L'Inédit

par notreHistoire


Fête du Canton de Vaud.

Coll. J.-F. Friederich/notreHistoire.ch

Dimanche 12 avril 1953. Dans l’amphithéâtre romain d’Avenches, la foule s’agite. On s’impatiente poliment, en terre vaudoise. Un coup d’éclat ? Vous n’y pensez pas. La journée est placée sous les meilleurs auspices. Près d’un siècle et demi plus tôt, le canton de Vaud faisait son entrée souveraine dans la Confédération. Plusieurs milliers de spectateurs installés dans les gradins sont venus assister à un défilé grandiose. En ces premiers jours de printemps, le 150e anniversaire de la petite patrie sera célébré en grande pompe.

Bientôt, un cortège romain fait irruption dans les arènes. Dans le public, on peine à contenir son émotion. Les fils et les filles des notables de la région ont le privilège de porter des costumes antiques, confectionnés pour l’occasion et condition sine qua non à la solennité de l’instant. Quelques hommes au regard altier sont hissés sur des chars, dans une sorte de reconstitution des Jeux de la Rome antique. On rend hommage comme il se doit au passé de la ville, lorsque la cité s’appelait encore Aventicum et qu’elle était la capitale de l’Helvétie romaine. Tout le district a uni ses forces pour mettre en scène ses prestigieux ancêtres. Un pour tous et tous pour un. Le résultat est à couper le souffle. Un seul mot d’ordre pour cette journée de festivités : carpe diem.

Coll. J.-F. Friederich/notreHistoire.ch

Les écoliers les plus jeunes entrent les derniers, comme le petit Jean-Fred Friedrich – qui a publié les photos de cet article notreHistoire.ch – alors âgé de 10 ans, dans son pantalon foncé et sa chemise blanche. Lui aussi a conscience de vivre un moment hors du commun. Après tout, de tels événements sont rares… Et puis, quelle fierté de parader devant un public si nombreux. L’hymne vaudois sera même chanté pour galvaniser l’esprit patriotique : « Que dans ces lieux règnent à jamais l’amour des lois, la liberté, la paix ». Le préfet Maurice Tombez, lui aussi costumé et monté sur un cheval noir lors du défilé, donne un discours bref. Mémorable. Un dernier tour d’honneur encouragé par l’acclamation de la foule et la musique des fanfares locales. Dans la soirée, de nombreux bals prolongeront l’émotion. On quitte l’amphithéâtre, déçus en bien et confortés dans l’idée que – cette fois, c’est sûr – y’en a point comme nous. ■

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Le légionnaire

Cochinchine, Saïgon. Photo prise pour les 18 ans de Fernand Mesot, le 3 juillet 1946

Coll. R. Mesot/notreHistoire.ch

Incorporé à l’âge de 16 ans dans les rangs de la Légion étrangère, un enfant de Vallorbe a vécu les derniers mois de la Deuxième Guerre mondiale, l’Algérie puis l’Indochine… sous l’uniforme kaki. En 1950, à son retour en Suisse, les douaniers n’ont pas manqué de l’intercepter manu militari à Genève.  

Agé aujourd’hui de 92 ans, Fernand Mesot souffre de surdité. « Ce sont les aléas de la guerre qui lui ont partiellement fait perdre l’usage de l’ouïe », confesse son fils Richard à L’Inédit. Son père n’a que rarement évoqué en famille sa parenthèse de légionnaire. « Une histoire rocambolesque ! », comme la dépeint son fils. « Fernand est resté discret sur ce sujet. C’est moi qui l’ai titillé. » Qu’a-t-il donc retenu ? Qu’avant d’aller au combat, Fernand avait déjà eu à souffrir d’une enfance malheureuse. Jeune, il avait dû encaisser avec ses deux sœurs et son frère un divorce parental.

C’est la grand-mère de Fernand qui se charge du petiot. Séparé de sa fratrie, il est placé sans trop de ménagement dans une famille d’accueil de paysans des environs de Vallorbe. Le gamin a alors onze ans. « Il effectuait des travaux assommants dans la montagne pour un gosse de son âge », déplore son fils. Mais sans tout dévoiler, Richard évoque des histoires d’enfants placés de force, malmenés. Récits déterrés ici ou là en Suisse.  

