C’est un petit village en pierres, perché sur un flanc de montagne
orienté vers le sud. Typique, avec ses rues en pente et ses places étroites où
il fait bon se gorger de soleil et d’air pur. Mes parents y possèdent une
maison, où nous passons la plupart de nos vacances. Une vieille et grande
bicoque, sombre, qui gémit et qui craque selon les écarts d’humidité et de
température. Enfin ! C’est ce que mes parents veulent bien me glisser pour
me rassurer, lorsqu’ils sortent et me laissent seul, le soir, dans cette
immense baraque.
À force d’y passer mes vacances, je me suis fait des copains dans les
alentours. Des gamins de mon âge, qui ont grandi dans les parages et
connaissent tous les recoins de la montagne environnante, ses vieilles ruines à
explorer, ses anecdotes, ses secrets et ses légendes. Ce sont eux qui
m’apprennent, l’air de rien, au détour d’une conversation, que notre maison
serait hantée. Que l’on y entend des bruits et que l’on y perçoit des
présences. Des faits qui seraient connus de tout le village et des environs,
depuis des générations. Il paraîtrait même que des prêtres seraient venus
l’exorciser et que ces interventions seraient consignées sur les vieux
registres de la commune.
Pas de quoi rassurer mes craintes enfantines, déjà éveillées par
l’atmosphère particulière du lieu, mais j’essaie néanmoins de me convaincre que
mes camarades, inspirés par les films d’horreur et de possession, alors en
vogue, se paient la tête du petit citadin que je reste à leurs yeux. Ce qui ne
m’empêche bien sûr pas de prêter une oreille d’autant plus attentive aux
respirations nocturnes de la maison, aux bruissements de ses parquets, aux
dialogues de sa boiserie. Mais rien pour venir corroborer leurs dires et ceux
de leurs grand-parents, entre-temps consultés par mes soins. Les semaines
passent, le ciel est bleu azur et les jours rallongent.
Et soudain, l’impensable se produit.
Dans la torpeur d’un après-midi d’été, un cri d’effroi retentit,
bientôt suivi d’un choeur de hurlements et d’une cavalcade dans l’escalier.
L’équipe de maçons qui travaillaient au premier étage se rue hors de la maison
comme un seul homme, comme si le diable lui-même était à ses trousses. Malgré
la confusion, les voisins alertés qui accourent et ajoutent au vacarme, nous
arrivons à comprendre qu’ils ont trouvé « quelque chose » dans le mur
qu’ils étaient en train d’abattre à l’étage et qu’il n’est pas question qu’ils
remettent un pied à l’intérieur, encore moins là-haut sur leur chantier.
Affolés, nous montons quatre à quatre les marches, pour nous trouver pétrifiés face à un crâne humain qui nous fixe de son regard vide, comme goguenard, depuis la brèche ouverte dans le mur par les masses des ouvriers. Le reste de son squelette émergeant, enchâssé parmi les vieilles briques fracassées de l’ouvrage.
Quelques décennies plus tard, je ne sais toujours que penser de cet
épisode extraordinaire. Un squelette humain, entier, du moins ce qu’il en
reste, encastré dans l’un des murs de notre maison ? Celle-là même dont
tout le village, enfants et anciens compris, m’assure qu’elle est hantée.
Peut-il s’agir d’une simple coïncidence, d’un phénomène surnaturel ou encore
d’une manière détournée de conserver la mémoire d’un crime aussi atroce que
jalousement gardés par les habitants ? Gageons que la question ne sera
jamais tranchée.
Bien des dimensions échappent encore à l’absurdité de nos sociétés, dans leur soumission exponentielle à la tyrannie des algorithmes, au joug carcéral des tableaux Excel et des bilans-comptable ; ainsi que la nature se plaît régulièrement à nous le rappeler. Et pour peu qu’on l’entende comme une forme de poésie, le paranormal fait partie de ces clés qui autorisent l’évasion, qui nous permettent de nous échapper vers d’autres réalités moins normatives, moins quantifiables, qu’elles relèvent ou non du seul domaine de l’imaginaire.
