Chapeau en tête, cravate nouée, un vieillard en
fauteuil roulant, les jambes couvertes d’un plaid, prend le soleil sur la
Route-Neuve surplombant la Basse-Ville de Fribourg. Il s’appelle Maurice de
Weck. Derrière lui sa femme Pauline, née de Buman, et la servante Marie, dans
la famille durant plus de trente ans. On est en 1949. Maurice, qui a 82 ans,
mourra l’année suivante en laissant des Souvenirs
manuscrits enfermés dans un coffre jusqu’en 2000, suivant sa volonté. En 2011, son
petit-fils Hervé les a édités à la Société d’histoire du canton de Fribourg.
Ils éclairent l’histoire d’une famille et d’un groupe social très déterminants
dans l’histoire du canton, mais aussi des traits de mentalité et des pratiques,
publiques ou privées, relevant d’un monde aujourd’hui disparu.
La servante Marie n’apparaît pas dans les mémoires du
patriarche, qui s’arrêtent en 1939. On y découvre en revanche la séquence élogieuse
des cuisinières aux ordres de Pauline et de son mari. Voici Angélique Quillet,
débrouillarde fille de Saint-Aubin, qui part en Allemagne épouser un valet de
chambre et revient au pays avec lui, à la fin de la Grande Guerre. Puis Maria
Berset, de Villargiroud; elle quitte le service pour épouser le menuisier de
Lentigny Jules Huguenot. Enfin Thérèse Mary, de Chésalles, à qui le
mémorialiste délivre ce certificat : « Elle est intelligente, active,
dévouée, prenant l’intérêt de ses maîtres. J’espère que nous pourrons la garder
longtemps encore, à moins qu’elle fasse un bon mariage, ce que je lui souhaite,
car elle le mérite. » Ce n’est pas la comtesse de Ségur qui tient la
plume, c’est l’inspecteur des arsenaux de Fribourg.
Avant d’occuper ce poste, Maurice a été préfet d’Estavayer,
de 1899 à 1907. La vie de château car les préfets, successeurs des anciens
baillis et tous issus, comme eux, du patriciat, étaient assez logiquement logés
dans ce genre de monuments – mais en mode rustique. La tournée du district se fait
en char à bancs, à cheval ou à bicyclette, piano.
Il aime. Dans l’administration militaire, en revanche, l’ex-préfet n’est pas à
l’aise, il y perd même une part de sa santé et beaucoup de sa joie de vivre. En
l’absence d’une fortune personnelle, ses charges familiales (neuf enfants) lui
font souci. Mais quand l’homme fort du canton, Georges Python, lui propose tout
de go un poste de conseiller d’Etat (l’élection par le Grand Conseil est une
formalité), cet homme scrupuleux et modeste refuse, ne se sentant pas le talent
ni l’aisance, financière et sociale, nécessaires. Sa fin de vie
professionnelle, à l’arsenal, sera pénible.
Il était le benjamin des onze enfants d’un aigle politique, le conservateur libéral Louis de Weck-Reynold (1823-1889). La génétique est parfois facétieuse. ■
A consulter également sur notreHistoire.ch
Maurice de Weck, une galerie de photos de son album de famille
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Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Robert Curtat (1931 – 2015). Journaliste et écrivain, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire sociale, de nouvelles et d’essais, Robert Curtat fut également secrétaire de l’Association vaudoise des écrivains.
Cointrin? Et si, pour remonter aux origines de l’aéroport – qui fête cette année ses 100 ans- on allait plus loin encore: à l’Exposition nationale de 1896, à Genève, où le public peut non seulement admirer le Village suisse et l’éclairage électrique des rues grâce au courant des forces hydrauliques de l’usine de la Coulouvrenière, mais aussi s’extasier lors de l’ascension en ballons captifs (plus de 30’000 passagers effectueront ce vol au-dessus de la plaine de Plainpalais).
Attirée par la modernité, Genève cherche évidemment une solution qui pourrait favoriser, à son avantage, le développement de l’aviation commerciale. Il faut beaucoup d’invention pour imaginer que le premier vol de 25 mètres dans le ciel de Vernier, le 12 septembre 1909, conduira à six millions de voyageurs à Cointrin un siècle plus tard.
