L'Inédit

par notreHistoire


Dragon

Moule du potier Paul Gerber.

Coll. C. Gerber/notreHistoire.ch

Sixième article de la série – sorte de feuilleton historique – que Jean Steinauer consacre aux animaux, réels et imaginaires, qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Après l’ours de Berne et l’ours d’Appenzell, les oiseaux, le taureau, le cheval et le bouquetin, il est temps d’entrer dans un monde plus imaginaire… et menaçant avec le dragon.

Le dragon qui a fait peur aux Lausannois, le 6 septembre 2016, venait de loin. C’était un dragon de Komodo. Ce puissant reptile venimeux d’Indonésie, capable de dévorer un buffle, paraît-il, s’était échappé du vivarium de Lausanne. Sa fugue, au chemin du Boissonnet, n’a duré qu’un quart d’heure et, Dieu merci, ne l’a pas mis en présence d’humains dont il aurait fait son menu. L’année précédente, il avait déjà mordu sa gardienne. Il était arrivé dans le chef-lieu vaudois en provenance du zoo de Prague, rapporta la presse. En fait, il était originaire de Lucerne, où le peuple avait tremblé durant tout le Moyen Age devant des spécimens moins dangereux, pourtant, parce que moins réels.

On trouve les détails dans la Chronique de Petermann Etterlin, écrite en 1507. Le schéma est classique. Un pays terrorisé par le monstre, friand de créatures vivantes et spécialement de jeunes filles. Un héros désigné pour l’abattre, qui en vient à bout d’un coup de lance dans la gueule (à Lucerne, ce saint Georges est le bailli Heinrich Winkelried, mort en 1273). Un sort maléfique atteignant le vainqueur – qui meurt d’avoir reçu, sur sa main non gantée, une goutte du sang empoisonné de l’animal. Et 24 Heures, en veine d’érudition, de signaler quelques épisodes ultérieurs : « En 1421, un paysan assiste à la chute de l’un d’eux dans un pré. Une flaque de sang ainsi qu’une pierre de dragon retrouvée à l’endroit du choc témoignent de l’incident. En 1499 encore, un autre animal, surpris par l’orage alors qu’il volait en direction du mont Pilate, tombe dans la Reuss. Il en ressort au niveau du Spreuerbrücke, sous les yeux ébahis des Lucernois. »

On vainc les dragons par les armes, mais pour vaincre la peur qu’ils inspirent la seule arme efficace est la science. Aussi les siècles suivants, épris de rationalité, s’attachent-ils à documenter la vie des dragons dans une perspective d’histoire naturelle. Le grand Isaac Newton (†1727) se lancera lui-même dans une expédition à la recherche de dragons alpins; l’esprit scientifique progressant, les monstres mythiques seront rétrogradés au rang de gros lézards. On saura donc que ces reptiles volants, dûment décrits et dessinés sur la base d’observations et de témoignages oculaires irréfutables, vivent en famille et survolent toute la Suisse centrale (d’aucuns disent : primitive, bien sûr) à partir de leur base, établie sur le Pilate, montagne lucernoise emblématique.

En fait, c’est le Pilate lui-même qui effrayait les Lucernois. Autrefois nommée Frakmünt, la « montagne cassée » devait son nouveau nom à la légende selon laquelle, dans un lac près du sommet, était enseveli Pilate, le procurateur de Judée qui avait laissé crucifier Jésus. Pilate étant bien sûr maudit pour l’éternité, le lieu de sa sépulture devait l’être aussi, et l’on interdit de gravir cette montagne. Il était d’ailleurs dangereux de réveiller la colère du feu procurateur, dont l’âme irritée déchaînait alors les intempéries sur la région lucernoise – dont la forte pluviométrie est restée proverbiale. Lucerne, pot de chambre de la Suisse, affirme-t-on encore de nos jours.

