L'Inédit

par notreHistoire


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Coll. Marcel Maurice Demont/notreHistoire.ch

Ce récit de Marcel Maurice Demont, publié sur notreHistoire.ch relate les quatre jours d’ascension hivernale de la face nord de la Pointe Mourti (3564 m.) dans le canton du Valais, que l’auteur a accomplis en compagnie de l’alpiniste Werner Kleiner en février 1968 (les intertitres sont de la rédaction).

«  A maintes reprises, nourris par la belle espérance d’en réussir le premier parcours à la saison des frimas, nous nous étions aventurés à la rencontre de cette montagne immergée dans l’austérité des grands hivers d’antan, persistants, froids, rehaussés de neige. Plusieurs cordées étaient en concurrence, ambitieuses, talentueuses. Les essais se suivaient, aucun n’aboutissait. L’abrupte face septentrionale avait vu se succéder et s’échiner en vain : Daniel Cochand, funambule des clous de forgeron plantés de quelques millimètres seulement, architecte des corniches pourries, charpentier des surplombs branlants, maître de cérémonie des retraites précipitées; Albert Zulauf et son pas de la boille; Guy Genoud, un aigle respectueux des traditions; Claude Forestier dit Fofo, le rochassier surdoué; Heinz Leuzinger, familier des grands exploits; Werner et Marcel, les inséparables copains, des guides, tous.

L’un envoyé en mission par le CICR dans les sables brûlants du Yémen, l’autre tombé en amour, un autre encore occupé à enseigner le stemm sur les pistes de ski du Val d’Anniviers, quelques-uns inatteignables, en cette fin de février 1968, il ne restait que Werner et moi pour diriger nos pas vers le but isolé.

Un coup de téléphone, on s’était compris à demi-mots :

« Ce soir vers minuit, demain matin à quatre heures, puis on verra, crampons, méta – de l’alcool à brûler solidifié en plaquettes -, vis à glace, cordes, pitons, piolet, skis pour l’approche, bivouacs, retour par la voie normale ».

Aller vers le monde d’en haut

Il s’en était suivi que nous avions connu une première nuit blanche : le matériel à préparer, la nourriture solide à sélectionner, traiter les chaussures (en cuir et à lacets, à chaque sortie on se gelait les pieds), trouver le couteau suisse. Puis les kilomètres en voiture, le rendez-vous dans la nuit aux Plans-sur-Bex, encore des kilomètres, mettre les chaînes à neige, fin de la route – Grimentz -, chausser les lattes, charger les sacs, fuite en avant.

On avait eu hâte de quitter le monde d’en bas, des soucis quotidiens, pour pénétrer dans ce domaine qui est aujourd’hui encore le nôtre, un univers fait de silence, de beauté, de projets longuement mûris, de grandeur escomptée, d’authenticité à préserver : le monde d’en haut. L’air était merveilleusement frais, la neige crissait sous les skis, nous nous étions éloignés du village, à travers la forêt, poussant nos ombres devant nous au rythme lent des longs voyages à la recherche de soi-même dans les grands espaces libres. Bouillonnant de force, nous appréciions pleinement les heures qui s’écoulaient. Nous avions gagné de l’altitude, dépassé les derniers mélèzes, le jour s’était levé alors que nous faisions la pause au pied de la moraine dont la crête accidentée indiquait la route à suivre. Notre but, bien qu’encore lointain, était visible pourtant, il attisait notre désir et faisait naître les premières craintes. Le soleil qui nous réchauffait, le thé brûlant tiré des bouteilles thermos avaient rapidement dissipé ce début d’anxiété, on avait échangé quelques paroles optimistes avant de se remettre en route. Sueur dans les yeux, bretelles du sac qui scient les épaules, retendre les sangles d’une peau antidérapante, regard rapide à l’altimètre, garder le rythme, faire une bonne trace, coup d’œil en arrière, c’est beau, en avant, c’est haut.

Ainsi s’était écoulée la première journée. Nos préoccupations étaient sans rapport avec l’avance de deux aiguilles sur un cadran, nous pensions et agissions en termes de température, de qualité de neige, de choix d’itinéraire, de danger d’avalanches, de possibilités de bivouac, de soleil qui réchauffe et fortifie le moral, de tempêtes soudaines et violentes qui aveuglent, glacent, engourdissent, prennent la vie.