Fuite dans le Doubs  

C’est ainsi peut-être que l’on devient rebelle… via les circonstances de la vie. Et Fernand va fuguer. Fuir cette maudite ferme sans prévenir. Repris puis puni, il sera expédié sans égard dans une maison de correction à Romont, dans le canton de Fribourg. Nous sommes en 1944. Fernand Mesot a 16 ans. La Deuxième Guerre mondiale s’éternise. Cet hiver-là, aidé par un camarade, il assomme l’un des gardiens de l’institut de redressement. Les deux adolescents prennent la fuite pour se retrouver, bec de gaz, dans la région du Doubs, côté français. Un territoire cerné par l’occupant nazi. Des soldats allemands tirent sur les fuyards et abattent son compagnon.

L’Algérie, l’Indochine

Lui demeure debout. Presque miraculeusement. Des résistants français le récupèrent puis l’amènent jusqu’à Lyon, dans les bureaux de la Légion étrangère. Comme l’homme-enfant de Vallorbe n’a aucune envie de rentrer en Suisse, fatalement il va faire sienne cette couleur kaki. Repéré par la Légion, il part au centre de recrutement à Marseille, et sous l’étiquette de « ravitailleur », Fernand sera expédié dans la foulée sur le front alsacien avant de poursuivre sa mission dans une Allemagne vaincue. Il rejoindra ensuite l’Algérie, puis l’Indochine. C’est à Saïgon (Ho-Chi-Minh-Ville) qu’il pose avec prestance pour la photo à laquelle nous devons aujourd’hui de relater son destin.

Saïgon, 1947. Fernand Mesot, à gauche, avec un camarade. Ce dernier ne rentrera jamais au pays.

Coll. R. Mesot/notreHistoire.ch

Zones d’ombres

Grièvement blessé, c’est une infirmière indochinoise qui l’aurait secouru. Son fils Richard pousse le bouchon plus loin. « Il aurait même eu une liaison en Indochine », pimente-t-il, « mais il n’a jamais rien voulu dire ». Fernand Mesot aura passé au total un peu plus de deux ans dans une région « où il ne laissait personne indifférent. C’était sa jeunesse qui touchait les autochtones », croit savoir Richard. Après Saïgon, retour en Algérie où il intègre à la fin des années 1940 le tout premier régiment de parachutistes de la Légion.  

Fernand Mesot, à gauche. En arrière-plan, la devise de la Légion étrangère: "Honneur et fidélité". A noter que les mots "Valeur et discipline" correspondent à la devise en cours de 1831 à 1921, inscrite sur le premier drapeau offert à la Légion en 1832 par Louis Philippe.

Coll. R. Mesot/notreHistoire.ch

Les contrats de la Légion étrangère étant renouvelés tous les cinq ans, le jeune homme de Vallorbe allait devoir maintenant se décider : rempiler ou abandonner son parcours de légionnaire émérite ?  Cinq ans de plus en kaki ? Quand on a le mal du pays, cinq ans… c’est long. Décision est prise : il va rentrer en Suisse. Intercepté en 1950 à la gare Cornavin par la police suisse, il se fait confisquer ses notes et ses photos (« un bon photographe », selon Richard). Quel avenir se présente à ce jeune légionnaire expérimenté sur le maniement des armes et qui a éprouvé le feu des combats? Un choix cornélien: pour lui, ce sera soit un séjour en prison pour avoir servi une armée étrangère, soit l’école de recrues en tant que grenadier au Tessin.

Bordel à la caserne !

Fernand Mesot choisit la seconde option. Mais quelle punition de devoir frayer avec de jeunes recrues suisses qui n’ont connu ni l’Allemagne nazie, ni l’Algérie et l’Indochine. Regroupés par l’armée dans des casernes tessinoises, d’autres anciens légionnaires d’origine suisse y trouvèrent là matière à déconner. « On a mis le bordel là-bas », raconterait parfois Fernand Mesot, sans s’appesantir. Motus et bouche cousue donc. « Un rebelle ! », résume Richard.

Fernand Mesot n’a pas gradé. Il s’est ensuite distancé de la Légion. « Mon père est allé s’établir au Locle afin d’y rejoindre un ami. Il a fait un apprentissage de faiseurs d’étampes chez Huguenin ». Ensuite, l’ancien légionnaire est retourné vivre sur ses terres. A Vallorbe puis à Genève, où il fonde une famille de trois enfants, dont Richard, lequel s’épanche sur ce passé: « notre père était sévère, exigeant, mais il nous a transmis des valeurs telles que l’honnêteté, la droiture, le respect de l’autre ».