La science peut dissiper la peur qu’inspirent les dragons, mais elle est impuissante à vaincre celle que génèrent les montagnes. Il faut grimper dessus pour s’en faire une idée rationnelle. Ainsi naquit le tourisme helvétique, et le Pilate devint, comme son voisin le Rigi et tant d’autres montagnes, l’un de ces sommets qu’on croirait formés tout exprès pour porter un restaurant panoramique et la station d’arrivée d’un téléphérique, ou d’un chemin de fer à crémaillère. Toutes choses qui furent construites, avec enthousiasme, au cours du XIXe siècle. Ecœurés, les dragons cédèrent le terrain aux voyageurs anglais, et se replièrent dans l’archipel indonésien. ■

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Passeport de la Croix-Rouge

Coll. A. Durussel/notreHistoire.ch

Chère Sœur Angèle,

Il y a déjà vingt ans cette année que vous quittiez notre monde des vivants à Saint-Loup, près de Pompaples, dans ce vallon du Nozon où la Communauté des  Diaconesses était venue s’établir en 1852, sous l’impulsion du pasteur  Louis Germond, précédemment à Echallens. Mais pourquoi donc, diriez-vous, cette lettre posthume, bien trop tardive ?

C’est, voyez-vous, pour tenter de mieux comprendre, puis de retracer partiellement votre parcours au sein de cette société rurale d’où vous êtes issue, puis dans le cadre de cette communauté de Saint-Loup. C’est là où vous avez acquis une formation dans le domaine médical après un certain temps de noviciat, puis travaillé durant une trentaine d’années, jusqu’à l’âge de la retraite, dans les divers établissements de la Suisse francophone, où l’on vous envoyait: ces « lieux de vie et de ministère ». Durant les années 1949-1950,  c’était en effet  29 hôpitaux régionaux, 11 EMS, 5 maisons pour tuberculeux , plus 25 œuvres de « Sœurs visitantes » itinérantes (ces premiers jalons des soins à domicile) qui bénéficiaient ainsi de l’engagement, corps et âme, des diaconesses de Saint-Loup dont vous faisiez partie .

Si, dès les débuts, leur fondateur avait le souci de la formation spirituelle et professionnelle des diaconesses, véritable école de vie avec un célibat imposé, voici par exemple et pour mémoire ce qu’il écrivait dans le onzième rapport de l’Institution, deux années après cette installation à Saint-Loup déjà évoquée. A cette époque lointaine, ce vocabulaire n’était guère surprenant:

« Notre établissement est avant tout une école. Former pour leur sainte tâche les femmes chrétiennes disposées à se dévoue au soin des malades gratuitement et pour l’amour du Sauveur. Fonder ainsi pour notre Suisse française réformée une institution doublement utile aux malheureux dont elle aspire à soulager les misères physiques et morales, et à l’Eglise à laquelle elle doit apporter un nouvel élément de vie. »

En juillet 1940, alors que la moitié de la France est occupée et que le plein pouvoir vient d’être accordé au Maréchal Philippe Pétain, à Vichy, vous voici jeune Sœur, âgée de 32 ans, consacrée parmi toute une volée où vous êtes la troisième à partir de la gauche.

Coll. D. Durussel/notreHistoire.ch

Vous serez dès lors  envoyée à l’hôpital d’Orbe, puis à la Clinique pour enfants Wildermeth, à Bienne, inaugurée en 1903 avec 4 pavillons et 40 lits. Vous achèverez votre « ministère » comme directrice d’une Maison de Retraite à Yverdon-les-Bains, vous permettant en même temps d’accompagner vos parents âgés qui vivaient dans un chalet, à Yvonand. Vous étiez la seconde d’une famille de quatre enfants. Un frère aîné, Francis, né en 1904, puis deux frères après vous, Paul, né en 1910, puis Armand, en 1915. Ce dernier décédera à l’âge de 17 ans du tétanos, à la suite d’une blessure mal soignée. Vous aviez 24 ans à ce moment-là. Cet événement va probablement  motiver votre future vocation, mais vous n’en parliez jamais.