En quelque sorte, de saupoudrer notre triste quotidien cartésien d’une pincée de pensée magique, surréaliste et généreuse, afin de lui redonner de son lustre et de sa consistance.■
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Le cliché date d’avant les paparazzi. Et bien avant les smartphones. Contre cet homme, en visite à Genève, les armes se sont dégainées plus souvent que les appareils photo. On comprend donc l’air inquiet du roi déchu d’Espagne, quand le photographe sort son appareil, vite, avant qu’Alphonse XIII ne monte dans sa voiture. Alors qu’il s’assied dans le véhicule qui le conduit au Palais du Consul général, il soupire de soulagement : il ne s’agissait pas d’une énième tentative d’assassinat. Alphonse XIII reste en vie, une fois de plus, on a juste volé son image. Comme quoi. Il n’est plus monarque, il est en exil depuis bientôt dix ans, installé à Rome tandis que sa femme, elle, est à Lausanne, mais on ne l’oublie pas. Pas complètement, puisque ce photographe, là, devant l’Hôtel des Bergues… L’Europe vient d’entrer dans la Deuxième Guerre mondiale.
Ce jour-là, Alphonse XIII va visiter les Services de l’Agence Centrale des prisonniers de guerre. Celle-ci a été créée en 1914, et depuis quelques mois elle s’est enrichie d’une section dite « des civils », étant à l’origine exclusivement destinée aux prisonniers militaires. Alphonse XIII a-t-il œuvré en faveur de l’ouverture de l’agence de la Croix-Rouge aux non belligérants pris dans les filets de la guerre ? L’hypothèse est réaliste. Dans son pays, et dès 1914 également, le roi d’Espagne a fondé et financé, sur fonds propres, la oficina pro cautivos, le bureau des prisonniers de guerre. Dès le début, ce bureau fournit des réponses aux familles qui ignorent le sort de militaires ou de civils se trouvant dans les zones de combat. Alphonse XIII fonde cet organisme séparément du gouvernement, afin de ne pas compromettre sa neutralité, quand bien même l’Espagne s’est déclarée neutre dès les débuts de la Première Guerre mondiale. Les demandes d’information ou d’intervention se font en faveur des prisonniers des deux bords, notamment auprès des ambassades des pays belligérants avec qui le roi entretient de bonnes relations. La oficina pro cautivos sauvera environ 70’000 civils et 21’000 soldats. Alphonse XIII obtiendra notamment pour le pianiste Arthur Rubinstein le passeport espagnol en 1916. La même année, il permet au danseur Vaslav Nijinski, détenu en Hongrie en raison de sa nationalité russe, d’être envoyé aux Etats-Unis. Le roi interviendra en faveur de 136’000 prisonniers de guerre en organisant 4000 inspections de camps de prisonniers. Il plaidera également pour que les sous-marins n’attaquent pas les navires-hôpitaux et proposera d’instaurer une inspection neutre de ces navires par des militaires espagnols à la sortie et à l’entrée des ports. Il obtient des belligérants l’engagement de ne plus torpiller de bateaux arborant un drapeau d’hôpital.
De l’argent pour Franco
L’expérience de ce « bureau de la guerre européenne » a probablement servi à la Croix-Rouge. Le roi en exil, en visitant l’Agence du CICR, lui passait symboliquement le témoin pour cette Deuxième Guerre mondiale qui commençait. Car si l’agence d’Alphonse XIII est restée méconnue en Espagne, elle bénéficiait d’une réelle aura dans le reste de l’Europe, en France, en Belgique, en Suisse, notamment au sein de la Société des Nations créée en 1919, et aux Etats-Unis.