Feuilles de palmier

Aujourd’hui encore, Fernand Mesot n’a pas pour habitude d’exhiber son passé de légionnaire. « Maman racontait que Fernand a toujours eu pour habitude d’agiter les pieds en dormant. En les faisant tournoyer la nuit au lit. Des gesticulations qui l’incommodaient, elle, pour dormir. » Pourquoi donc toute cette agitation fébrile sous la couette ? « En Indochine, les légionnaires s’accrochaient apparemment aux orteils des feuilles de palmier qu’ils éventaient ensuite pour mieux combattre la chaleur… »

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Magdeleine G. hypnotisée par Emile Magnin

Magdeleine G. hypnotisée par Emile Magnin. Vers 1902.

Fred Boissonnas - coll. Bibliothèque de Genève/notreHistoire.ch

Nous sommes en 1904. Les yeux veloutés de Magdeleine G. se figent. Ses prunelles sombres se dilatent, et semblent rivées sur des paysages imaginaires. Les mâchoires tendues, elle penche la tête d’un air hagard. Les notes graves de la Marche funèbre de Chopin entrent dans son corps et dans son âme. En transe, elle se tord les bras. Tous ses muscles se contractent, ses jambes la propulsent et elle virevolte, comme possédée par une force invisible et sauvage. Chaque mouvement traduit d’intenses émotions, chaque geste est empreint de grâce et de puissance à la fois. Terreur et désespoir – elle se jette au sol, des larmes roulent sur ses joues. Mais après la tempête, d’autres rythmes s’élèvent déjà, ceux d’une valse qui attendrit son visage. Sa danse devient joueuse et légère.

Emile Magnin la couve du regard. Le magnétiseur d’origine suisse, établi à Paris, avait initialement soigné la jeune femme pour des maux de tête persistants. Puis il a fait d’elle le sujet de ses expériences d’hypnose artistique. Il emmène sa danseuse hypnotisée en tournée à travers l’Europe, et clame qu’elle est inconsciente de son talent. «Magdeleine, je regrette de devoir le dire, à l’état de veille ne comprend pas Chopin», assure-t-il. Il va jusqu’à lui attribuer «une gaucherie innée dans les gestes, une invincible terreur du public». C’est l’effet libérateur de l’hypnose qui lui permet de livrer ses interprétations si poignantes. Le renommé photographe genevois Fred Boissonnas, qui n’est autre que le beau-frère d’Emile Magnin, immortalise les poses expressives de Magdeleine G. par des centaines de clichés. Ceux-ci sont montrés en exposition, et serviront ensuite à illustrer les thèses d’Emile Magnin dans une livre intitulé L’art et l’hypnose.

La «danseuse somnambule» fait sensation: scientifiques, artistes et journalistes sont fascinés par les performances de la belle. Elle inspire des peintres et des poètes. Ses représentations rencontrent un succès particulier en Allemagne. En y assistant, le roi et la reine de Wurtemberg ont mis ce spectacle à la mode, raconte le psychologue genevois Edouard Claparède dans le Journal de Genève le 12 mai 1904. Il ajoute que quelques actrices se sont mises à imiter ses productions mais ont complètement échoué dans leur entreprise.

En Suisse aussi, des chroniques dithyrambiques paraissent dans les journaux. «Dans cette griserie complète du cerveau, dans ce paroxysme d’émotions artistiques, le sujet révèle pleinement son tempérament passionné et se laisser aller tout entier à ses impressions sans se soucier de l’assistance, sans savoir même qu’elle existe», lit-on dans la Gazette de Lausanne le 4 mars 1905, au sujet d’une performance à Berlin.

Transe ou frime ?

Malgré l’engouement suscité par ces démonstrations scientifico-artistiques, des voix critiques s’élèvent. Certains estiment que ces danses ont été soigneusement préparées à l’avance. «Magdeleine ne serait qu’une vulgaire actrice, et son hypnose une frime inventée pour épater le bourgeois», selon la rumeur rapportée par Edouard Claparède, qui ne partage pas cet avis. Il s’avère en tout cas que la jeune femme est loin d’être inexpérimentée, en réalité. L’éminent professeur de musique Emile Jacques-Dalcroze, venu assister à une représentation, loue son talent mais précise qu’elle a suivi un temps son enseignement. «Elle est dans ses représentations aussi éveillée que vous et moi. Je l’ai connue jadis au Conservatoire, où elle a été mon élève. C’est une excellente musicienne; elle est capable de jouer tous les rôles à l’état de veille, et ses productions (…) n’ont rien de surnaturel, rien qui dépasse son talent et ses capacités normales d’artiste.»