J’ai sous les yeux deux documents officiels vous concernant. Le premier, c’est votre passeport, établi à Orbe, valable jusqu’au 20 août 1940. Le second, avec votre même portrait photographique où vous paraissez très sérieuse, est intéressant, parce qu’il montre que les autorités militaire suisses reconnaissent officiellement cette formation en soins infirmiers donnée par Saint-Loup, au titre d‘infirmière auxiliaire de la Croix-Rouge, et cela déjà au lendemain de la guerre, en juin 1945, tandis que cela ne sera que deux années plus tard, en 1947, que cette même Croix-Rouge reconnaîtra la formation en soins infirmiers des responsables de l’Ecole de soins de Saint-Loup. Neuf années plus tard, cette Ecole sera aussi ouverte aux jeunes femmes laïques, ou d’autres confessions, tandis que les directives de Louis Germond vont subsister dans leur première partie seulement, en ce qui concerne le gratuitement de cette vocation qui demeure un sacerdoce.

C’est finalement en 1966 qu’une Caisse de pension sera instituée en fondation indépendante, pour aider financièrement les sœurs à l’âge de la retraite, sous l’impulsion du directeur Albert Curchod (1920-2017).

Voilà, chère Sœur  Angèle, ces quelques lignes que je tenais à vous écrire, parce que j’ai moi-même partagé autrefois avec vous d’inoubliables journées de vacances estivales, alors que vous viviez une retraite heureuse dans ce chalet hérité de vos parents. ■

Référence

Je tiens à remercier aussi ici M. Pierre Blanchard, membre du Conseil de fondation, pour ses précieuses lignes publiées en 2010 au sujet de l’histoire de Saint-Loup. Empreintes du passé, Saint-Loup, une œuvre de pionnier. In: Saint-Loup, les défis d’une mission.  Edit. Fondation Ouverture, 2010.

A consulter également sur notreHistoire.ch

Reportage en 1954 chez les diaconesses de Saint Loup, un document des archives de la RTS

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Auto Salon Genève '68 - Vue générale du hall principal

Coll. C. Taconi/notreHistoire.ch

Sans l’expansion planétaire du coronavirus – dont la taille ne peut se comparer à la plus petite particule fine émise par le plus performant des moteurs à explosion – le Salon de l’auto de Genève, pardon le « Geneva International Motor Show », aurait dû s’ouvrir le 5 mars 2020 et cette 90e édition s’annonçait pleine de promesses avec de nouveaux modèles à essence, hybride et électrique. Je cite, en vrac, la « Supercar Vega EVX », la « Kio Sorento », la « Aiways U5 » ou encore la « Polestar 2 ». Des noms de planètes lointaines, d’astres morts. Des noms à des années-lumière, nous en conviendrons, de la simplicité d’avant les crises pétrolières des années 1970, quand on ne cherchait pas midi à quatorze heures pour donner un nom à une voiture. L’absence d’imagination, alors, avait du bon : le nom de famille du directeur et un chiffre. Personne n’a oublié la Peugeot 404, la Renault 4L et, bien sûr, l’inégalable Citroën DS qui fit autant pour le prestige de la France que la sublime mannequin Loulou de la Falaise, le Chanel no5 et le Château Lafite Rothschild réunis.

Il faut préciser ici que les marques automobiles de l’après-guerre n’appartenaient pas encore à des investisseurs financiers, fonds de pension, « funds management » et « capital adviser » anonymes. Des grandes familles, issues souvent d’un bricoleur de génie doublé d’un entrepreneur avisé, et qui avaient su plus ou moins intelligemment profiter des commandes de la Première Guerre mondiale et surtout des années 1933 à 1945, ont construit des puissances industrielles qu’elles n’avaient pas honte d’afficher dans le choix du nom de leur modèle (ne nous querellons pas sur cette pauvreté de trouvaille due à Jacques Séguéla, et les royalties payées aux Picasso à la fin des années 1990, pour un triste monospace familial à cinq portes). Le Salon de l’auto de Genève – pour revenir à lui – était bel et bien un salon, c’est-à-dire un lieu d’exposition autant que de prestige où les constructeurs assumaient leur ego sans chercher à passer pour des défenseurs de la biodiversité. Mais les temps changent, les moteurs se perfectionnent et la conduite automobile sera bientôt entièrement autonome. Sur cette photo du Salon de 1968, qui se tient encore au Palais des Expositions, au centre-ville de Genève – le bâtiment fera place en 1999 à Uni-Mail – il est facile de compter les marques qui ont survécu à la concentration industrielle dans le secteur automobile. Le panneau de NSU, au premier plan, fait référence à NSU Motorenwerke AG, entreprise allemande fondée en 1873 qui, après ses débuts de fabricant de machines à tricoter, se spécialisa dans les motos et les voitures. Bien que sa Ro 80 – le dernier modèle vendu sous la marque NSU avant son rachat par FIAT – fut sacrée voiture de l’année 1968, rouler en NSU était, il faut le dire, prendre le risque de moquerie au volant du véhicule le moins glamour de tous les temps (c’est un avis personnel). Et SIMCA, au fond de l’image ? Lisez Société Industrielle de Mécanique et Carrosserie Automobile crée par FIAT en France en 1934 pour construire et vendre des véhicules sous licence, adieu donc les barrières douanières. Comme des poissons voraces dans une rivière boueuse, SIMCA absorbera Ford France en 1954 puis la marque sera reprise par Chrysler, qui la cédera ensuite à Peugeot pour devenir Talbot, en 1979. Elle disparaîtra six ans plus tard, échouée sur la rive du désengagement industriel des années 1980.