Des vivats en direction des étoiles

Après la moraine, il y avait des pentes abruptes chargées de neige fraîche, puis un couloir plus escarpé encore. Nous avions déposé nos planches. Tantôt enfonçant jusqu’à hauteur des hanches dans des amoncellements de neige molle, parfois dérapant sur des plaques de glace vive, essoufflés, nous avions atteint le plateau glaciaire supérieur, altitude 3000 mètres, à la nuit tombée. Se détendre, reprendre des forces, bivouaquer, un mot tout simple qui évoque de nombreux bons souvenirs, des heures terribles aussi, parfois, dans la tempête. Un rapide sondage, là, sur la rive gauche du glacier, sous un mur vertical, face à notre paroi. Sortir les pelles, creuser posément, ne pas se mettre en nage, ne pas rater son affaire, préserver les vêtements des mouillures, la nuit sera longue. Une pelletée inconsidérée endommageant la paroi de l’abri improvisé le priverait de ses qualités isolantes et nous exposerait à de grands risques.

« Et puis zut ! » L’emplacement que nous avions choisi se situait à l’aplomb d’une crevasse qui baillait en son centre. « Nous nous accommoderons de la crevasse en nous couchant transversalement, » avions-nous décidé à l’unisson.

Alors que je donnais les derniers coups de pelle, Werner, en se gelant les doigts, sur notre petit réchaud fondait de la neige afin de produire un maximum de liquide. On avait avalé pêle-mêle du pain de seigle dur comme de la pierre et de fines tranches de viande séchée parsemées de cristaux de glace, blandices arrosées de boissons très chaudes. Après quelques vivats lancés en direction des étoiles, cris primaux, déversements émotionnels, par reptation nous nous étions glissés dans la caverne. Préparatifs habituels à la nuit qui nous attendait : enfiler les uns par-dessus les autres tous les vêtements disponibles, nous n’avions pas de sacs de couchage, pièces d’équipement trop coûteuses pour nos petits revenus de jeunes guides professionnels, s’isoler du sol en s’étendant sur le sac à dos au préalable vidé de son contenu, pas de natte isolante non plus, à l’époque dont je parle ce luxe nous était encore inconnu. Il est de règle dans cette situation que les premiers instants soient ressentis comme supportables, puis petit à petit le froid s’insinue, pénètre les chairs, glace les os, des crampes se manifestent, les pensées s’envolent vers les êtres aimés, on est dans le doute.

En dépit de la température très rigoureuse qui régnait à l’intérieur de notre trou de neige, Werner n’avait pas tardé à s’assoupir.

Quelques années plus tard, en état d’hypothermie, il échappera de peu à une mort silencieuse. Lors de notre tentative de traversée hivernale intégrale des Dents du Midi, les 22, 23, 24 décembre 1970, alors que nous bivouaquions sur une petite terrasse suspendue entre la Cime de l’Est et la Cathédrale, le thermomètre dont nous étions pourvus indiquait 35° centigrades au-dessous de zéro.

On ne voyait pas à trois pas

Frappé d’insomnie, j’avais eu bien du mal à respecter le sommeil de mon compagnon. Mon attention éveillée par un imperceptible changement d’atmosphère, j’avais sorti la tête de l’abri:

« Werner! Il neige ».

On ne voyait plus à trois pas, des bourrasques de vent froid m’avaient repoussé à l’intérieur. Réveillé en sursaut, Werner avait saisi le sérieux de la situation au quart de tour, l’itinéraire qui nous avait conduits en ce lieu était exposé aux avalanches, d’importantes chutes de neige nous coinceraient sur ce haut plateau pour plusieurs jours. Misant sur la probabilité d’une ascension rapidement enlevée, nous avions calculé les vivres et le combustible pour la cuisine au plus juste – 48 heures -. Il fallait battre en retraite aussi longtemps que c’était encore possible. Après avoir réuni notre matériel à la hâte, nous avions bouclé nos sacs. Mal faits, dans la précipitation, ils nous avaient déséquilibrés tout au long de la descente. A tâtons, dans l’obscurité, glissant, inquiets, frigorifiés, nous avions dévalé le couloir qui filait vers le glacier en contrebas de notre abri. Notre bonne étoile nous avait guidés en droite ligne sur le dépôt de skis. Chausser les lattes et descendre dans ces conditions n’avait pas été de tout repos. Pourtant la chance ne nous avait pas abandonnés, au prix de quelques heures d’efforts, nous avions rejoint le pied de la moraine sans que se produise d’évènement fâcheux.