Pour son travail en faveur et au sein de cette agence, Alphonse XIII a été deux fois candidat au prix Nobel de la paix, en 1917 et en 1933. Mais c’est le CICR qui obtient le prix pour son action en faveur des prisonniers de guerre en 1917, alors qu’il revient à l’écrivain et homme politique anglais Norman Angell en 1933. Des concurrents de taille, à qui l’on ne pouvait reprocher ni leur défense ardente de la politique coloniale, ni leur soutien au général Franco. Le roi appréciait le futur dictateur pour ses faits d’armes au Maroc et l’avait nommé directeur de l’Académie générale militaire qu’il venait de créer, en 1928. Les années suivantes, il verse un million de pesetas à la cause franquiste. En échange, Alphonse XIII souhaite que Franco s’occupe de restaurer la monarchie. Le général ne tiendra promesse qu’en 1969, en désignant officiellement le prince Juan Carlos de Bourbon pour lui succéder à sa mort, en tant que roi d’Espagne. En 1975, la monarchie retrouve donc un roi en la personne du petit -fils d’Alphonse XIII. Le grand-père n’est pas de la fête. Il est mort en exilé de luxe dans une suite du grand hôtel de Rome, non pas assassiné, mais d’une angine de poitrine, en 1941. ■
Le sanatorium populaire de Leysin ressemblait en 1923 à un « cluster » d’hommes sérieux. L’égalité des sexes était encore une chimère. Une doctoresse aurait-elle pu se frayer un chemin pour avoir droit à un strapontin au sein de ce collège de médecins aux cravates savamment ajustées et camouflées par des blouses immaculées ? Non! En 1923, des hommes en blanc avaient investi en rangs serrés le sanatorium de Leysin, en des temps où la médecine était l’apanage d’une gent masculine aux bras croisés et aux manches peu retroussées. « Stage pratique à Leysin », semble indiquer une note laissée au bas de cette photo dénichée par le petit-fils de Georges Cornu, médecin répertorié par la FMH, dont notreHistoire.ch effleure la trace.
Or, la FMH, l’organisation professionnelle du corps médical suisse, publie chaque année, depuis 1940, des pointages sur l’équilibre hommes-femmes dans les métiers de la santé. Et année après année, cet organe observe une sous-représentation féminine, notamment dans les postes de cadres. Publiées ce printemps, en pleine crise sanitaire du Covid-19, les dernières statistiques établissent que près de 21’500 docteurs (57% de la profession) exerçaient l’an passé en Suisse pour… 16’400 doctoresses (43%) en activité dans notre pays.
Tendance renversée
Par comparaison, les femmes n’étaient que quelque 10’000 à exercer ce
métier en 2009… contre 20’000 hommes. La féminisation de la profession de
médecin est inexorablement en marche. Preuves en sont les inscriptions à une
formation bachelor en 2019, où 3170 femmes ont damné le pion à 1790
hommes. Même renversement de tendance, un peu moins marqué, au registre des
inscriptions en formation master (2000 femmes contre 1370 hommes). Et
pour enfoncer le clou : parmi les 1334 médecins qui ont obtenu en 2019 un
titre fédéral de spécialiste, une nette majorité de femmes se dégage (56%).
« Les spécialisations dans lesquelles la part de femmes est la plus élevée sont la psychiatrie et psychothérapie de l’enfant et de l’adolescent (65,3%), la pédiatrie (63,5%) et la gynécologie et obstétrique (63,4%) », a encore précisé ce printemps la FMH. Les hommes sont, eux, plus nombreux dans les spécialisations chirurgicales (chirurgie thoracique, orale et maxilofaciale, orthopédique, chirurgie cardiaque, vasculaire, urologie, neurochirurgie).