Cette perspective est pourtant au cœur de la «réunion d’initiative» qui conduit le 25 septembre 1909 à la naissance du Club Suisse d’Aviation (CSA), société élégante présidée par le banquier Marcel Cuénod alors que le Club Genevois d’Aviation (CGA) réunit, lui, des amateurs moins fortunés.
Fin 1910 le Club Suisse d’Aviation loue un terrain à la vieille Bâtie, sur les confins du village de Bossy. Jusqu’à la Première Guerre mondiale ce sera le premier champ d’aviation du canton. Dès l’été 1911 il est aménagé par le pilote François Durafour qui s’y entraîne comme son collègue Paul Wyss. De cette base, nos deux champions partent à la conquête de prix régionaux, entre autres le prix de la Rade, se frottent aux tours de la cathédrale et animent des meetings. Ceux de Plan-les-Ouates, dans l’été 1911, de Collex-Bossy en septembre 1912, témoignent, par des milliers de visiteurs, de l’importance de ces manifestations. L’événement qui marque cette période est porté le 11 février 1914 par un enfant de Bursins, Agénor Parmelin qui, le premier, survole le Mont-Blanc et rejoint, par la voie des airs, Genève à Aoste. Ce succès formidable de part et d’autre de la frontière sera le point d’orgue de l’époque des pilotes civils, à la fois artisans et aventuriers.
Cointrin, faute de mieux
La Première Guerre mondiale sonne le glas du terrain de Collex-Bossy que les militaires suisses jugent trop proche de la frontière d’un pays en guerre – la France – et trop «court». Elle marque aussi la fin de l’aventure portée par une poignée de pilotes dont l’histoire a retenu quelques noms, entre autres celui de François Durafour, au « volant » d’un aéroplane Deperdussin qui décollait sans tableau de bord, ni parachute, ni radio.
Pour cent raisons l’avion passe aux mains des militaires présents dans l’utilisation du terrain de Saint-Georges (Petit-Lancy) durant le conflit. Formellement ce terrain est mis gracieusement à la disposition de l’Etat par son propriétaire, la société de l’Arquebuse et de la Navigation, au printemps 1919, date d’une timide reprise des activités aéronautiques après un long sommeil de quatre ans et demi.
Dès avril 1919 avions militaires et civils utilisent ce terrain dont on mesure très vite les limites. D’autant que tout s’accélère : avant la fin de la Première Guerre mondiale un service postal aérien de l’aviation militaire a mis Saint-Georges en bout de ligne. La période est traversée par une série de questions importantes : est-ce que la Société des Nations viendra à Genève ? Est-ce que les hydravions prendront le relais de l’avion terrestre ? Il faut frapper juste et grand. Ce sera, faute de mieux, le marécage de Cointrin.
Le marais devient champ d’aviation
Cette année 1920, l’histoire fait une halte dans le pré des Teppes, à la limite du marécage de Cointrin. Elle est portée par un homme jeune, membre d’une famille d’agriculteurs de Meyrin. Depuis 1816, date du passage du territoire communal à la Suisse alors qu’un membre de la famille Gilbert était maire, la vie du village est organisée autour des travaux de l’agriculture et les familles se succèdent à la tête de la communauté.
Au moment de notre récit, les festivités de 1916 qui viennent de marquer les cent ans de la réunion des vieux villages à la Suisse sont encore présentes dans les mémoires et tous les villageois se félicitent d’être passés du bon côté de la frontière, à l’écart de la guerre qui vient de ravager l’Europe.
Des moutons pour tondre la piste
Dans ce décor de prés et de marais,
l’été 1920 est une belle saison, lourde de foins emplissant les chariots. La
fenaison se fait en silence, sinon quelques rires de jeunes filles placées au
sommet des voitures. Louis Dussouliez commande la petite troupe engagée dès
l’aurore à enlever le foin du pré des Teppes. Elle y passera la journée pleine,
sauf embarras. C’est bien ce qui arrive vers 10 heures avec un bruit bizarre
qui tient à la fois du hoquet et du ronflement, accompagné de frottements
mécaniques réguliers qui peu à peu emplissent l’espace. Une étrange machine
pareille à un cigare brillant auquel on aurait ajusté des ailes de toile
approche en survolant les faneurs.
