Agenouillés devant les ouvriers de la tourbière à Lentigny (FR), en juin 1944, cinq écoliers âgés de 10 à 14 ans qui, après la classe ou les jours de congé, entassent les blocs de tourbe au tarif de 20 centimes le mètre carré couvert. Prise en juin 1944, cette image témoigne de deux réalités disparues.
L’une était conjoncturelle : par ces temps de guerre, la Suisse en mal de combustible exploitait méticuleusement ses minimes ressources minières; les Fribourgeois extrayaient notamment du charbon à Saint-Martin, dans le district méridional de la Veveyse, et de la tourbe à Lentigny, dans le centre du canton. A la fin de la guerre, d’ailleurs, nos syndicats, redoutant que les mineurs helvétiques soient attirés par la remise en marche des bassins charbonniers dévastés au nord de l’Europe, s’inquiétaient déjà des conditions de travail qui leur seraient faites à l’étranger ! Le mouvement inverse, comme on sait, amena des milliers de chômeurs étrangers en provenance de pays détruits dans une Suisse intacte et produisant à tout-va. L’autre réalité était plus structurelle, hélas. C’est l’importance toute relative qu’on attachait à l’école dans les campagnes fribourgeoises, à cause de l’importance économique – dans une société pauvre – du travail des enfants. La ferme familiale n’était pas un terrain de jeu pour les gosses, mais un lieu de travail quotidien non rémunéré. Quand on pouvait gagner quelques sous au-dehors, c’était une bénédiction. A l’usine de La Verrerie, près de Semsales, en 1900 encore, les enfants travaillaient de 18 h à 2 h du matin, régime contre lequel s’insurgea leur instituteur Alfred Bochud, navré de faire la classe à des élèves épuisés. Le régent y perdit son emploi, le propriétaire de l’usine ayant mis dans sa poche les autorités et la population villageoises. ■
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Un samedi de la mi-décembre 1985, alors que Genève fête l’Escalade et que l’Année internationale de la jeunesse touche à sa fin, un quidam masqué, équipé d’une tronçonneuse, s’installe sur un trottoir au Rondeau de Carouge et s’apprête à réduire en sciure deux vieilles télés. La police intervient «sous les quolibets de l’assistance, pour confisquer les outils», écrit le Journal de Genève. Le performer est «un artiste genevois assez connu, qui dessinait des lézards en graffiti», se souvient Nicholas Palffy, auteur de la photo. Le graffeur et la centaine de personnes qui se sont rassemblées prennent alors le tram vers le centre-ville, selon le compte-rendu du journaliste Thierry Sartoretti, «pour y défiler et écouter un concert sauvage de rock 60’s donné sous le passage de la Rôtisserie», mais surtout pour marteler un slogan: «Rendez-nous le Bouffon!».
Le Bouffon? C’est le petit nom donné cette année-là au Centre de loisirs des Franchises, logé dans une école primaire dans le quartier de Vieusseux et converti, avec l’assentiment expérimental de la Ville de Genève, en une salle abritant ce qu’on appelle alors les «musiques électriques» – c’est-à-dire le rock et sa florissante branche punk, qui n’ont pas encore de domicile fixe sur le territoire genevois.
L’expérience du Bouffon tourne court en quelques mois: les plaintes du voisinage s’accumulent, les peintures murales des élèves des Beaux-Arts sont assimilées à des «dégâts», l’association Post Tenebras Rock (PTR), organisatrice des concerts, est mise à la porte à la mi-novembre.
«Face à la fermeture d’un des rares lieux nocturnes qui leur étaient destinés, les jeunes ont réagi viscéralement pour revendiquer une plus grande tolérance et des espaces culturels», se rappelle le photographe Nicholas Palffy. En dépit de trois manifestations, dont une à la tronçonneuse, le Bouffon ne rouvre pas ses portes au rock. Entre-temps, l’association État d’Urgences a lancé la campagne qui aboutira en 1989 à l’ouverture du paquebot de la culture «alternative» genevoise, l’Usine. Le mouvement pour «décalviniser la République», comme on dit alors, et pour faire de Genève un vivier des cultures de la nuit, a commencé. ■
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Références
Brève histoire de la nuit à Genève, de la Réforme aux années 1990: Jean-Michel Deleuil, «Genève la nuit, l’autre ville», Le Globe. Revue genevoise de géographie, tome 135, 1995 (disponible en ligne)
Ils s’appellent Genève, Helvetia et Zurich. Leurs
enveloppes de tissu et leurs cordages vibrent dans le vent. En ce dimanche 6
août 1922, ces trois ballons suisses s’apprêtent
à s’élever dans les airs depuis Châtelaine (GE). Au total se préparent une
vingtaine de ballons représentant sept pays. Près de 50’000 spectateurs
assistent au démarrage de la 11e coupe Gordon Bennett. Cette prestigieuse
compétition internationale de ballons à gaz a été créée par le riche homme de
presse américain
James Gordon Bennett Junior. Organisée
pour la première fois en 1906 à Paris, elle a lieu tour à tour dans le pays du
vainqueur.