Des pas de géant – et de géante – ont donc été accomplis en un siècle en faveur d’une représentation plus équitable des femmes. « La féminisation de la branche se poursuit », assure la FMH dans ses bulletins réguliers. Voici soixante ans, quelque 8000 médecins exerçaient en Suisse et parmi eux… elles n’atteignaient pas le millier (985). Une disproportion incroyable d’une doctoresse pour 8 docteurs ! Dix ans plus tard, en 1970, alors que Mai 68 n’avait pas encore déployé tous ses effets, cet immense écart perdurait (sur 10’000 médecins, 1500 femmes). En 1980, 3000 doctoresses étaient recensées pour 17’000 praticiens hommes. Une décennie après, leur nombre atteignait 4800 (sur 22’000 médecins tous sexes confondus). Puis en l’an 2000, leur part a avoisiné les 30% (7300 femmes pour 17’800 hommes). Enfin, en 2010, le plafond des 10’000 doctoresses a été franchi (35 %). Ce chiffre a enfin bondi à 43% en 2019. Du domaine de l’impensable chez les docteurs du sanatorium de Leysin ! ■
Nous terminons avec ce huitième article la série signée par Jean-Jacques Lagrange, un des fondateurs de la RTS, consacrée aux premières années de la Télévision en Suisse Romande. Dans ce texte, il rappelle l’importance du théâtre, offrant à la Télévision des pièces et des dramatiques pour son programme hebdomadaire. Au risque de susciter, parfois, des critiques sur les dangers qu’un théâtre d’avant-garde pouvait faire courir aux téléspectateurs… Pour lire les articles précédents, cliquez sur ce lien.
Dès 1959, le premier chef du Service Dramatique à la Télévision Suisse Romande, Jo Excoffier, met en place avec les réalisateurs une véritable politique de programmation, de création et de production de fictions en phase avec le développement du service scénique et la maîtrise des moyens techniques acquise par les réalisateurs, décorateurs, chef-opérateurs, cameramen, scriptes et autres techniciens.
Maurice Huelin, qui lui a succédé de 1962 à 1982, a énergiquement développé cette politique de création qui incarne l’effort culturel de la TSR pour faire connaître les grands auteurs de théâtre, stimuler l’émergence de nouveaux auteurs en Suisse romande et enrichir ses programmes de service public.
Ainsi, en septembre 1965, Huelin présente, dans un article du magazine Radio TV Je Vois Tout, le programme de l’automne 65 qui a fort belle allure avec cinq productions TSR, une coproduction avec les TV francophones et neuf productions achetées à ORTF – RTBF et Radio Canada :
Les « Spectacles d’un soir » de la saison
Maurice Helin présente le programme des téléthéâtres que vous pourrez suivre à la TV romande cet automne tous les dimanches soir : 27 septembre – Le Pélican de Strindberg réalisé par Jean-Claude Diserens (TSR) 3 octobre – Huis clos, de Jean-Paul Sartre réalisé par Michel Mitrani (ORTF) 10 octobre – Catherine au paradis d’Yves Chatelain, spectacle enregistré en public à Bruxelles par RTBF 17 octobre – La dame de trèfle de Gabriel Arout avec Michel Auclair réalisé par Raymond Barrat (TSR) 24 octobre – Le faiseur d’Honoré de Balzac avec Michel Bouquet (ORTF) 31 octobre – Sur la terre comme au ciel de Fritz Hochwalder (RTBF) 7 novembre – Le chien du jardinier de Lope de Vega réalisé par Paul Siegrist (TSR) 14 novembre – Pas d’amour de Hugo Betti adapté par Maurice Clavel (Radio Canada) 21 novembre – La main leste et les suites du premier lit d’EugèneLabiche (ORTF) 28 novembre – L’amant d’Harold Pinter avec Paul Guers et Françoise Giret, réalisé par Jean-Jacques Lagrange (TSR) 5 décembre – La grande peur dans la montagne de C.F.Ramuz avec Philippe Clay . Une coproduction franco-belgo-canado-suisse réalisée par Pierre Cardinal (ORTF) 12 décembre – Le harnais sur le dos de Luc André (RTBF) 19 décembre – Gavroche d’après Les Misérables de Victor Hugo (ORTF) 24 décembre – Le royaume du paradis légende du Moyen Age adaptée par François Roulet -Réalisée par Roger Burckhardt (TSR) 31 décembre – Un spectacle gai enregistré à Paris avec une grande vedette comique française Pour l’année prochaine, le Service Dramatique TSR va produire dans son studio plusieurs dramatiques originales : Tout pour le mieux de Luigi Pirandello réalisé par Raymond Barrat Le nid d’amour de Georges Bratschi réalisé par Michel Soutter L’aquarium d’Aldo Nicolaï avec Philippe Mentha réalisé par Pierre Matteuzzi Soirée Musset avec Mme Dussane de la Comédie française réalisée par Raymond Barrat Malbrough s’en va-t-en guerre de Marcel Achard réalisé par Roger Burckhardt La fin du commencement de O’Casey réalisée par Jean-Jacques Lagrange Le bal des machines de Gérald Lucas réalisé par Roger Burckhardt Le double de Friedrich Dürenmatt réalisé par Roger Gillioz Un film original écrit et réalisé par Michel Soutter sur les bords du Léman et d’autres projets en cours de préparation par Claude Goretta, et Pierre Koralnik ainsi que deux contributions TSR à la série francophone d’après les romans de C.-F. Ramuz : Jean-Luc persécuté, réalisé par Claude Goretta et Le garçon savoyard, réalisé par Jean-Claude Diserens.