Les villageois, bons catholiques – ce
que Genève leur reprochait à l’époque de leur union à la Suisse – pourraient
imaginer une apparition. Ce serait ignorer l’aspect de la bruyante machine qui
se pose sur le pré, avance en cahotant sur de fortes roues pour enfin s’arrêter
dans un dernier et bruyant hoquet.
Un homme en uniforme d’officier,
Edgar Primault, surgit du berceau de métal prolongé de toile. Empoignant les
haubans qui maintiennent les ailes, il saute à terre, rajuste son uniforme,
étreint les notables venus l’accueillir : le docteur Guglielminotti, l’ingénieur
cantonal Charbonnier et le journaliste Philippe Latour qui portera un temps les
espoirs du « champ d’aviation ». D’un geste bref, l’officier salue aussi les
faneurs qui s’approchent prudemment, ainsi que Vecchio, le berger d’un troupeau
bêlant qui vient de rejoindre le pré depuis la pâture des marécages.
Tout sépare le pilote-officier et ses
amis notables établis en ville de ces hommes, berger ou faneurs vivant au
village. Tout, sauf le marécage qu’on va arracher à son ancien état au terme de
discussions ardues et discrètes entre l’Etat de Genève, fortement demandeur et
le propriétaire – resté inconnu – de l’espace loué à ferme au berger Vecchio
dont les moutons vont tondre l’herbe de l’unique piste dans les dix ans à
venir.
Un épais brouillard juridique
Un bref retour-arrière d’une année nous ramène en 1919, date d’une décision résolument « moderne » prise par le gouvernement genevois : un projet de terrain d’aviation de 137 ha. sur les communes de Collex, Bellevue Genthod et Versoix. Le projet est accompagné d’un crédit de 675’000 francs voté par le Grand Conseil pour son acquisition et son aménagement.
Comme souvent on a pensé que l’argent
étouffera les résistances… C’est compter sans la « rogne » opposant de longue
mémoire les villages aux « bureaux » du canton. Tant à Collex, qu’à Bellevue, à
Genthod qu’à Versoix, une opposition systématique va favoriser le déclenchement
d’un épais brouillard juridique.
Bientôt la République n’a d’autres ressources que de se replier sur «une zone marécageuse longue de 1 km. offrant 575’000 m2 sur la commune de Meyrin». Le 17 juin 1920, le crédit de l’option Collex-Bossy est transféré sur Meyrin-Cointrin. Trois jours avant que le premier lieutenant Primault ne pose son avion au milieu du pré des Teppes.
Avant de lancer les travaux en cette fin d’été 1920, l’ingénieur cantonal Emile Charbonnier et son ami le docteur Guglielminotti conviennent d’accorder un répit à la campagne, jusqu’à la coupe des blés en automne. Cet adieu silencieux au passé précèdera le passage du champ cultivé au champ d’aviation. Bientôt arrivent les moissonneurs suivis des terrassiers comblant les fossés, arrachant les haies, déracinant les arbres. D’autres ouvriers nivellent le terrain pour recevoir le hangar à avions transporté depuis le vieil aéroport de Saint-Georges.
Déjà le champ d’aviation apparaît avec son petit bâtiment administratif au cœur d’une surface gazonnée de vingt-quatre hectares, deux hangars en bois pouvant abriter une dizaine d’avions, une installation TSF pourvue de deux mâts de trente mètres et un radiogoniomètre permettant le guidage des avions.
La chronique des années grises
Décidé à rattraper les retards
accumulés l’Office fédéral de l’air a autorisé, dès septembre 1920,
l’exploitation commerciale de Cointrin. Dans les allées du pouvoir on a pris
conscience que les choses sont en train de changer pour le bon usage de
l’avion. La période des chevaucheurs des tours de la cathédrale cède la place à
une organisation capable d’assumer des contraintes de transport de passagers
comme de marchandises.
