Faire la part belle aux arts et aux lettres. C’est avec cette volonté chevillée au corps que Bernadette Roten participe à promouvoir les écrivains, les artistes et les compositeurs sur le devant de la scène, dans le Valais des années 1980. Alors enseignante à Savièse, elle soumet au Conseil d’État un projet innovant : intégrer des séminaires consacrés à la culture locale dans le cadre des semaines pédagogiques auxquelles participent les institutrices et les instituteurs valaisans : « A cette époque, a-t-elle confié à L’Inédit, j’ai constaté que mes collègues connaissaient mal l’art et la littérature de leur canton. De mon côté, je dirigeais déjà un théâtre amateur. Ce fut donc un vrai plaisir de contribuer à faire découvrir des acteurs culturels. »
A l’occasion du premier séminaire qu’elle organise en 1985 – et qui s’intitulera Les heures littéraires valaisannes –, Bernardette Roten choisit de convier Maurice Zermatten, lui-même fils de « régent », comme l’on disait alors. Le célèbre écrivain avait publié deux ans plus tôt son roman A l’est du Grand-Couloir, inspiré de l’histoire tragique de Randonnaz, un petit hameau de montagne, rebaptisé Zampé dans le récit. Perchés sur les hauteurs de Fully, les quelque cinquante habitants qui y vivent au début du XXe siècle voient leur existence rythmée par le cycle immuable des saisons et des travaux de la terre. Lorsque la neige recouvre la montagne, le lieu se transforme en forteresse imprenable – à moins qu’il ne s’agisse d’une prison sans évasion possible ? En hiver, personne ne se risquerait en effet à descendre dans la vallée, tant le murmure des avalanches intimiderait le plus téméraire des aventuriers. Le temps de la morte saison instaure un univers en vase clos, à la fois horrifique et rassurant de par l’intense solidarité qu’il renforce entre les villageois.
Et puis, en 1930, les habitants de Randonnaz doivent quitter leurs maisons et dire adieu à l’endroit qui fut façonné par leurs aïeux. Endettés, mis sous pression par des autorités religieuses et politiques qui voient d’un mauvais œil leur éloignement, ils n’ont d’autre choix que de vendre leurs biens à la commune de Fully : celle-ci s’en frotte les mains. La plupart d’entre eux rejoindront la plaine, où certains peineront à s’adapter à leur nouvelle réalité. En somme, ce déracinement prendra des allures de migration forcée. Quant au hameau, il sera entièrement détruit pour être transformé en alpage. A l’est du Grand-Couloir lutte par conséquent contre la disparition d’un lieu qui aurait bien pu sombrer dans les oubliettes de l’histoire.
Des relations ombrageuses entre les deux écrivains
Alors, si Randonnaz n’est plus, il subsistera un hymne somptueux à Zampé. L’un des protagonistes du roman lance ainsi un cri du cœur, lorsqu’il pressent déjà la fin prochaine du hameau : « Zampé ce n’est pas seulement des maisons, des granges, des greniers, des prés, des jardins et des champs. Pas seulement l’herbe et le seigle. Pas seulement les bêtes que nous élevons et qui nous permettent de vivre. Tout cela, je le sais, nous pourrions le trouver ailleurs. Ce que nous ne pourrions pas trouver ailleurs, c’est l’air de Zampé, la paix de Zampé, le ciel de Zampé, et sous la terre, les racines de notre vie. »
Si Maurice Zermatten propose une relecture de ce passé douloureux, c’est qu’il passa un hiver à Randonnaz, lorsque son père y fut chargé de l’instruction de la poignée d’écoliers. De façon tout à fait étonnante, le séminaire organisé par Bernadette Roten a eu lieu à l’endroit même où s’élevait jadis le hameau, un demi-siècle après son démantèlement. Plus incroyable encore, un autre monument littéraire valaisan a accepté de participer à cette journée pédagogique : « Maurice Chappaz est monté avec nous, un sac en cuir usé sur le dos. Il avait lui aussi connaissance de l’histoire de Randonnaz. Sa présence était loin d’être une évidence, puisque ses relations avec Zermatten étaient pour ainsi dire ombrageuses. Alors, quand il a débouché une bouteille de blanc pour trinquer avec lui, imaginez un peu l’émotion qui planait dans l’air ».
Au cours de cette journée à nulle autre pareille, Maurice Zermatten a fait resurgir ses souvenirs de jeune garçon pour le plus grand bonheur des participants, en désignant l’emplacement des habitations, des granges ou des étables disparus. Bernadette Roten garde un souvenir ému de cette promenade littéraire en compagnie de grands noms de la littérature valaisanne : « J’ai éprouvé une joie profonde parce que l’on a pu baigner dans une atmosphère supérieure à l’ordinaire des jours. Ces individus savaient traduire le beau et ouvrir des fenêtres. Ce fut une chance d’être aspirée dans leur univers. » ■
Référence
A l’est du Grand-Couloir de Maurice Zermatten, réédité en 2017 chez Zoé.
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