Ce programme copieux de réalisations originales est équilibré avec des pièces du répertoire classique, des comédies, des œuvres d’auteurs contemporains et des scénarios écrits pour la Télévision. Cette liste illustre le dynamisme du Service Dramatique de la TSR qui est maintenant sur orbite avec une maîtrise des moyens techniques à disposition. Maurice Huelin développe aussi les coproductions avec l’ORTF, RTBF et Radio-Canada. De 1962 à 1982, il produit plus de 200 émissions de fiction dont beaucoup sont des créations originales.
En 2004, pour le livre du 50e anniversaire de la TSR, Maurice Huelin porte un regard rétrospectif sur cette production :
« L’âge d’or des dramatiques – dans les années 1960-1970 – aura coïncidé avec l’avènement de réalisateurs d’exception et l’affirmation d’un langage spécifique de la fiction en studio, autre que celui de la narration cinématographique. Les pièces de théâtre ou les textes originaux étaient fouillés par une approche intime, quasi psychologique de la caméra. Comme unœil qui scrutait les âmes et les mots.
Sentiment donc d’un autre rythme, d’une aptitude nouvelle à recevoir en gros plan les émotions. En une sorte de huis-clos, comme la pièce du même nom de Sartre, réalisée par Michel Mitrani en un seul et unique plan obsessionnel.
C’est aussi parfois de plans-séquences d’une durée historique dont usait Claude Goretta pour cerner au plus près, sans rupture aucune, interprètes et répliques de Wesker ou de Marguerite Duras.
Le soutien mutuel d’un texte, plus fort que tout scénario à prétention faussement cinématographique, et d’une image discrète, mais irrésistiblement présente – la conjugaison du mot et de l’image ; tel était donc le secret des dramatiques où brillaient nos meilleurs réalisateurs.
Ainsi Pirandello révélé en ses vertiges psychologiques par Roger Burckhardt ou Raymond Barrat, mieux encore qu’à la scène. Et Pinter imposant le poids des mots et des silences dans L’Amant réalisé par Jean-Jacques Lagrange ou dans La Collection, pièce sur mesure pour Michel Soutter, ce maître du temps mort. Avec des acteurs usant de l’ambiguïté et du non-dit : Michel Lonsdale, Marcel Imhoff.
L’économie, la force du langage et la vérité du gros-plan caractérisaient la fiction sur le petit écran. Comme un signe précurseur d’une société allant à l’essentiel.
Mais jamais non plus l’image n’occultait le mot, ne réduisait sa force poétique, son pouvoir d’interrogation. Jusqu’à se fondre l’une l’autre lorsque le réalisateur était lui-même l’auteur du texte, tel ce Schubert qui décoiffe, oeuvre en demi-teinte de Michel Soutter, créateur qui nous manque à jamais, et qui ouvrait la voie de l’écriture télévisuelle.
Les dramatiques, trente ou quarante ans plus tard, ce sont des souvenirs en forme de coups de cœur, tous liés à cet équilibre entre la forme et le fond où se rejoignent auteurs et réalisateurs : le duo Haldas-Goretta transposant Tchekov, conteur selon leur coeur ; des écrivains suisses imaginant une dramaturgie du petit écran, Walter Weideli, Louis Gaulis ou Denise Gouverneur, laquelle offrait dans Levée d’écrou un rôle bouleversant à Lise Lachenal ; ou Fassbinder, auteur autant que cinéaste, dont Liberté à Brême était passée au scalpel par Raymond Vouillamoz, avec un trio d’interprètes exceptionnels : Catherine Sümi, Jacques Denis et Roger Jendly.
