Notre rubrique Témoignages et récits reprend des récits de membres de notreHistoire.ch et des articles rédigés par eux, à l’instar de ce texte de Robert Curtat (1931 – 2015). Journaliste et écrivain, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire sociale, de nouvelles et d’essais, Robert Curtat fut également secrétaire de l’Association vaudoise des écrivains.
« Longtemps les habitants des hautes vallées valaisannes, reliées à la plaine par de mauvais sentiers, ont su vivre et survivre sur l’Alpe. Nourriture, vêtements, bâtiments, meubles, etc… les anciens savaient tout faire à partir de ce qu’ils trouvaient sur place. Cette forme de vie, que l’on qualifie d’autarcique, n’a pas survécu à l’arrivée du progrès. Pourtant, sa disparition ne nous laisse pas indifférents.
«Dans cette relation entre pauvres et riches (…), le mode de vie était le même pour les uns et pour les autres. Mêmes travaux, mêmes lampes à huile de chènevis jusqu’en 1880, mêmes paillasses en toile de chanvre et paille de seigle, même âtre avec, tout à côté, dans le mur, le trou à fumée en forme de trou de serrure (…) Même nourriture, même rareté de la viande fraîche: cabris, agneaux, chamois ou marmotte à l’occasion, même maïs acheté en plaine et apporté dans les outres à vendanges, pour le cas où le blé viendrait à manquer. Un peu plus de riz, un peu plus de vin, de café et de sucre chez les riches. Même costume taillé dans le même drap…»
En quelques lignes, André Guex témoigne qu’il a su lire avec les yeux du cœur le Valais d’hier, celui des bergers. Honnête homme dans la vieille acception du terme, ce témoin en rejoint d’autres dans la description d’un pays vivant en autarcie, d’une civilisation qui a précédé l’arrivée de la route et de l’automobile.
Après un long combat
Pays de vallées étroites qui se rejoignaient dans une plaine longtemps inondée, le Valais ancien n’est plus. Lui succède la vision de Maurice Troillet, l’un des rares hommes politiques dont les actes aient rejoint la parole: «La campagne, du Léman à La Furka – déclarait-il en 1915 – ne sera qu’un immense jardin produisant en abondance des fruits nouveaux et des vins généreux. Tous nos villages perchés sur leurs rochers auront de belles routes les emmenant facilement en plaine».
Avant que Saxon ne regorge d’abricots et que le fendant ne déborde des cuves, le Valais d’hier, celui des bergers, a résisté longtemps. Il avait, derrière lui, des siècles d’entraînement à tirer le meilleur du peu que ses habitants avaient reçu. Si loin de la plaine, dont elles étaient séparées par un sentier médiocre et des heures de mulet, les petites communautés vivant sur l’alpage se suffisaient à elles-mêmes, créant de leurs propres mains les outils, les tissus, les nourritures nécessaires, vivant pratiquement sans argent, juste assez pour payer «le sel, les clous, les lames de faux, quelques rubans, quelques journées de tailleur ou de cordonnier», comme l’écrit André Guex.
Solidaires pour survivre
Ce que l’on peut retenir de cette société en allée, c’est comment la solidarité du groupe a participé à la survie de la communauté. Depuis des siècles, l’accès de tous au bien communal – parcours des animaux ou forêt – était le fondement de la société. Cette idée forte a heureusement balancé le goût obsessionnel de la répartition, qui faisait de chaque montagnard le co-propriétaire d’une vache, d’un mulet ou d’un raccard. Combien d’héritages dérisoires offraient un nombre impair de pieds de vaches ! Pour sceller ces partages boiteux, on multipliait les actes et les conventions.
Dépouillant les archives de Bagnes, Louis Courthion, l’auteur de l’un des maîtres-livres sur l’histoire du Valais, a trouvé des conventions de répartition en 1625 déjà. A cette tendance dangereuse pour la survie du groupe s’opposait la pratique heureuse du communal qui «maintient entre tous des liens égalitaires et fraternels ; il rend l’extrême misère impossible en dispensant de travailler pour autrui ; il procure une précieuse indépendance…», comme il est relaté dans une étude sur l’économie alpestre, parue en 1896.
A regarder de près, on voit bien que les anciens des hautes vallées ont fait du mieux qu’ils pouvaient avec ce que la nature leur offrait. Les minuscules parcelles cultivées, en dépit de l’énorme travail fourni, n’offraient guère que le moyen de survivre. Aussi, le note Paul Guichonnet, auteur de l’Histoire et civilisation des Alpes, «la migration des jeunes vers les villes et leurs nombreuses possibilités d’emploi était aussi naturelle que celle des troupeaux vers les alpages». Curieusement, les habitants des hautes vallées longtemps isolées n’ont pas changé tout de suite leur mode de vie lorsque la route et le car postal ont commencé à remplacer le sentier et le mulet. L’habitude prise de produire sur place tout ce qui était nécessaire à la vie a perduré jusqu’aux années 1950, voire au-delà.
Une égalité relative
Lisant cette aventure humaine à leur manière, les ethnologues, géographes, historiens, réunis autour d’un important travail sur l’histoire et la civilisation des Alpes notent que la communauté n’était pas aussi idéale qu’on l’imagine. Ils mettent en évidence la règle selon laquelle l’herbe des alpages était réservée au gros bétail, celui que leurs propriétaires avaient le moyen de nourrir pendant l’hiver. Les pauvres, dépourvus de gros bétail, étaient donc presque toujours privés de droit d’alpage. En revanche, ils pouvaient faire paître leurs chèvres sur des pâturages réservés à cette espèce et récolter le foin sauvage, celui qui poussait sur des pentes inaccessibles.