De l’autre côté du « Channel »

Coll. L. Chevalley/notreHistoire.ch

Passons du côté des anglaises, il fut un temps où la gamme couvrait des voitures populaires aux grandes berlines historiques, c’était avant le déclin de l’industrie automobile britannique amorcé dans les années 1970 et le coup de grâce du thatchérisme (mon père, employé aux PTT – on dit Swisscom aujourd’hui – a roulé pour son travail en Sunbeam (vert militaire), marque choisie un temps par la grande régie, mais lui il était Renault, et ses collègues plus Citroën et Peugeot, bref tous le cœur et le budget côté France). Cette deuxième photo, prise au Salon de 1961, met en exergue Morris et Wolseley ; Morris (William) créant sa marque en 1910, et Wolseley, issu en 1901 d’un fabriquant d’armes associé à l’industriel Herbert Austin (oui, la Mini). Ces deux marques seront intégrées dans British Motor Corporation puis British Leyland, avant de disparaître en 1975.

Coll. D. Dreyer/notreHistoire.ch

Et pour la fin, comme une incantation à un passé industriel et à ces voitures sans électronique, sans alarme automatique pour non-port de la ceinture, sans caméra de recul ni ordinateur de bord, récitons à haute voix quelques-unes des marques exposées sur cette photographie du Salon de l’auto de 1926 : Citroën, Pontiac, Oakland, Chevrolet, Elcar, Berliet, Packard Ballot, de Dietrich… ça claque, non ? Et ça a tout de même une autre tenue, vous en conviendrez, que le choix de Audi, près d’un siècle plus tard, pour son concept-cars électriques et hybrides si joliment baptisé « e-tron »…■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Et d’autres marques disparues, ainsi que des vidéos des archives de la RTS dans la série sur le Salon de l’auto

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Face nord

Ascension d'une grande face nord, à l'ancienne, c'est-à-dire avec des crampons à lanière et un seul piolet droit à manche en bois.

Coll. M.-M. Demont/notreHistoire.ch

Ce récit de Marcel Maurice Demont relate une page d’histoire de l’alpinisme: la tentative d’ascension de la face nord de l’Obergabelhorn (4063 m.) durant la période de Noël 1968. Un récit édifiant sur les conditions de l’alpinisme dans ces années-là (les intertitres sont de la rédaction).

En ce 15 décembre 1968, partant de Zinal sous un ciel laiteux, aiguillonnés par un froid piquant, nous nous dirigeons vers la cabane du Grand Mountet afin de procéder à un transport de vivres et de matériel. Moraine, descente en rappel, remontée du glacier, le coeur se serre lorsque le pont de neige masquant une crevasse cède et que celui qui va devant « va dedans ». Bivouac.

