Il est bien gros, ce poireau, pour un si petit bonhomme! Voilà ce qui frappe sur cette photo de 1939. Mais aussi ce sourire content, cette fierté dans le regard et dans le torse. Les témoignages le confirment: l’histoire de l’Ecole d’Horticulture de Châtelaine, près de Genève, transpire la bonne humeur et le cœur à l’ouvrage. En se promenant virtuellement dans ses allées, on voit ses élèves suer beaucoup, on les entend jurer parfois, et rire très souvent. On y croise aussi «Ballache», «Biota», «Dédé», «Gilette» et «Crocus», des professeurs surnommés drôlement par leurs apprentis facétieux et néanmoins reconnaissants pour le précieux savoir-faire enseigné.
Le garçon au poireau s’appelle-t-il Marcel, Edouard, Arthur ? Ou peut-être Heinrich ou Alberto ? Car en parcourant les registres d’élèves de ces années-là, on constate la diversité et le rayonnement dont l’école a joui dès ses débuts, avec des inscrits en provenance des quatre coins de la Suisse, mais aussi de l’étranger. La première volée comptait quatre Genevois, quatre Vaudois, quatre Neuchâtelois, un Fribourgeois, un Zurichois, un Schaffhousois et… un Hollandais ! C’était en 1887. L’école a été créée par Edmond Vaucher, horticulteur et arboriculteur chevronné. Il souhaitait dispenser un enseignement à la fois théorique et pratique sur ses terres de 6 hectares, avec quelques chambres servant de dortoir. Du pain bénit pour le Canton de Genève, qui a tôt fait de subventionner l’établissement, puis d’en faire une école cantonale. L’Etat rachète même le domaine en 1900, selon entente avec son fondateur décédé l’année d’avant. Ce dernier a insufflé l’esprit des lieux: une grande polyvalence, grâce à un enseignement pluridisciplinaire couvrant aussi bien la floriculture que l’arboriculture, la culture maraîchère et l’apiculture.
De la triandine à la pomologie
Pour beaucoup, c’était un lieu d’apprentissage du métier mais aussi de la vie. L’association des anciens élèves est aujourd’hui riche de 600 membres actifs, de Suisse et de l’étranger – preuve d’une «amitié horticole soigneusement entretenue», comme l’a relevé joliment l’un de ses membres. Pour son 100e anniversaire en 2010, elle a récolté des témoignages qui donnent un aperçu du quotidien de ces adolescents. Ils apprennent à tailler, planter, semer, bouturer, rempoter, labourer, ratisser et récolter. On les voit se lacérer immanquablement le pouce avec leur greffoir fraîchement aiguisé, lors de leurs premiers essais de bouturage. On assiste à leurs travaux à la bêche sur un sol si caillouteux que l’outil produit des étincelles et que son manche se casse. On les observe à la cueillette des petits fruits qui exige au contraire de la douceur et des précautions. Les travaux pratiques requièrent ainsi habileté, puissance et délicatesse. Il faut aussi apprendre à reconnaître, déterminer, classer des centaines de végétaux, fleurs, fruits, légumes, arbres et arbustes. Sans compter les centaines de travaux, herbiers, dessins et plans exécutés.
En pénétrant dans leur univers, on s’initie à des mots étranges et délicieux. La triandine, helvétisme signifiant fourche à bêcher à trois dents ou davantage. L’essarde, outil typiquement genevois permettant d’aménager la terre pour les semis ou plantons. L’écussonnoir, couteau à courte lame très tranchante et à spatule, servant à prélever un œil ou un bourgeon entouré d’une bordure d’écorce en forme d’écusson, en vue d’une greffe. Ou encore la pomologie, qui ne concerne pas seulement les pommes, mais l’étude des arbres fruitiers et des fruits (du latin pomus, fruit) ! Et que dire du patronyme si bien assorti entre un professeur et sa discipline: Charles Fleuriot, qui dispense des cours d’art floral…
Les farces et «la fuite»
On se délecte aussi de leurs farces et bravades, dans un esprit de camaraderie favorisé par l’internat. A la cantine, se moquer des collègues alémaniques quand ils découvrent l’artichaut pour la première fois et enfournent hardiment les bractées entières dans la bouche. Chiper des œufs au poulailler pour se confectionner du cognac aux œufs. «Bien sûr, l’alcool était strictement interdit, mais il suffisait de ne pas se faire choper.» (Pierre Morel, volées 1943-1946). Quand on est «à la cuite», c’est-à-dire chargé de nourrir les cochons avec les déchets de cuisine cuits en soupe: refiler tous les rutabagas aux bêtes, qui s’en délectent alors que les élèves les détestent. Ou encore: marauder toutes les grappes de la nouvelle variété de vigne plantée et choyée par le prof d’arboriculture fruitière; et après les hauts cris de la direction, déposer sur le cépage dégarni trois belles couronnes mortuaires… réalisées la veille en examen d’art floral.
Les nouveaux sont mis à l’épreuve par leurs aînés. «On a dû apprendre, en 1ère année, à servir la soupe aux 3èmes en faisant doucement glisser leur cuillère dans l’assiette; à cirer leurs chaussures de travail et celle de ville à l’extérieur et à l’intérieur, vers les orteils; à refaire leur lit « en portefeuille’ » pour les remercier de leur soutien et de leurs égards pendant les travaux de pratique.» (Hermann Gubler, volées 1971-1975). «Certaines nuits étaient quand même très courtes ! Mais tellement drôles. Parfois, les matelas d’un dortoir entier étaient retournés avec le dormeur dedans!» La vie de l’école est aussi animée par sa vieille et pérenne tradition post-examens: «la fuite». En une nuit, les diplômés réaménagent le site en créant un jardin, en installant un étang dans la cour, un décor floral sur le parking… Certains enseignants en sont anxieux par avance, d’autres sont remplis d’une fierté admirative. Le jour J, le directeur court dans tous les sens en criant pour empêcher les jeunes de grimper en haut du grand séquoia, craignant qu’ils se rompent le cou. Rien n’y fait, car ils tiennent à y accrocher leur drapeau avec la devise Post Victoriam Libertas.
Au fil des décennies, le domaine s’agrandit jusqu’à 10 hectares, exceptionnel par la diversité de ses arbres, fleurs et plantes de toutes sortes. Environ 1500 élèves y auront achevé leurs études. Dans les années 1970, une page se tourne avec l’arrivée des premières filles, promettant de nouvelles péripéties. Et l’école déménage dans la campagne genevoise à Lullier, qui offre de plus vastes espaces. S’ensuivront de nombreux changements dans l’organisation des filières. Quant à la parcelle de Châtelaine, elle est devenue le parc public des Franchises: un peu moins de fleurs, beaucoup d’aires de détente, et même un terrain de beach-volley.■
Source
Site internet de l’association des anciens élèves
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