Sixième article de la série – sorte de feuilleton historique – que Jean Steinauer consacre aux animaux, réels et imaginaires, qui jalonnent l’histoire des Suisses (et peuplent leur inconscient). Après l’ours de Berne et l’ours d’Appenzell, les oiseaux, le taureau, le cheval et le bouquetin, il est temps d’entrer dans un monde plus imaginaire… et menaçant avec le dragon.
Le dragon qui a fait peur aux Lausannois, le 6 septembre 2016, venait de loin. C’était un dragon de Komodo. Ce puissant reptile venimeux d’Indonésie, capable de dévorer un buffle, paraît-il, s’était échappé du vivarium de Lausanne. Sa fugue, au chemin du Boissonnet, n’a duré qu’un quart d’heure et, Dieu merci, ne l’a pas mis en présence d’humains dont il aurait fait son menu. L’année précédente, il avait déjà mordu sa gardienne. Il était arrivé dans le chef-lieu vaudois en provenance du zoo de Prague, rapporta la presse. En fait, il était originaire de Lucerne, où le peuple avait tremblé durant tout le Moyen Age devant des spécimens moins dangereux, pourtant, parce que moins réels.
On trouve les détails dans la Chronique de Petermann Etterlin, écrite en 1507. Le schéma est classique. Un pays terrorisé par le monstre, friand de créatures vivantes et spécialement de jeunes filles. Un héros désigné pour l’abattre, qui en vient à bout d’un coup de lance dans la gueule (à Lucerne, ce saint Georges est le bailli Heinrich Winkelried, mort en 1273). Un sort maléfique atteignant le vainqueur – qui meurt d’avoir reçu, sur sa main non gantée, une goutte du sang empoisonné de l’animal. Et 24 Heures, en veine d’érudition, de signaler quelques épisodes ultérieurs : « En 1421, un paysan assiste à la chute de l’un d’eux dans un pré. Une flaque de sang ainsi qu’une pierre de dragon retrouvée à l’endroit du choc témoignent de l’incident. En 1499 encore, un autre animal, surpris par l’orage alors qu’il volait en direction du mont Pilate, tombe dans la Reuss. Il en ressort au niveau du Spreuerbrücke, sous les yeux ébahis des Lucernois. »
On vainc les dragons par les armes, mais pour vaincre la peur qu’ils inspirent la seule arme efficace est la science. Aussi les siècles suivants, épris de rationalité, s’attachent-ils à documenter la vie des dragons dans une perspective d’histoire naturelle. Le grand Isaac Newton (†1727) se lancera lui-même dans une expédition à la recherche de dragons alpins; l’esprit scientifique progressant, les monstres mythiques seront rétrogradés au rang de gros lézards. On saura donc que ces reptiles volants, dûment décrits et dessinés sur la base d’observations et de témoignages oculaires irréfutables, vivent en famille et survolent toute la Suisse centrale (d’aucuns disent : primitive, bien sûr) à partir de leur base, établie sur le Pilate, montagne lucernoise emblématique.
En fait, c’est le Pilate lui-même qui effrayait les Lucernois. Autrefois nommée Frakmünt, la « montagne cassée » devait son nouveau nom à la légende selon laquelle, dans un lac près du sommet, était enseveli Pilate, le procurateur de Judée qui avait laissé crucifier Jésus. Pilate étant bien sûr maudit pour l’éternité, le lieu de sa sépulture devait l’être aussi, et l’on interdit de gravir cette montagne. Il était d’ailleurs dangereux de réveiller la colère du feu procurateur, dont l’âme irritée déchaînait alors les intempéries sur la région lucernoise – dont la forte pluviométrie est restée proverbiale. Lucerne, pot de chambre de la Suisse, affirme-t-on encore de nos jours.
La science peut dissiper la peur qu’inspirent les dragons, mais elle est impuissante à vaincre celle que génèrent les montagnes. Il faut grimper dessus pour s’en faire une idée rationnelle. Ainsi naquit le tourisme helvétique, et le Pilate devint, comme son voisin le Rigi et tant d’autres montagnes, l’un de ces sommets qu’on croirait formés tout exprès pour porter un restaurant panoramique et la station d’arrivée d’un téléphérique, ou d’un chemin de fer à crémaillère. Toutes choses qui furent construites, avec enthousiasme, au cours du XIXe siècle. Ecœurés, les dragons cédèrent le terrain aux voyageurs anglais, et se replièrent dans l’archipel indonésien. ■