Dès les premières lueurs du jour suivant nous reprenons notre route. Sous le refuge, il y a beaucoup de neige à brasser, le traceur que personne ne relaye passe un dur moment. Le troisième jour, nous partons explorer le terrain permettant d’accéder au pied de la face nord de l’Obergabelhorn, 4063 mètres. Nous, c’est à dire : Daniel Cochand, Claude Forestier et moi-même, guides tous les trois. Georges Dépraz, un porteur – aujourd’hui, on dit « aspirant guide »- complète notre équipe. Nous poussons notre exploration jusqu’à la rimaye de la face nord avant d’être rembarrés par de soudaines fortes chutes de neige.

Du quatrième jour, outre le froid et le bruit des avalanches dévalant les flancs des sommets environnants, je garde le souvenir de belles parties de cartes blottis près du fourneau. Tricheur éhonté, l’un de nous que je ne dénoncerai pas, raflait toutes les mises. Enfin, le 19 décembre, retour à Zinal en rusant avec les coulées.

Afin de mettre un maximum de chances de notre côté, j’avais projeté, en accord avec les autres candidats à cette éventuelle future performance, de faire une seconde reconnaissance plus poussée du site, combinée avec un nouveau transport de provisions et de matériel. Pour ce périple supplémentaire, je m’étais assuré la collaboration de mon compagnon de cordée de la première ascension hivernale de la face nord de la Pointe de Mourti (les 2, 3, 4, 5 mars 1968), le guide Werner Kleiner, très joyeux luron, bon vivant, insouciant, toujours prêt à s’amuser, fort comme un ours brun des montagnes Rocheuses et issu de la même promotion de guides que moi, celle de 1967.

Tout un bazar en lambeaux sur le flanc de la montagne

Le premier jour, partis de Zinal très lourdement chargés et arrivés à skis à l’extrémité de la haute moraine qui borde la rive gauche du glacier en en suivant le fil, nous avions, à pied, lattes fixées sur nos énormes sacs à dos, plus de trente kilos chacun, éprouvé de grosses difficultés à en dévaler le flanc abrupt durci par le grand froid et verglacé. Nous étions parvenus à mi-chemin entre la crête et sa base, progressant par petits bonds, allant de vagues creux à de minuscules protubérances, lorsque le revêtement de la surface vierge de neige n’offrit plus aucune aspérité laissant espérer un minimum d’adhérence. Situation ridicule, partis pour gravir une grande voie des Alpes encore invaincue en hiver, nous étions battus à plate couture par la première, certes fort abrupte, haute pente de sable et de pierraille rencontrée. Je suggérai de descendre à la corde.

Volontiers impulsif, Werner se résolut à gagner de la mobilité en s’allégeant de son encombrante taque, c’est-à-dire en la laissant s’échapper le long de cette foutue glissoire. Le sac fila en douceur sur quelques mètres, puis se mit à rouler, à bondir, à faire des cabrioles, s’accrocha à une saillie et s’éventra en éparpillant son contenu. C’est en rappels, en suivant à la trace les boîtes multicolores, les paquets divers déchiquetés, les viandes sous cellophane, les sachets de fruits secs étripés, un flacon de cognac explosé, tout un bazar en lambeaux dont nous avions espéré nous régaler, que nous achevâmes notre dégringolade. Tout compte fait, offrir son nourrissage à la faune locale en cadeau de Noël, sacrifier aux Dieux de l’Alpe toute une bouteille de la meilleure eau-de-vie ne pouvait que parler en notre faveur et, peut-être, nous assurer la bienveillance de la nature.

Encordés, nous remontâmes le Glacier de Zinal dont, invités par de fragiles ponts de neige, nous visitâmes plusieurs pots avant d’installer un bivouac sommaire.

Il ne restait plus qu’à abandonner

Le deuxième jour, sans autre anicroche, nous atteignîmes le refuge du Grand Mountet, 2886 m, et consacrâmes le temps restant à inventorier et ranger vivres et matériel rescapés de la déconfiture morainique. Le troisième jour, nous partîmes en direction de la face nord de l’Obergabelhorn, face dont l’inclinaison moyenne est de 55 degrés alors qu’elle culmine à 58 degrés dans sa partie supérieure. Nous étions à l’attaque d’un mur de glace redressé lorsque Werner s’aperçut, après de vaines tentatives pour les mettre, qu’il avait omis d’adapter ses crampons à ses chaussures hivernales (de très lourdes pompes en cuir pourvues d’un chausson, seule pièce d’équipement typée « grands froids » dont nous disposions). La température étant peu propice aux improvisations en génie mécanique et faute d’outils adéquats, il ne restait plus qu’à abandonner.