Sa règle est simple mais son art
est difficile: il faut parcourir la plus grande distance de vol sans se poser,
en utilisant habilement les courants atmosphériques. La distance est mesurée en
ligne droite. Le ballon, non motorisé, est gonflé d’un gaz plus léger que
l’air, contrairement à la montgolfière dont l’enveloppe est gonflée d’air
chaud. Il dérive en fonction de la vitesse et de la direction du vent, et ses
deux pilotes le dirigent en faisant varier son altitude: pour monter, on lâche
du sable; pour descendre, on libère du gaz.
Si la coupe a lieu en Suisse en 1922, c’est grâce aux Genevois Paul Armbruster et Louis Ansermier. Ils ont remporté en 1921 la course au départ de Bruxelles, à bord du ballon Zurich. Cette fois, Paul Armbruster s’envole de Châtelaine à bord de l’Helvetia, le ballon avec lequel des Suisses avaient gagné une première fois en 1908. Quant à Louis Ansermier, il vole dans le Genève, un ballon tout neuf, qui a été acquis par souscription publique afin de lancer dans la course un troisième aérostat suisse. Alors qu’il s’élève dans les airs avec son copilote bernois Christian von Grünigen, le Genevois est galvanisé par les ovations des spectateurs.
La météo est favorable. Les jours précédents, organisateurs et participants ont fiévreusement observé les vents au moyen d’appareils installés dans les montagnes environnantes, et de ballons sondes lâchés au-dessus du site. Les départs s’échelonnent toutes les 5 minutes, au son des hymnes nationaux.
Les Suisses bredouilles
Les espoirs suisses
sont déçus puisque les trois ballons terminent bien loin du podium: l’Helvetia finit 7ème après s’être posé en
Basse-Autriche (800 km), le Zurich
11ème (Haute-Autriche, 580 km), et le Genève
15ème sur 19 (Allemagne, 200 km). Quant au ballon italien Aerostiere III figurant sur cette photographie, il échoue en terres
tchécoslovaques après une fuite de gaz.
«Si la Suisse déplore l’échec de ses champions, il lui est
particulièrement agréable de voir triompher les couleurs de la vaillante
Belgique», commente alors le Journal de
Genève. Après plus de 25 heures de vol, le Belgica se pose le soir du 7 août en Roumanie, à 1400 kilomètres du
départ.
Les Belges Ernest Demuyter et Alexandre Veenstra ont effectué
tôt une manoeuvre décisive, au-dessus de l’Emmental, en sacrifiant 150 kilos de
lest pour monter et trouver des courants favorables. Un autre moment-clé en fin
de course: descendus à 1500 mètres d’altitude, ils ont jeté hors de la nacelle
tout ce qu’ils pouvaient, y compris des provisions et du matériel de bord. Ce
choix audacieux leur a permis de remonter et franchir les Carpates. Après un
atterrissage mouvementé en pleine forêt, Ernest Demuyter a laissé sur place son
camarade blessé et a marché pendant dix heures en quête d’un village, d’où il a
pu dépêcher un messager à cheval pour faire expédier son télégramme.
Les journaux régionaux de l’époque sont aux aguets pour capter chaque nouvelle concernant les ballons de tous pays. Ils relatent les mille et une péripéties vécues par les différents pilotes. Incidents techniques, déchirure de ballon, corde rompue, vent, neige, orages et tempêtes: les articles de presse détaillent avec passion comment ces aventuriers ont surmonté héroïquement tous les obstacles.
Le Genève foudroyé
Mais l’année suivante,
en 1923 à Bruxelles, une météo infernale frappe mortellement la coupe Gordon Bennett.
L’orage gronde peu avant le départ. Viennent des éclairs, de grosses gouttes de
pluie et même de la grêle. Le règlement ne prévoit pas la possibilité de
reporter la course. Plusieurs concurrents italiens et polonais renoncent à
décoller, mais les autres participants persistent.