Magdeleine G. sous hypnose, "le chien était blotti…" (Verlaine)

Fred Boissonnas – coll. Bibliothèque de Genève/notreHistoire.ch

Et Edouard Claparède de nuancer ce point de vue. Selon lui, l’hypnose ne donne certes pas des facultés nouvelles, mais elle permet de franchir le pas entre une faculté latente et sa réalisation pratique. Elle supprime la timidité, qui d’habitude restreint l’individu se sentant observé, et qui lui enlève le naturel de ses mouvements. Elle donne à l’artiste l’aplomb indispensable à son jeu, conclut-il.

Mais la qualité même de ces performances n’est pas louée unanimement. Certains la jaugent sévèrement. Magdeleine est «un mime fort adroit», mais le rapport entre ses poses et la musique «est chose inesthétique, superflue, pénible ou mauvaise», assène un chroniqueur dans la publication française La Revue Musicale en 1907, alors que le phénomène retombe quelque peu. «Quand on me joue la Marche funèbre de Chopin, il m’est très désagréable de voir une femme faire des contorsions ou se coucher sur le sol, la face contre terre, comme si elle voulait évoquer un mort.»

Magdeleine G. – de son vrai nom Emma Guipet née Archinard, trentenaire, mariée et mère de deux enfants à Paris – connaît ainsi une gloire étincelante mais fugace, à une époque où la «psychologie nouvelle» et les théories sur l’hypnose et la suggestion sont en vogue. Son parcours, qui suscite un regain d’intérêt de nos jours auprès des historiens de l’art et des sciences, n’est pas totalement inédit. Vers la fin des années 1890, une certaine Lina de Ferkel a aussi fait l’objet d’une grande fascination lors d’expériences similaires, dont des photographies ont paru dans le livre Les sentiments, la musique et le geste en 1900. ■

Référence

Publication de l’historienne de l’art Céline Eidenbenz
Les archives du Temps

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Scène pastorale

Coll. S. Bazzanella/notreHistoire.ch

Notre rubrique Témoignages et récits reprend des récits de membres de notreHistoire.ch et des articles rédigés par eux, à l’instar de ce texte de Robert Curtat (1931 – 2015). Journaliste et écrivain, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire sociale, de nouvelles et d’essais, Robert Curtat fut également secrétaire de l’Association vaudoise des écrivains.

« Longtemps les habitants des hautes vallées valaisannes, reliées à la plaine par de mauvais sentiers, ont su vivre et survivre sur l’Alpe. Nourriture, vêtements, bâtiments, meubles, etc… les anciens savaient tout faire à partir de ce qu’ils trouvaient sur place. Cette forme de vie, que l’on qualifie d’autarcique, n’a pas survécu à l’arrivée du progrès. Pourtant, sa disparition ne nous laisse pas indifférents.

«Dans cette relation entre pauvres et riches (…), le mode de vie était le même pour les uns et pour les autres. Mêmes travaux, mêmes lampes à huile de chènevis jusqu’en 1880, mêmes paillasses en toile de chanvre et paille de seigle, même âtre avec, tout à côté, dans le mur, le trou à fumée en forme de trou de serrure (…) Même nourriture, même rareté de la viande fraîche: cabris, agneaux, chamois ou marmotte à l’occasion, même maïs acheté en plaine et apporté dans les outres à vendanges, pour le cas où le blé viendrait à manquer. Un peu plus de riz, un peu plus de vin, de café et de sucre chez les riches. Même costume taillé dans le même drap…»

En quelques lignes, André Guex témoigne qu’il a su lire avec les yeux du cœur le Valais d’hier, celui des bergers. Honnête homme dans la vieille acception du terme, ce témoin en rejoint d’autres dans la description d’un pays vivant en autarcie, d’une civilisation qui a précédé l’arrivée de la route et de l’automobile.