Le jour suivant, le quatrième donc, rebelote, avec des crampons adaptés aux chaussures cette fois-ci, reconnaissance très poussée de la face nord de l’Obergabelhorn. En ce 24 décembre 1968, veille de Noël, la montagne s’était faite douce avec ses soupirants. Nous relayant en tête de la cordée nous enchaînâmes les longueurs. Bientôt, l’exploration prévue se transforma en une ascension ayant toutes les chances d’être couronnée de succès. A faible distance du sommet, bourrelés de remords, nous infléchîmes notre route et rejoignîmes l’arête nord pour ne plus la quitter. Nous ne le savions pas encore, mais pour nous c’en était fait de la première ascension intégrale hivernale de la face. L’honneur des alpinistes, par contre, était sauf. Un projet élaboré à quatre ne se réalise pas à deux sans accord préalable, à moins d’être faux cul bien sûr.

Le cinquième jour, celui de la nativité, nous partîmes en excursion en direction de la Pointe de Zinal dont la face nord, encore vierge en hiver, était notre objectif subsidiaire. Enfin, le sixième jour, nous quittâmes le haut refuge pour rejoindre Zinal.

La chance va bien finir par tourner

Nouvel essai, le troisième pour moi, à deux, Werner et Claude ayant été contraints à renoncer. Durant cette période de l’année, nous travaillions à l’Ecole de ski. Le Directeur de cette belle institution n’était pas transporté de joie à l’idée qu’une fraction de ses valeureuses troupes préfère aller se casser la figure dans une entreprise sans espoir plutôt que d’enseigner le stemm sur des pistes sécurisées. Optimistes, Daniel et moi pensions que la chance finirait pas tourner en notre faveur face à tant d’obstination.

Partis de Zinal le 4 janvier 1969 à 22 h. 30, nous atteignîmes le refuge du Grand Mountet le 5 janvier à 4 h. 45, pour en repartir le même jour, après une courte pause. Nous progressâmes à skis jusqu’à 9 h. 30, puis en crampons, par le Coeur, gagnant ainsi difficilement le bas du triangle décrit par la face nord. Enfouis dans une épaisse couche de neige meuble atteignant nos aisselles, nous frayant un chemin narguant le vide au prix d’immenses efforts, contemplant à la dérobée les six cents mètres d’abîme qui se creusaient sous nos pas, nous traversâmes la moitié de la base de la face. La nuit était tombée depuis quelques heures lorsque nous décidâmes de bivouaquer dans des conditions très pénibles à l’altitude de 3450 mètres.

Par bivouaquer, il faut comprendre passer quelques heures à parler peu, à fondre beaucoup de neige afin de préparer des boissons (de l’Ovomaltine servant à la fois de désaltérant et d’aliment), à ne pas fermer l’oeil.

Notre matériel était celui que l’on jugerait actuellement inadéquat à l’ascension d’un 4000 sévère en plein été : pantalons de golf (traités Scotchgard, don d’un mécène), pull de laine, anorak en toile de coton, une paire de moufles en laine non dégraissée, survêtements haut et bas militaires (blancs) empruntés à l’armée suisse par Daniel, officier des troupes alpines, un sac de bivouac « Zdarsky » en nylon rouge, des crampons à lanières, un piolet au manche de bois et un poignard à glace chacun, quelques vis à glace « Marva » (dites tire-bouchons), un réchaud « Borde » à méta (alcool solidifié), pas de veste duvet ni de sac de couchage, pas de natte isolante mais la corde de trente mètres servant de tapis de sol. Pour le bulletin météo, à la cabane, un récepteur portatif de radio.