Des dizaines d’acteurs, hélas, ont disparu, l’incomparable François Simon et tant d’autres qui jalonnent ce long chemin de la fiction en studio, ainsi que trois de nos meilleurs réalisateurs, Michel Soutter, Roger Gillioz, Jean-Claude Diserens : ils auront laissé sur notre terre cette trace frémissante, unique où se réconciliaient le mot et l’image.«
« Pour adultes seulement »!
L’effort d’apporter aux spectateurs romands des œuvres fortes dans des réalisations originales liant la forme et le fond décrit par Maurice Huelin n’a pas toujours été apprécié par certains milieux conservateurs qui lui reprochaient de présenter des « œuvres d’avant-garde » à réserver aux spécialistes et faisaient pression sur la Direction des programmes avec de nombreuses interventions publiques.
Par prudence, entre 1956 et début 1958, neuf émissions dramatiques ont été accompagnées, dans les programmes publiés par le magazine Radio Je Vois Tout, d’un avertissement : « Pour adultes seulement ».
Ce sont : La Lettre de Sommerset Maughan – La Parisienne
d’Henri Becque – Gringalet de Paul Vanderberghe – L’homme au
parapluie un polar de Dinner et Moore – Le bal du lieutenant Helt de
Gabriel Arout – Le cyclone de Sommerset Maughan – L’équipage au
complet de Robert Malet – La femme sans tête, pièce policière
comique de Jean Guitton – L’aigle à deux têtes de Jean Cocteau.
Cette précaution des programmateurs sur des œuvres du répertoire théâtral classique tout sauf sulfureuses fait sourire aujourd’hui mais témoigne de la sensibilité d’une époque pas si lointaine.
Comme on l’a vu au début de cet article, Maurice Huelin a successivement diffusé dans la saison d’automne 1965 des œuvres majeures comme Le Pélican de Strindberg, Huis Clos de Jean-Paul Sartre, La dame de trèfle de Gabriel Arout, deux comédies de Labiche : La main leste et Les suites d’un premier lit et il avait programmé pour le 28 novembre L’Amant d’Harold Pinter, scénario original TV qui avait remporté le Prix Italia 1964 et que Pinter définit comme « l’histoire d’un couple heureux ». C’était d’ailleurs le Directeur général de la SSR, Marcel Bezençon, au retour du Prix Italia, qui avait transmis le scénario à René Schenker avec recommandation de le faire réaliser à la TSR !
Mais cette programmation éclectique et l’annonce de L’Amant, titre provocateur aux yeux de certains milieux, a déclenché de fortes pressions sur la TSR. Suite à ces pressions, René Schenker, directeur TSR a, dans un premier temps, retiré l’émission prévue au programme le 28 novembre et l’a remplacée par une dramatique qui venait d’être enregistrée et qui était une reprise en studio du spectacle de la Comédie de Genève: Tout pour le mieux de Luigi Pirandello dans une mise en scène de Raoul Guillet et une réalisation de Raymond Barrat.
L’Amant est diffusé trois mois plus tard, le 1er mars 1966 à 21h10, suivi d’un débat « récupérateur » entre Robert Kanters, critique dramatique parisien du magazine L’Express, Walter Weideli, auteur dramatique, François Tranchant journaliste et critique TV et Bernard Béguin, rédacteur en chef du Journal de Genève, présenté comme le spectateur « honnête homme ».
Réaction du Cartel Genevois d’Hygiène Social et Morale
Le magazine Radio TV Je Vois Tout présentait l’émission en précisant que « L’Amant n’est donc ni un vaudeville, ni une pièce d’avant-garde, mais une sorte de ballet parlé où les jeux de l’amour révèlent un couple franc, intelligent et heureux de vivre dans un perpétuel bain de tendresse ».