Après un long combat

Pays de vallées étroites qui se rejoignaient dans une plaine longtemps inondée, le Valais ancien n’est plus. Lui succède la vision de Maurice Troillet, l’un des rares hommes politiques dont les actes aient rejoint la parole: «La campagne, du Léman à La Furka – déclarait-il en 1915 – ne sera qu’un immense jardin produisant en abondance des fruits nouveaux et des vins généreux. Tous nos villages perchés sur leurs rochers auront de belles routes les emmenant facilement en plaine».

Avant que Saxon ne regorge d’abricots et que le fendant ne déborde des cuves, le Valais d’hier, celui des bergers, a résisté longtemps. Il avait, derrière lui, des siècles d’entraînement à tirer le meilleur du peu que ses habitants avaient reçu. Si loin de la plaine, dont elles étaient séparées par un sentier médiocre et des heures de mulet, les petites communautés vivant sur l’alpage se suffisaient à elles-mêmes, créant de leurs propres mains les outils, les tissus, les nourritures nécessaires, vivant pratiquement sans argent, juste assez pour payer «le sel, les clous, les lames de faux, quelques rubans, quelques journées de tailleur ou de cordonnier», comme l’écrit André Guex.

Solidaires pour survivre

Ce que l’on peut retenir de cette société en allée, c’est comment la solidarité du groupe a participé à la survie de la communauté. Depuis des siècles, l’accès de tous au bien communal – parcours des animaux ou forêt – était le fondement de la société. Cette idée forte a heureusement balancé le goût obsessionnel de la répartition, qui faisait de chaque montagnard le co-propriétaire d’une vache, d’un mulet ou d’un raccard. Combien d’héritages dérisoires offraient un nombre impair de pieds de vaches ! Pour sceller ces partages boiteux, on multipliait les actes et les conventions.

Dépouillant les archives de Bagnes, Louis Courthion, l’auteur de l’un des maîtres-livres sur l’histoire du Valais, a trouvé des conventions de répartition en 1625 déjà. A cette tendance dangereuse pour la survie du groupe s’opposait la pratique heureuse du communal qui «maintient entre tous des liens égalitaires et fraternels ; il rend l’extrême misère impossible en dispensant de travailler pour autrui ; il procure une précieuse indépendance…», comme il est relaté dans une étude sur l’économie alpestre, parue en 1896.

A regarder de près, on voit bien que les anciens des hautes vallées ont fait du mieux qu’ils pouvaient avec ce que la nature leur offrait. Les minuscules parcelles cultivées, en dépit de l’énorme travail fourni, n’offraient guère que le moyen de survivre. Aussi, le note Paul Guichonnet, auteur de l’Histoire et civilisation des Alpes, «la migration des jeunes vers les villes et leurs nombreuses possibilités d’emploi était aussi naturelle que celle des troupeaux vers les alpages». Curieusement, les habitants des hautes vallées longtemps isolées n’ont pas changé tout de suite leur mode de vie lorsque la route et le car postal ont commencé à remplacer le sentier et le mulet. L’habitude prise de produire sur place tout ce qui était nécessaire à la vie a perduré jusqu’aux années 1950, voire au-delà.

Une égalité relative

Lisant cette aventure humaine à leur manière, les ethnologues, géographes, historiens, réunis autour d’un important travail sur l’histoire et la civilisation des Alpes notent que la communauté n’était pas aussi idéale qu’on l’imagine. Ils mettent en évidence la règle selon laquelle l’herbe des alpages était réservée au gros bétail, celui que leurs propriétaires avaient le moyen de nourrir pendant l’hiver. Les pauvres, dépourvus de gros bétail, étaient donc presque toujours privés de droit d’alpage. En revanche, ils pouvaient faire paître leurs chèvres sur des pâturages réservés à cette espèce et récolter le foin sauvage, celui qui poussait sur des pentes inaccessibles.

Restait le partage des tâches et des droits par le «tour». Tous étaient sollicités de chauffer le four, nettoyer les sources, etc. Par ailleurs, sur des bâtons (tailles) où étaient inscrits les emblèmes des familles, on indiquait par une encoche celui qui assumerait tel travail ou bénéficierait de tel privilège. Il y avait une taille pour ceux qui devaient aller à la chasse à l’ours, une autre taille pour organiser une procession de plusieurs jours destinée à conjurer le «mauvais vent de nuit», de très nombreuses tailles pour le service de garde de nuit du village. Les tailles individuelles servaient à décompter les journées de travail accomplies pour la commune ou la corporation.