Restait le partage des tâches et des droits par le «tour». Tous étaient sollicités de chauffer le four, nettoyer les sources, etc. Par ailleurs, sur des bâtons (tailles) où étaient inscrits les emblèmes des familles, on indiquait par une encoche celui qui assumerait tel travail ou bénéficierait de tel privilège. Il y avait une taille pour ceux qui devaient aller à la chasse à l’ours, une autre taille pour organiser une procession de plusieurs jours destinée à conjurer le «mauvais vent de nuit», de très nombreuses tailles pour le service de garde de nuit du village. Les tailles individuelles servaient à décompter les journées de travail accomplies pour la commune ou la corporation.
Le ciment de la communauté
Au-dessus de cette comptabilité apparemment tâtillonne, les spécialistes retrouvent pourtant les traces d’une solidarité forte. Solidarité de tout le village lorsqu’il faut porter sur l’alpe le bois nécessaire à la construction d’un nouveau chalet, solidarité pour le transport du foin, la conduite du bétail d’une grange-étable à l’autre dans la neige profonde, solidarité pour l’ouverture des chemins l’hiver, le remontage de la terre sur les champs en pente raide, au printemps.
Solidarité plus ou moins obligée aussi parce que, comme le dit si bien André Guex : «Une vie communautaire (…) imbriquant les soucis, les espoirs, les efforts imposait, sans lois, une certaine morale dont le caractère le plus important était sans doute une loyauté dans les rapports humains. On ne vit pas dans des appartements contigus, des greniers et des mayens partagés, des propriétés divisées en quinze ou vingt parcelles avec quatre voisins dans chacune d’elle, on ne garde pas le bétail ensemble, on ne creuse pas les chemins et les bisses, on ne moissonne pas ensemble sans que chacun fasse sa part et respecte les autres. Qui se dérobait à la corvée par manque de solidarité voyait, à coup sûr, l’eau du bisse (…) se perdre ailleurs avant d’atteindre son pré».
La peur de l’automobile
Ce qui va faire basculer ce Valais d’hier c’est, évidemment, la route. Du moins son ouverture à l’automobile. Pourtant, le Valais officiel a tenté de lui résister. A preuve, cet arrêté du préfet du district de Martigny daté du 9 septembre 1899 exigeant d’un cocher de Martigny-Bourg qui voulait conduire une automobile au Châtelard que: «le véhicule ne soit monté par personne, ni «chauffé», mais mis en mouvement par la seule force des chevaux». De plus, un homme devait courir au-devant du convoi pour prévenir toute rencontre difficile.
Sans aller aussi loin que le canton des Grisons, qui a interdit l’usage de ses routes aux automobiles jusqu’en 1928, le Valais redoutait – à juste titre ! – que ce gros hanneton ne se transforme en moins d’un siècle en sauterelle 4 x 4, si redoutable pour la paix des alpages…
«De fait – relevait Alfred Rey, autre témoin passionné de l’évolution du Valais – le Valais n’a pas fait preuve d’un grand ostracisme envers l’automobile puisque la première auto arrive à Zinal en 1928. Les routes carrossables ont d’ailleurs suivi le rythme des grands barrages : 1920, route carrossable au Val d’Anniviers ; 1930, la route qui va à pied d’œuvre de la Première Dixence atteint Pralong. La même année, les ingénieurs coupent la cascade de Pissevache, avancent jusqu’à Salanfe, au pied des Dents du Midi, remontent la vallée du Trient pour desservir le premier barrage d’Emosson.
Disciples de Tolstoï
Dans les années 1950, une gerbe de routes repart en direction des hautes vallées. Successivement on rejoint le fond du Val d’Anniviers, au-dessus de Grimentz ; la vallée de la Lienne, en route pour le barrage de Zeuzier ; la vallée de Bagnes jusqu’au barrage de Mauvoisin, un ouvrage que la commune de Bagnes est contrainte d’accepter sans droits de retour pour l’eau !
Dans le haut Valais, la route rejoint le col du Nuffenen, désenclavant le bourg d’Ulrichen et le Griesspass. Elle est au fond de la vallée de Saas Almagel lorsque survient, en 1965, le drame de Mattmark.
Parfait observateur de son canton, Alfred Rey l’a vu évoluer à vive allure sous la pression de l’industrie et de l’électricité. Deux agents qui ne figuraient pas dans la description que Troillet faisait, en 1915, de la nouvelle terre de Canaan.
Sans la progression exponentielle du béton, les surplus agricoles, l’échec programmé de l’industrie d’avant-hier, mastodonte maladroit qui ne sait plus faire un pas sans écraser cent emplois, qui s’intéresserait encore au Valais des bergers ? Et à la formidable leçon laissée par les anciens qui ont vécu si longtemps sans argent en nous laissant quand même quelque chose. »■
Références
André Guex – Valais naguère – Edition Payot Lausanne – 1971
Louis Courthion, le peuple du Valais, Editions Helvétiques, Lausanne 1979
Les Alpes françaises, Etudes sur l’Economie alpestre, Paris 1896
Paul Guichonnet, Histoire et civilisation des Alpes, destins humains, Privat/Payot
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