Il est midi, la foule afflue pour voir le triste spectacle à Genève, Place de Neuve, rue de la Croix-rouge, balcons genevois, plus loin ; la fumée se laisse apercevoir bien au-delà du Grand Théâtre. On serait tenté d’écouter La Walkyrie pour accompagner l’image que l’on regarde, puisque c’est en pleine répétition du célèbre opéra de Richard Wagner qu’un engin pyrotechnique met le feu à la scène, l’incendie se propageant rapidement. Mais c’est le silence qui règne dans l’attroupement. Peut-être certains commentent-ils brièvement, interrogent, déplorent, mais qu’y a-t-il à dire, pour l’instant, seulement à voir : le Grand Théâtre brûle. L’institution qui fait rayonner Genève, vieille d’à peine septante ans, se consume devant les Genevois hypnotisés par le tableau. Les pompiers s’activent, soutenus par tous ces yeux rivés sur eux, peut-être entendent-ils les prières et les encouragements que chacun formule en silence. Ils sont 250 à tenter de maîtriser le sinistre. Le combat dure plusieurs heures, aucune perte humaine n’est à déplorer mais les dégâts matériels sont conséquents ; les trois quarts du bâtiment sont détruits, dont la scène, la salle de spectacle, les salles annexes et le carré d’or. Seuls le grand foyer et la bibliothèque échappent aux flammes. Dehors, les façades sont préservées, les statues également représentant la danse, la comédie, la musique et la tragédie. Et c’est l’allégorie de la tragédie qui retient l’attention en ce 1er mai 1951, alors que le feu peu à peu s’éteint et que la fumée s’éloigne, emportant avec elle la musique de Wagner, le chœur des chanteurs, le trac de la troupe, l’impatience de l’orchestre, les ambitions de son chef.
Ensuite, pendant de nombreuses années, il s’agira d’argent et non plus d’art. Le Conseil administratif de la Ville de Genève se lance dans l’étude d’une reconstruction qui intégrerait les moyens électro-mécaniques les plus modernes de l’époque. Son projet, budgétisé à 14 millions de francs, est refusé lors du référendum populaire d’octobre 1953. Les travaux ne peuvent commencer, les volontés et les espoirs s’assoupissent. En 1958, un deuxième projet prévoit un budget à peine moins élevé de 13 millions de francs. Finalement, la facture s’élève à 26 millions de francs, en raison notamment de l’inflation, nous dit la Ville de Genève (notice d’autorité-Grand théâtre-Archives). Le Grand Théâtre reconstruit est inauguré le 10 décembre 1962, avec la version française de Don Carlos, de Verdi. Wagner attendra. Il sent encore le souffre. Il ne reviendra que le siècle suivant, en 2013 et en 2019, avant et après les seconds travaux de rénovation de la plus grande et la plus chère institution culturelle de Suisse romande. C’est d’ailleurs ce statut de géant autant que d’ogre que lui reprocheront les manifestants en 2015, en colère suite aux coupes budgétaires touchant la culture alternative. Cette fois, leur révolte touchera les façades du Grand Théâtre, la statue de la tragédie se retrouvant maculée de tags, devant les yeux indignés d’une autre génération de Genevois. ■
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