Mais dans la colonne du programme TV du 1er mars, un avertissement précisait à propos du débat : « Le théâtre d’Harold Pinter est considéré par certains comme un théâtre d’avant-garde. Plus simplement, on pourrait dire que les œuvres d’Harold Pinter sont jeunes d’inspiration. Leur franchise, leur morale, leur façon de considérer la vie et l’amour peuvent, dans une certaine mesure, surprendre les spectateurs non avertis. Qu’en pense la critique ? Voilà le sujet de cet entretien qui fait suite à l’émission. On parlera un peu de morale, on comparera la mise en scène et le jeu des acteurs à celui des comédiens qui tiennent les mêmes rôles à Paris. Et on comprendra bien vite que ce débat est aussi une affaire de générations : les moins de 40 ans admettent fort bien « L’Amant » et l’aiment, parce que cette pièce, en dépit des apparences, est d’une logique très plaisante et qu’elle est un téléthéâtre très télévisuel ».
Que de précautions oratoires… qui n’empêchent pas, après la diffusion de L’Amant, la réaction très vive du Cartel Genevois d’Hygiène Sociale et Morale qui publie dans la presse un communiqué très critique envers la TSR et qui dit :
Dans sa séance du mois de mars 1966, le Cartel Genevois d’Hygiène Sociale et Morale, qui émane d’une soixantaine d’organisations et de groupements genevois, a approuvé à l’unanimité les remarques qui suivent:
A deux reprises, au début de cette année, la Télévision romande a offert en soirée des pièces de théâtre dont l’inspiration était de nature principalement érotique. ( Réd. : Il s’agit de La Dame de Trèfle de Gabriel Arout et de L’Amant d’ Harold Pinter).
Le responsable de cette programmation a pris la précaution de la faire précéder d’un avertissement de la présentatrice. Pour plus de prudence encore, la Télévision Romande organisait au studio même, après la deuxième émission, une sorte de « forum ». Etaient invités à ce débat trois spécialistes de l’art dramatique et un journaliste qui fut qualifié de représentant de « l’honnête homme ». Ce journaliste, honnête homme, a fort bien exprimé, au cours de ce forum, le malaise qu’ont ressenti de nombreux concessionnaires en face de cette expérience indiscutablement « discutable ».
La Télévision Romande aurait été mieux inspirée en faisant juger son initiative par un « jury » plus représentatif de la grande masse des téléspectateurs, dont beaucoup n’ont nulle envie d’être transformés en « télévoyeurs » pour reprendre une expression lancée dans ce débat. Il nous faut aujourd’hui poser publiquement une question. Ce genre d’émission dramatique expérimentale est-il vraiment compatible avec le statut de la Télévision Romande ? Question d’appréciation, sans doute. Nous souhaitons qu’elle soit vraiment posée aux responsables de la TV, par des délégués des spectateurs romands, à la prochaine séance pleinière de la commission des programmes.
La Télévision Romande n’a pas à se prêter à des essais audacieux et discutables de spécialistes de l’art dramatique. Elle doit respecter les règles morales fondamentales de son statut. Il faut qu’à l’avenir, elle tienne compte des observations pertinentes et judicieuses faites avec bon sens par le journaliste qui représentait les « honnêtes gens » dans ce singulier « forum » du 1er mars 1966.
L’observation « pertinente et de bon sens » relevée dans le communiqué se référait à la remarque de Bernard Beguin, au cours du débat, disant qu’il avait eu l’impression de « regarder l’action par le trou d’une serrure» !
Après la diffusion de ce communiqué, les journalistes François Tranchant, dans La Feuille d’Avis de Lausanne et Freddy Landry dans La Feuille d’Avis de Neuchâtel se sont inquiétés de « cet ordre moral qu’on veut imposer à la TSR ».
Cette anecdote nous fait mesurer combien, à ses débuts, l’arrivée des images de télévision dans les foyers bouleversait les habitudes et conventions sociales aussi bien avec les émissions de fiction qu’avec les reportages documentaires. ■