Le ciment de la communauté

Au-dessus de cette comptabilité apparemment tâtillonne, les spécialistes retrouvent pourtant les traces d’une solidarité forte. Solidarité de tout le village lorsqu’il faut porter sur l’alpe le bois nécessaire à la construction d’un nouveau chalet, solidarité pour le transport du foin, la conduite du bétail d’une grange-étable à l’autre dans la neige profonde, solidarité pour l’ouverture des chemins l’hiver, le remontage de la terre sur les champs en pente raide, au printemps.

Solidarité plus ou moins obligée aussi parce que, comme le dit si bien André Guex : «Une vie communautaire (…) imbriquant les soucis, les espoirs, les efforts imposait, sans lois, une certaine morale dont le caractère le plus important était sans doute une loyauté dans les rapports humains. On ne vit pas dans des appartements contigus, des greniers et des mayens partagés, des propriétés divisées en quinze ou vingt parcelles avec quatre voisins dans chacune d’elle, on ne garde pas le bétail ensemble, on ne creuse pas les chemins et les bisses, on ne moissonne pas ensemble sans que chacun fasse sa part et respecte les autres. Qui se dérobait à la corvée par manque de solidarité voyait, à coup sûr, l’eau du bisse (…) se perdre ailleurs avant d’atteindre son pré».

La peur de l’automobile

Ce qui va faire basculer ce Valais d’hier c’est, évidemment, la route. Du moins son ouverture à l’automobile. Pourtant, le Valais officiel a tenté de lui résister. A preuve, cet arrêté du préfet du district de Martigny daté du 9 septembre 1899 exigeant d’un cocher de Martigny-Bourg qui voulait conduire une automobile au Châtelard que: «le véhicule ne soit monté par personne, ni «chauffé», mais mis en mouvement par la seule force des chevaux». De plus, un homme devait courir au-devant du convoi pour prévenir toute rencontre difficile.

Sans aller aussi loin que le canton des Grisons, qui a interdit l’usage de ses routes aux automobiles jusqu’en 1928, le Valais redoutait – à juste titre ! – que ce gros hanneton ne se transforme en moins d’un siècle en sauterelle 4 x 4, si redoutable pour la paix des alpages…

«De fait – relevait Alfred Rey, autre témoin passionné de l’évolution du Valais – le Valais n’a pas fait preuve d’un grand ostracisme envers l’automobile puisque la première auto arrive à Zinal en 1928. Les routes carrossables ont d’ailleurs suivi le rythme des grands barrages : 1920, route carrossable au Val d’Anniviers ; 1930, la route qui va à pied d’œuvre de la Première Dixence atteint Pralong. La même année, les ingénieurs coupent la cascade de Pissevache, avancent jusqu’à Salanfe, au pied des Dents du Midi, remontent la vallée du Trient pour desservir le premier barrage d’Emosson.

Disciples de Tolstoï

Dans les années 1950, une gerbe de routes repart en direction des hautes vallées. Successivement on rejoint le fond du Val d’Anniviers, au-dessus de Grimentz ; la vallée de la Lienne, en route pour le barrage de Zeuzier ; la vallée de Bagnes jusqu’au barrage de Mauvoisin, un ouvrage que la commune de Bagnes est contrainte d’accepter sans droits de retour pour l’eau !

Dans le haut Valais, la route rejoint le col du Nuffenen, désenclavant le bourg d’Ulrichen et le Griesspass. Elle est au fond de la vallée de Saas Almagel lorsque survient, en 1965, le drame de Mattmark.

Parfait observateur de son canton, Alfred Rey l’a vu évoluer à vive allure sous la pression de l’industrie et de l’électricité. Deux agents qui ne figuraient pas dans la description que Troillet faisait, en 1915, de la nouvelle terre de Canaan.

Sans la progression exponentielle du béton, les surplus agricoles, l’échec programmé de l’industrie d’avant-hier, mastodonte maladroit qui ne sait plus faire un pas sans écraser cent emplois, qui s’intéresserait encore au Valais des bergers ? Et à la formidable leçon laissée par les anciens qui ont vécu si longtemps sans argent en nous laissant quand même quelque chose. »■

Références

André Guex – Valais naguère – Edition Payot Lausanne – 1971
Louis Courthion, le peuple du Valais, Editions Helvétiques, Lausanne 1979
Les Alpes françaises, Etudes sur l’Economie alpestre, Paris 1896
Paul Guichonnet, Histoire et civilisation des Alpes, destins humains, Privat/Payot

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