Les chutes de neige, peu à peu, comme à regret, avaient cessé, le vent s’était calmé, le ciel s’était éclairci. De quelques coups de pelle, nous avions rapidement aménagé une étroite banquette pour, assis côte à côte, attendre le lever du jour. Ce branle-bas avait pris du temps, le soleil n’avait pas tardé à enflammer l’horizon, avec lui avait réapparu la confiance. Remettre en ordre le matériel, casser la croûte, se reposer un peu aussi. Deux nuits sans sommeil déjà, dont une de fureur et de bruit, et un jour d’efforts soutenus, tout ou presque à recommencer :

– Werner, on remonte ?

– Oui, Marcel, on remonte.

Sur les traces effacées de la veille, nous avions repris la direction de la caverne de neige, nous demandant si nous n’étions pas, en vertu de fautes passées, condamnés pour l’éternité à ce va-et-vient épuisant.

Au loin, le ronronnement d’un moteur d’avion

Le soleil qui réchauffe les corps fortifie les résolutions. Les craintes de la nuit s’étaient rapidement effacées, laissant la place au désir de rattraper le temps perdu.

Quelques heures plus tard, le ronronnement d’un moteur d’avion nous avait fait lever les yeux. C’était un ami de Werner qui, comme promis, venait d’un balancement d’ailes partager un peu de notre histoire, épouser notre allégresse.

La nuit tombante nous avait rattrapés au seuil de notre caverne, lieu déjà familier, rassurant. Rite immuable, pratique réglée: boissons brûlantes et sucrées, plaisanteries salées, chansons païennes, monologues, mélancolie. Et enfin, le silence, troublé de temps à autre par le grondement des séracs qui s’effondrent au loin, par le gémissement du glacier qui coule vers la vallée en se contorsionnant, par le son que produit une pierre dévalant le flanc de la montagne, bruit qui grandit, s’accentue, puis progressivement diminue, cesse.

Nous nous étions arrachés à la froideur de notre couche bien avant les premiers feux de l’aurore. Petit-déjeuner expéditif, lacer les chaussures, passer les guêtres, fixer les crampons, classer le matériel, s’encorder: des mots. Par une température de vingt degrés au-dessous de zéro: l’éprouvante matérialité des faits. Nous avions laissé derrière nous tout ce qui n’était pas strictement nécessaire: le réchaud, quelques vêtements de rechange.

Premièrement, il y avait un plateau glaciaire à traverser, la neige était profonde, la trace que l’on aurait voulue rectiligne sinuait, s’incurvait, s’agrémentait d’arabesques aux alentours des crevasses.

Ensuite, nous avions franchi sans encombre la rimaye dont le mur amont penchait dangereusement vers un gouffre étroit et profond. Tour à tour, nous nous étions relayés en tête de la cordée. Les premières longueurs de corde s’étaient déroulées dans une pente abrupte de neige compacte. Confiants dans l’efficacité de nos crampons, nous avions progressé rapidement et nous n’avions pas tardé à buter sur le principal obstacle de l’ascension, un mur de glace d’une grande hauteur dont l’inclinaison était proche de la verticale. Relais, j’avais pris la tête de la cordée. La glace à la consistance dure du béton refusait d’accepter les vis, les tire-bouchons Marva, tête rouge, corps noir, pour les anciens. Peu importe, j’en avais inséré une par-ci, engagé l’autre par-là, dans de petites cassures, des fêlures, des lézardes. Dénuée de toute qualité protectrice, cette mesure hasardeuse avait valeur de soutien moral. Nouveau relais, petites encoches pour le bout des pieds, Werner avait pris la tête. Vingt mètres plus haut, il s’était trouvé en difficulté, un bombement de glace qu’il avait à franchir avec un seul piolet droit à manche en bois le repoussait. Il avait tenté un grand écart risqué avant de battre en retraite, ça ne passait pas. Werner s’était déhanché, et à bout de bras avait taillé une profonde marche dans la glace, puis il avait lancé sa jambe droite, atteint la marche, ramené sa jambe gauche. L’affaire était engagée, mal engagée : cambré en arrière, rejeté par le renflement qui le surplombait, griffant la glace de la pointe de son piolet, Werner vacillait, menaçant de tomber. Serrant la corde de caravane de mes mains gantées, j’avais senti un grand frisson secouer tous mes membres. Spectateur d’une imminente navrante déconfiture, conscient d’avoir tantôt à y interpréter un rôle qui, bien que muet, serait de premier plan, j’avais tourné un regard angoissé vers la rimaye entr’ouverte pour nous accueillir, cent cinquante mètres au-dessous. J’ai gardé souvenance de ces instants inquiétants, de cette lutte pour la vie contre la mort qui rôde à la recherche d’une proie.