Les échanges seront portés par des sociétés de transport aérien prenant en charge le trafic entre des villes européennes et Genève. A ses débuts la « base » n’est reliée à aucun réseau de compagnie aérienne. Lorsqu’un avion arrive de l’étranger on téléphone au poste de douane de Mategnin qui envoie un garde-frontière pour assurer le contrôle des bagages de trois ou quatre passagers au maximum. Et bientôt les appareils décollent sur la piste en herbe déjà haute en effrayant les moutons.
La très fidèle chronique de ces années grises (3) nous rapporte la longue marche d’approche de ce qui est au départ une minuscule PME. L’année 1921 est d’autant plus longue que si peu d’appareils ont choisi la piste de Cointrin. Un appareil métallique allemand loué par la nouvelle société Ad-Astra, la grand-mère de Swissair, se pose au printemps et, à la fin de l’année, malgré plus de 2000 vols accomplis par Avion Tourisme SA la société est toujours déficitaire.
Deux ans plus tard, le développement de la ligne Paris-Lausanne-Genève renforce l’offre de trois compagnies actives sur l’aéroplace. Au fil des mois cent quatre-vingt-six passagers ont décollé de Cointrin et cent soixante dix-sept y ont atterri. La progression apparaît dans le personnel réquisitionné au sol – on passe de cinq à huit employés – et au nombre de passagers ayant utilisé l’« aérogare ». L’aventure va se terminer lorsque plus de deux appareils atterriront dans la même journée scellant ainsi définitivement le destin du vieux marécage. Cet événement survient à l’été 1926, deux mille jours après le premier atterrissage dans le pré de la Chabri. Et déjà, la légende cède la place à la chronique… ■
Descendu du Danube, le silure conquiert le monde en quête d’eaux chaudes. Il n’en menait pourtant pas large en 1948 au Landeron. « Une toute
belle prise ! Un silure comme on en pêchait souvent dans les années d’après-guerre
dans les lacs de Neuchâtel et de Morat, ainsi que dans le canal de la Thielle ».
Michel Mallet réside toujours au Landeron (NE)… 72 ans après cette pêche
miraculeuse d’un des ogres de nos lacs. Une chance que ce silure gras, laid et
sale, doté d’une réputation de « mangeur d’enfants », n’ait pas eu tout
loisir de croquer les deux bambins plastronnant devant lui. Les spécialistes
parlent d’un animal opportuniste davantage que dangereux. Pour beaucoup, il n’inspire
vraiment de la sympathie que suspendu à un crochet.
Même si sa vue est
faible et à sa digestion lente, le silure commence gentiment aujourd’hui à envahir
aussi le Léman, où ce thermophile aurait semble-t-il trouvé là chaleur à sa
guise pour se reproduire depuis une dizaine d’années.
Clin d’œil à 50
ans
Michel Mallet ne conserve qu’un vague souvenir du jour où cette surprenante photo a été prise. « J’avais sept ans, vous savez », a-t-il récemment confié à L’Inédit. En 1948, Michel (à droite) posa pour la postérité, munis de ses souliers montants et de ses chaussettes en laine, le chef surmonté d’un ersatz de béret basque, devant l’appareil de Monsieur Acquadro, le photographe attitré de la première commune de l’autre côté de la frontière cantonale, à La Neuveville (BE). La bâtisse devant laquelle le silure exhibe sa nature morte est toujours debout. « C’était l’Hôtel Le Suisse à la rue Saint-Maurice », se rappelle-t-il.
L’animal pêché cette année-là devait faire plus de deux mètres de long et peser au bas mot 80 kilos. Comparé aux deux lilliputiens, l’effet optique est en effet saisissant. Accompagné de son camarade Bernard (à gauche), Michel Mallet a même l’air un peu hébété. « Cette photographie a dû être réalisée en automne. Elle est ressortie à l’occasion de mon cinquantième anniversaire. Et j’ai décidé d’illustrer mon carton d’invitation avec ». Mais comment Miche Mallet s’est-il procuré ce cliché en amont ? « Ma mère l’avait acheté à M. Acquadro, qui a dû un jour la proposer à l’école aux parents des élèves…» ■
Sixième article de la série – sorte de feuilleton historique – que Jean Steinauer consacre aux animaux, réels et imaginaires, qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Après l’ours de Berne et l’ours d’Appenzell, les oiseaux, le taureau, le cheval et le bouquetin, il est temps d’entrer dans un monde plus imaginaire… et menaçant avec le dragon.