Encore quelques longueurs mais…

Le 6 janvier, nous nous remîmes en route vers 6 h. avec devant nous d’importantes difficultés. Un mur de glace vertical précédant la rimaye très large et surplombante nous donna accès à la face proprement dite. Dans l’abrupte pente au manteau neigeux instable, longueur de corde après longueur de corde nous dessinâmes une trace rectiligne à l’aplomb du sommet. Nous étions à trois ou quatre longueurs du faîte de la montagne, le revêtement de neige foireuse avait cédé la place à de la glace cassante, lorsque l’outil que j’utilisais en position piolet ancre se sépara en deux parties : dans ma main droite, la tête de la pioche et glissant le long de la pente à belle allure, le manche. Au cours des quarante-cinq années qui se sont écoulées depuis, sans trouver la réponse, je me suis souvent interrogé sur notre réaction d’alors. Sans longs conciliabules, suivant nos traces de montée nous entreprîmes immédiatement la désescalade de la face. Décontenancés, nous rejoignîmes la cabane du Grand Mountet à 20 h. 30, après 46 heures d’efforts continus.

Au terme d’une bonne, bien que courte, nuit au refuge, désappointés d’avoir passé si près du succès sans pourvoir clairement en donner les raisons, mais déterminés à ne pas rester sur cette déconvenue, nous nous mîmes en chemin pour la Pointe de Zinal, 3789 mètres, objectif secondaire, mais dont la face nord n’avait encore jamais été gravie en hiver. Toujours équipés, pour Daniel d’un piolet et d’un poignard à glace, pour moi d’une tête de piolet et d’un poignard aussi, l’ascension de cette très escarpée face toute de vive glace nous donna du fil à retordre. Nous sortîmes au sommet à la nuit tombée. La météo s’était subitement dégradée et c’est en pleine tempête que nous entreprîmes la descente. L’obscurité faisait alliance avec la neige soufflée à l’horizontale pour ajouter à la difficulté de s’orienter. Par la suite, un météorologiste nous confirma que, sur le massif montagneux où nous nous trouvions alors, le vent avait soufflé à plus de cent kilomètres à l’heure et que la température était tombée à trente degrés centigrades au-dessous de zéro. Le retour par le Col Durand et le glacier éponyme s’avéra ardu. Quelque part, au pied de la lèvre inférieure de la rimaye longeant toute la face, nous avions laissé nos skis. Le franchissement de la dite rimaye fut un morceau de bravoure, un de ceux qui rendent indéfectibles les liens entre les membres d’une cordée. Par visibilité nulle, nous avions estimé avoir atteint la lèvre supérieure, formant surplomb, de cette très large crevasse, lorsque sous nos crampons nous ne sentîmes plus que du vide.

Sauter, sauter loin, le plus loin possible dans les aveugles ténèbres, dans l’espoir de se poser sur le glacier en contrebas du pot. Le cœur serré par l’appréhension, de ses mains gelées l’un tenait maladroitement les anneaux de corde tandis que l’autre, dans un grand bond, s’élançait vers une destination inconnue. Au terme de la trajectoire : l’heureuse réussite d’une entreprise hasardeuse :

– A toi !

Enfin, nos skis, le lent cheminement à la recherche du refuge, la sécurité de l’abri retrouvé. J’avais trois doigts gelés, noirs et insensibles. Le jour suivant fut celui du retour dans la vallée.

La presse rendit largement compte de ces événements. Peu après la parution des premiers articles relatant les faits, je reçus un appel téléphonique bouleversant :

– Bonjour, avez-vous vu mon fils à l’Obergabelhorn ?

– Votre fils ? Non, je regrette, nous n’avons rencontré personne.

– Il devait gravir ce sommet, il n’est pas encore rentré. Ça fait cinq ans que j’attends son retour. Il est là-haut, vous avez dû le voir.

Désarçonné, j’avais balbutié quelques mots de réconfort. « On le retrouvera, dis-je, et puis, on est bien là-haut quand on aime la montagne. »

Les 22, 23 et 24 décembre 1970, Werner Kleiner (le guide et braconnier des Plans-sur-Bex) et moi réussirons ensemble les premières ascensions hivernales de la Cime de l’Est, de la Forteresse et de la Cathédrale, dans la Chaîne des Dents du Midi. ■

A consulter également sur notreHistoire.ch

Au sommet! une très belle série de photos de toutes les époques

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