« C’est bon! »

Werner avait lancé ce cri libérateur alors que, dans un dernier geste, projetant une main vers le haut, il l’avait refermée sur un clou de charpentier, planté là, incongru, pris dans la glace. En quelques mouvements rapides, il était sorti du mur. Je l’avais rejoint, muet d’étonnement. L’explication de cette énigme nous avait été très vite donnée. Plus bas, sur le plateau glaciaire traversé quelques heures auparavant, dans nos traces, une silhouette avançait rapidement. Le jour suivant, en lisant le message écrit à notre intention sur la bouteille de vin blanc qu’il avait déposée sur le glacier, nous apprendrons qu’il s’agissait de Vital Vouardoux, le célèbre guide et skieur de compétition de Grimentz. On avait échangé des cris, des gestes, on s’était compris. Une cordée concurrente, deux aspirants guides, la cordée Genoud et Vouardoux fils, avait nourri la même ambition. Au cours d’une reconnaissance récente, elle avait partiellement équipé le ressaut de glace, d’où le clou de charpentier. Cette face vierge en hiver était à l’époque très convoitée. Là-dessus, à l’improviste, débarquement de Werner et de Marcel, voleurs de première malgré eux. De part et d’autre on avait hurlé des explications. Vital avait eu les derniers mots:

« Sans rancune, félicitations. »

Le sommet rougeoyant dans le ciel crépusculaire

Vital Vouardoux s’était chargé de descendre sur le plateau glaciaire inférieur le matériel que nous avions abandonné sur les lieux de notre bivouac. Il y avait ajouté un flacon pour fêter notre toute proche réussite et quelques mots écrits par lesquels il nous demandait de passer chez lui à notre retour. Le billet disait encore qu’il était question de quelques bonnes bouteilles à déboucher. L’affaire s’arrangeait plutôt bien. Mais, pour l’instant, en dépit du froid, il faisait soif, nos gourdes étaient vides, des Borde Flasche en alu avec bouchon de liège, celles du réchaud du même nom. Nous étions à court de combustible, raison pour laquelle nous avions laissé notre réchaud à la caverne de neige. Quatre cents mètres de face étaient encore à gravir pour atteindre le sommet. Ensuite il faudrait songer à redescendre.

La pente avait perdu de son inclinaison, en conséquence elle était recouverte d’une importante épaisseur de neige qui adhérait mal à la sous-couche de glace. Le tout était très instable et menaçait de partir en avalanche. Nous procédions comme suit: à chaque pas, nous tassions la neige avec les mains d’abord, puis avec les genoux, et enfin avec les pieds. Parfois, la neige manquait à tel point de faculté de cohésion, qu’elle ne pouvait pas être compactée. En ce cas, nous cramponnions, directement à travers la couche de neige, dans la glace sous-jacente. Tous les quarante mètres nous excavions un relais. De temps à autre, lorsque la glace affleurait, nous placions une vis. Nous sentions la fatigue maintenant. Quelques incidents mineurs s’étaient produits, j’avais perdu un crampon, Werner avait dérapé et dans l’effort désordonné qu’il avait fourni pour freiner sa glissade, de ses crampons acérés il avait déchiqueté son pantalon tempête.