Après moins d’une
heure de vol, un éclair déchire le ballon espagnol Polar
et met le feu au gaz: dévoré par
les flammes en moins d’une minute, l’aéronef s’écrase et l’un des deux pilotes
décède. Quarante minutes plus tard, le ballon suisse Genève est foudroyé à son tour et ses deux pilotes bernois perdent
la vie: Ferdinand
Wehren, 38 ans, et Christian von Grünigen,
45 ans, qui accompagnait un an plus tôt Louis Ansermier à bord du même ballon.
Deux Américains subissent le même sort.
Bilan: trois ballons
foudroyés et cinq aéronautes tués. Ces tragiques accidents provoquent une vive
émotion en Suisse et à l’étranger. Jamais la Gordon Bennett n’avait connu
pareille catastrophe. Pourtant, l’avenir de la compétition n’est guère remis en
cause. Les commentateurs redoublent d’hommages envers le courage et la
persévérance des participants.
Des qualités dont plusieurs autres pilotes suisses feront preuve encore pour remporter cette course mythique: en 1984, 1994, 2010, 2015 et 2016. Vingt ans après sa victoire de 1921, Louis Ansermier décrira avec lyrisme à la radio sa vision de cette discipline: « Le ballon libre a conservé intacts son charme et son attrait. Il développe la plus belle qualité de l’être humain: l’énergie morale. De plus, il provoque la plus belle sensation que l’on éprouve dans ce monde: celle de la difficulté vaincue» (A écouter l‘Emission Le coup de téléphone, 18.9.1941ci-dessous.) ■
Références
1. Archives du Journal de Genève et de la Gazette de Lausanne en 1921, 1922 et 1923: https://www.letempsarchives.ch 2. Pionnair-GE, le site des pionniers de l’aéronautique à Genève
Un 6 cylindres en ligne, à essence, 4235 cm3 développant 170 chevaux à 4500 tours/min pour une vitesse maximale de 210 km/h, boîte de vitesses automatique à 3 rapports – ou 4 rapports manuels avec overdrive (qui joue le rôle d’une cinquième) – direction à crémaillère assistée, deux réservoirs dans les ailes arrière de 45 litres chacun ! Que dire encore ? L’intérieur, bien sûr, avec son volant en bakélite, tableau de bord en ronce de noyer, siège plein cuir… n’a-t-elle pas été sacrée «plus belle limousine de tous les temps». Elle ? La Jaguar XJ6, qui doit son nom à Sir William Lyons, le fondateur de la marque, X pour eXperimental et J pour Jaguar, évidemment. Dès la sortie de la première série, au Salon de Paris en 1968, cette voiture qui était en gestation depuis 1962 se place immédiatement dans la catégorie des légendes : «pureté et classicisme» de l’avis des experts, quelle autre voiture pouvait réunir ces deux qualité rares, en demeurant nerveuse et sportive pour une berline de haute lignée? Qui plus est, la Jaguar XJ6 ose des couleurs de carrosserie inconcevables aujourd’hui pour une voiture de luxe, des vert anglais ou amande, du jaune, du rouge, des teintes affirmées pour son côté félin. Boris Vian débute d’ailleurs sa chanson « Maxim’s » par ce délicieux : « Ah! baiser la main d’une femme du moooooonde/ Et m’écorcher les lèvres à ses diamants / Et puis, dans la Jaguar, brûler son léopard / avec une cigarette anglaaaaaise…. »
La XJ6 connaîtra trois séries jusqu’en 1986, remplacée par la nouvelle génération des XJ40. Lancée en mars 1979 au Salon de l’automobile de Genève, la série 3 améliore les performances du moteur, soigne sa ligne élancée (l’inclinaison du parebrise est accentuée, ce qui met plus encore en valeur son long museau). En présentant sa série 3 au Salon de Genève, qui se tient dans le Palais des Exposition du boulevard Carl Vogt – le bâtiment fera place à Uni Mail, en 1981 – Jaguar entretient le lien privilégié de la marque avec Genève. C’est en effet au Salon de Genève, le 16 mars 1961, que Jaguar avait présenté, en première mondiale, son exceptionnelle Type E. Sir Williams Lyon et l’ingénieur en chef des usines Jaguar de Coventry avaient fait le déplacement. Pour ménager son effet, Lyons avait fait emballer la Type E dans un coffret placé devant le restaurant du Parc des Eaux-Vives. Comme le relate le journaliste du Journal de Genève, «Aucun témoin de ce baptême ne songeait à mettre en doute les qualités mécaniques d’un bolide à qui ne manquera chez nous, pendant quelques temps, qu’une chose importante : des routes où il puisse donner sa pleine mesure !» Il est vrai qu’en mars 1961, les travaux de la première autoroute de Suisse, l’A1 entre Genève et Lausanne, venaient à peine de commencer.■