Le dragon qui a fait peur aux Lausannois, le 6 septembre 2016,
venait de loin. C’était un dragon de Komodo. Ce puissant reptile venimeux
d’Indonésie, capable de dévorer un buffle, paraît-il, s’était échappé du
vivarium de Lausanne. Sa fugue, au chemin du Boissonnet, n’a duré qu’un quart
d’heure et, Dieu merci, ne l’a pas mis en présence d’humains dont il aurait
fait son menu. L’année précédente, il avait déjà mordu sa gardienne. Il était
arrivé dans le chef-lieu vaudois en provenance du zoo de Prague, rapporta la presse.
En fait, il était originaire de Lucerne, où le peuple avait tremblé durant tout
le Moyen Age devant des spécimens moins dangereux, pourtant, parce que moins réels.
On trouve les détails dans la Chronique
de Petermann Etterlin, écrite en 1507. Le schéma est classique. Un pays
terrorisé par le monstre, friand de créatures vivantes et spécialement de
jeunes filles. Un héros désigné pour l’abattre, qui en vient à bout d’un coup
de lance dans la gueule (à Lucerne, ce saint Georges est le bailli Heinrich Winkelried,
mort en 1273). Un sort maléfique atteignant le vainqueur – qui meurt d’avoir
reçu, sur sa main non gantée, une goutte du sang empoisonné de l’animal. Et 24 Heures, en veine d’érudition, de signaler
quelques épisodes ultérieurs : « En 1421, un paysan assiste à la chute de l’un d’eux dans un pré.
Une flaque de sang ainsi qu’une pierre de dragon retrouvée à l’endroit du choc
témoignent de l’incident. En 1499 encore, un autre animal, surpris par l’orage
alors qu’il volait en direction du mont Pilate, tombe dans la Reuss. Il en
ressort au niveau du Spreuerbrücke, sous les yeux ébahis des Lucernois. »
On vainc les dragons par les armes, mais pour vaincre la peur qu’ils inspirent la seule arme efficace est la science. Aussi les siècles suivants, épris de rationalité, s’attachent-ils à documenter la vie des dragons dans une perspective d’histoire naturelle. Le grand Isaac Newton (†1727) se lancera lui-même dans une expédition à la recherche de dragons alpins; l’esprit scientifique progressant, les monstres mythiques seront rétrogradés au rang de gros lézards. On saura donc que ces reptiles volants, dûment décrits et dessinés sur la base d’observations et de témoignages oculaires irréfutables, vivent en famille et survolent toute la Suisse centrale (d’aucuns disent : primitive, bien sûr) à partir de leur base, établie sur le Pilate, montagne lucernoise emblématique.
En fait, c’est le Pilate lui-même qui effrayait les Lucernois. Autrefois nommée Frakmünt, la « montagne cassée » devait son nouveau nom
à la légende selon laquelle, dans un lac près du sommet, était enseveli Pilate,
le procurateur de Judée qui avait laissé crucifier Jésus. Pilate étant bien sûr
maudit pour l’éternité, le lieu de sa sépulture devait l’être aussi, et l’on
interdit de gravir cette montagne. Il était d’ailleurs dangereux de réveiller
la colère du feu procurateur, dont l’âme irritée déchaînait alors les
intempéries sur la région lucernoise – dont la forte pluviométrie est restée
proverbiale. Lucerne, pot de chambre de la Suisse, affirme-t-on encore de nos
jours.
La science peut dissiper la peur qu’inspirent les dragons, mais elle est impuissante à vaincre celle que génèrent les montagnes. Il faut grimper dessus pour s’en faire une idée rationnelle. Ainsi naquit le tourisme helvétique, et le Pilate devint, comme son voisin le Rigi et tant d’autres montagnes, l’un de ces sommets qu’on croirait formés tout exprès pour porter un restaurant panoramique et la station d’arrivée d’un téléphérique, ou d’un chemin de fer à crémaillère. Toutes choses qui furent construites, avec enthousiasme, au cours du XIXe siècle. Ecœurés, les dragons cédèrent le terrain aux voyageurs anglais, et se replièrent dans l’archipel indonésien. ■
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