Enfin, nous avions gravi les dernières longueurs de la face, nous nous étions arrachés du trou d’ombre dans lequel nous étions plongés depuis l’aube, nous avions atteint le sommet rougeoyant dans le ciel crépusculaire.

Emotion, joie, les premiers, toutes ces hauteurs sublimes alentour, les Aiguilles de la Lé, le Pigne, ce ruissellement de splendeurs, le Grand Cornier, la Dent Blanche.

La nuit nous avait surpris sur l’arête rocheuse conduisant au long glacier crevassé que nous avions à traverser pour atteindre le refuge où nous espérions trouver de quoi manger, boire, nous réchauffer, nous réjouir. Nous avions enlevé la corde, chacun pour soi, et aujourd’hui encore, 42 années après les faits, je m’interroge sur cette attitude risquée.

Nous avions rejoint la cabane de Moiry, allumé le feu dans le fourneau potager, fondu de la neige, au moyen des vivres de secours préparé un repas.

Et le vent / Qui devant la porte chantait / L’accomplissement de notre rêve d’enfant / D’un souffle léger saluait. ■

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Lentigny, les ouvriers de la tourbière

Collection Maudry/M. Morel/notreHistoire.ch

Agenouillés devant les ouvriers de la tourbière à Lentigny (FR), en juin 1944, cinq écoliers âgés de 10 à 14 ans qui, après la classe ou les jours de congé, entassent les blocs de tourbe au tarif de 20 centimes le mètre carré couvert. Prise en juin 1944, cette image témoigne de deux réalités disparues.

L’une était conjoncturelle : par ces temps de guerre, la Suisse en mal de combustible exploitait méticuleusement ses minimes ressources minières; les Fribourgeois extrayaient notamment du charbon à Saint-Martin, dans le district méridional de la Veveyse, et de la tourbe à Lentigny, dans le centre du canton. A la fin de la guerre, d’ailleurs, nos syndicats, redoutant que les mineurs helvétiques soient attirés par la remise en marche des bassins charbonniers dévastés au nord de l’Europe, s’inquiétaient déjà des conditions de travail qui leur seraient faites à l’étranger ! Le mouvement inverse, comme on sait, amena des milliers de chômeurs étrangers en provenance de pays détruits dans une Suisse intacte et produisant à tout-va. L’autre réalité était plus structurelle, hélas. C’est l’importance toute relative qu’on attachait à l’école dans les campagnes fribourgeoises, à cause de l’importance économique – dans une société pauvre – du travail des enfants. La ferme familiale n’était pas un terrain de jeu pour les gosses, mais un lieu de travail quotidien non rémunéré. Quand on pouvait gagner quelques sous au-dehors, c’était une bénédiction. A l’usine de La Verrerie, près de Semsales, en 1900 encore, les enfants travaillaient de 18 h à 2 h du matin, régime contre lequel s’insurgea leur instituteur Alfred Bochud, navré de faire la classe à des élèves épuisés. Le régent y perdit son emploi, le propriétaire de l’usine ayant mis dans sa poche les autorités et la population villageoises. ■

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Under 02

Coll. N. Palffy/notrehistoire.ch

Focale

Manif à la tronçonneuse à Genève

Un samedi de la mi-décembre 1985, alors que Genève fête l’Escalade et que l’Année internationale de la jeunesse touche à sa fin, un quidam masqué, équipé d’une tronçonneuse, s’installe sur un trottoir au Rondeau de Carouge et s’apprête à réduire en sciure deux vieilles télés. La police intervient «sous les quolibets de l’assistance, pour confisquer les outils», écrit le Journal de Genève. Le performer est «un artiste genevois assez connu, qui dessinait des lézards en graffiti», se souvient Nicholas Palffy, auteur de la photo. Le graffeur et la centaine de personnes qui se sont rassemblées prennent alors le tram vers le centre-ville, selon le compte-rendu du journaliste Thierry Sartoretti, «pour y défiler et écouter un concert sauvage de rock 60’s donné sous le passage de la Rôtisserie», mais surtout pour marteler un slogan: «Rendez-nous le Bouffon!».

