donc un roi en la personne du petit -fils d’Alphonse XIII. Le grand-père n’est pas de la fête. Il est mort en exilé de luxe dans une suite du grand hôtel de Rome, non pas assassiné, mais d’une angine de poitrine, en 1941. ■

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Les derniers adieux à la reine Eugénie, épouse d’Alphonse XIII, à Lausanne, le 20 avril 1969, en présence de son petit-fils Juan Carlos, un document des Archives de la RTS
Juan Carlos d’Espagne le roi inattendu, une série de documents des Archives de la RTS

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