Le Bouffon? C’est le petit nom donné cette année-là au Centre de loisirs des Franchises, logé dans une école primaire dans le quartier de Vieusseux et converti, avec l’assentiment expérimental de la Ville de Genève, en une salle abritant ce qu’on appelle alors les «musiques électriques» – c’est-à-dire le rock et sa florissante branche punk, qui n’ont pas encore de domicile fixe sur le territoire genevois.

L’expérience du Bouffon tourne court en quelques mois: les plaintes du voisinage s’accumulent, les peintures murales des élèves des Beaux-Arts sont assimilées à des «dégâts», l’association Post Tenebras Rock (PTR), organisatrice des concerts, est mise à la porte à la mi-novembre.

«Face à la fermeture d’un des rares lieux nocturnes qui leur étaient destinés, les jeunes ont réagi viscéralement pour revendiquer une plus grande tolérance et des espaces culturels», se rappelle le photographe Nicholas Palffy. En dépit de trois manifestations, dont une à la tronçonneuse, le Bouffon ne rouvre pas ses portes au rock. Entre-temps, l’association État d’Urgences a lancé la campagne qui aboutira en 1989 à l’ouverture du paquebot de la culture «alternative» genevoise, l’Usine. Le mouvement pour «décalviniser la République», comme on dit alors, et pour faire de Genève un vivier des cultures de la nuit, a commencé. ■

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Références

Brève histoire de la nuit à Genève, de la Réforme aux années 1990: Jean-Michel Deleuil, «Genève la nuit, l’autre ville», Le Globe. Revue genevoise de géographie, tome 135, 1995 (disponible en ligne)

Journal de Genève, archives en ligne sur le site www.letempsarchives.ch

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Un tract pour le Bouffon
Concert de Unknown Gender au Bouffon, en 1984.
Manifestation pour la réouverture du Bouffon, en 1985

Coupe Gordon-Bennett 1922

Coll. C.-A. Fradel/notreHistoire.ch

Ils s’appellent Genève, Helvetia et Zurich. Leurs enveloppes de tissu et leurs cordages vibrent dans le vent. En ce dimanche 6 août 1922, ces trois ballons suisses s’apprêtent à s’élever dans les airs depuis Châtelaine (GE). Au total se préparent une vingtaine de ballons représentant sept pays. Près de 50’000 spectateurs assistent au démarrage de la 11e coupe Gordon Bennett. Cette prestigieuse compétition internationale de ballons à gaz a été créée par le riche homme de presse américain James Gordon Bennett Junior. Organisée pour la première fois en 1906 à Paris, elle a lieu tour à tour dans le pays du vainqueur.

Sa règle est simple mais son art est difficile: il faut parcourir la plus grande distance de vol sans se poser, en utilisant habilement les courants atmosphériques. La distance est mesurée en ligne droite. Le ballon, non motorisé, est gonflé d’un gaz plus léger que l’air, contrairement à la montgolfière dont l’enveloppe est gonflée d’air chaud. Il dérive en fonction de la vitesse et de la direction du vent, et ses deux pilotes le dirigent en faisant varier son altitude: pour monter, on lâche du sable; pour descendre, on libère du gaz.

Si la coupe a lieu en Suisse en 1922, c’est grâce aux Genevois Paul Armbruster et Louis Ansermier. Ils ont remporté en 1921 la course au départ de Bruxelles, à bord du ballon Zurich. Cette fois, Paul Armbruster s’envole de Châtelaine à bord de l’Helvetia, le ballon avec lequel des Suisses avaient gagné une première fois en 1908. Quant à Louis Ansermier, il vole dans le Genève, un ballon tout neuf, qui a été acquis par souscription publique afin de lancer dans la course un troisième aérostat suisse. Alors qu’il s’élève dans les airs avec son copilote bernois Christian von Grünigen, le Genevois est galvanisé par les ovations des spectateurs.

La météo est favorable. Les jours précédents, organisateurs et participants ont fiévreusement observé les vents au moyen d’appareils installés dans les montagnes environnantes, et de ballons sondes lâchés au-dessus du site. Les départs s’échelonnent toutes les 5 minutes, au son des hymnes nationaux.

Coupe Gordon-Bennett, Châtelaine (GE), 6 août 1922. Coll. C.-A. Fradel/notreHistoire.ch


Les Suisses bredouilles

Les espoirs suisses sont déçus puisque les trois ballons terminent bien loin du podium: l’Helvetia finit 7ème après s’être posé en Basse-Autriche (800 km), le Zurich 11ème (Haute-Autriche, 580 km), et le Genève 15ème sur 19 (Allemagne, 200 km). Quant au ballon italien Aerostiere III figurant sur cette photographie, il échoue en terres tchécoslovaques après une fuite de gaz.

«Si la Suisse déplore l’échec de ses champions, il lui est particulièrement agréable de voir triompher les couleurs de la vaillante Belgique», commente alors le Journal de Genève. Après plus de 25 heures de vol, le Belgica se pose le soir du 7 août en Roumanie, à 1400 kilomètres du départ.

Les Belges Ernest Demuyter et Alexandre Veenstra ont effectué tôt une manoeuvre décisive, au-dessus de l’Emmental, en sacrifiant 150 kilos de lest pour monter et trouver des courants favorables. Un autre moment-clé en fin de course: descendus à 1500 mètres d’altitude, ils ont jeté hors de la nacelle tout ce qu’ils pouvaient, y compris des provisions et du matériel de bord. Ce choix audacieux leur a permis de remonter et franchir les Carpates. Après un atterrissage mouvementé en pleine forêt, Ernest Demuyter a laissé sur place son camarade blessé et a marché pendant dix heures en quête d’un village, d’où il a pu dépêcher un messager à cheval pour faire expédier son télégramme.

Les journaux régionaux de l’époque sont aux aguets pour capter chaque nouvelle concernant les ballons de tous pays. Ils relatent les mille et une péripéties vécues par les différents pilotes. Incidents techniques, déchirure de ballon, corde rompue, vent, neige, orages et tempêtes: les articles de presse détaillent avec passion comment ces aventuriers ont surmonté héroïquement tous les obstacles.

Le Genève foudroyé

Mais l’année suivante, en 1923 à Bruxelles, une météo infernale frappe mortellement la coupe Gordon Bennett. L’orage gronde peu avant le départ. Viennent des éclairs, de grosses gouttes de pluie et même de la grêle. Le règlement ne prévoit pas la possibilité de reporter la course. Plusieurs concurrents italiens et polonais renoncent à décoller, mais les autres participants persistent.

Après moins d’une heure de vol, un éclair déchire le ballon espagnol Polar et met le feu au gaz: dévoré par les flammes en moins d’une minute, l’aéronef s’écrase et l’un des deux pilotes décède. Quarante minutes plus tard, le ballon suisse Genève est foudroyé à son tour et ses deux pilotes bernois perdent la vie: Ferdinand Wehren, 38 ans, et Christian von Grünigen, 45 ans, qui accompagnait un an plus tôt Louis Ansermier à bord du même ballon. Deux Américains subissent le même sort.

Bilan: trois ballons foudroyés et cinq aéronautes tués. Ces tragiques accidents provoquent une vive émotion en Suisse et à l’étranger. Jamais la Gordon Bennett n’avait connu pareille catastrophe. Pourtant, l’avenir de la compétition n’est guère remis en cause. Les commentateurs redoublent d’hommages envers le courage et la persévérance des participants.

Des qualités dont plusieurs autres pilotes suisses feront preuve encore pour remporter cette course mythique: en 1984, 1994, 2010, 2015 et 2016. Vingt ans après sa victoire de 1921, Louis Ansermier décrira avec lyrisme à la radio sa vision de cette discipline: « Le ballon libre a conservé intacts son charme et son attrait. Il développe la plus belle qualité de l’être humain: l’énergie morale. De plus, il provoque la plus belle sensation que l’on éprouve dans ce monde: celle de la difficulté vaincue» (A écouter lEmission Le coup de téléphone, 18.9.1941 ci-dessous.)

Emission Le coup de téléphone, 18.9.1941

Coll. RTS/notreHistoire.ch

Références

1. Archives du Journal de Genève et de la Gazette de Lausanne en 1921, 1922 et 1923: https://www.letempsarchives.ch
2. Pionnair-GE, le site des pionniers de l’aéronautique à Genève

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