A la joie de ses ouailles, le curé Noël commente l’actualité dans son sermon de Noël : « Gargarine, dans son vaisseau spécial, a dit qu’en traversant le ciel il n’avait pas aperçu le bon Dieu. Il n’a sûrement pas bien regardé. » On est en 1961, le cosmonaute soviétique Youri Gagarine a réalisé le premier vol spatial habité. Il en faut plus pour impressionner Pierre Noël, curé de Saint-Jean, à Fribourg, depuis douze ans.
Peu de paroissiens savent que cet homme rougeaud, pataud, à la voix grasseyante et à la soutane douteuse, est très au fait des enjeux philosophiques et théologiques du temps. Simple, certes, avec ses allures de curé de campagne, mais pas simplet. L’évêque François Charrière, théologien et canoniste que les débats d’idées n’effraient pas, estime Noël pour la sûreté de son jugement. S’il l’a mis à la tête de la plus pauvre paroisse de la Basse-Ville, c’est aussi parce que ce fils d’un riche paysan, un notable broyard, s’est montré à l’aise avec le monde ouvrier dans son poste précédent, en assurant l’aumônerie du barrage de Rossens : quatre ans de chantier, treize morts.
Les paroissiens de Saint-Jean vivent pour la plupart entre la misère et la pauvreté. A l’entrée des années 1950, le directeur de la prison centrale et celui de l’usine à gaz émergent quasiment seuls d’une population ouvrière où les familles ne sont riches que d’enfants. Ce n’est pas une population inerte. Les gens ont lutté victorieusement pour se débarrasser du précédent curé, ils se battront davantage encore pour garder celui-ci, mais avec un succès en demi-teinte. En 1975, exaspérés par le non-conformisme (et la popularité, sans doute) du curé Noël, l’évêque Pierre Mamie et son administration lui extorquent sa démission. Deux lignes dactylographiées sur papier à en-tête de l’évêché, qu’il signe avant de s’insurger. Il refuse de quitter Saint-Jean pour la paroisse rurale qui lui est assignée. Ses ouailles s’insurgent plus vivement encore, bombardent l’évêque de lettres, pétitions et protestations. Pierre Mamie doit s’incliner devant la bronca, accepter un compromis : Noël quitte Saint-Jean mais reste en ville, désormais chargé « d’un ministère auprès des malades, des personnes âgées et des prisonniers ». Comme auparavant, somme toute.
Car il n’était pas souvent dans son église ! Plus fiers que fâchés, ses paroissiens affirmaient « le prêter aux autres ». D’un bout à l’autre du canton, le curé Noël suivait les enterrements, les fêtes de musique et les sorties de contemporains, il était l’aumônier de tous les groupements imaginables et le supporter indéfectible des équipes locales de foot et de hockey. Il y mettait du cœur, et les joueurs du HC Gottéron lui restaient reconnaissants d’avoir un jour, à la patinoire des Augustins, stoppé à coups de parapluie un ailier d’Arosa qui débordait le long de la bande. Don Camillo chez les Bolzes ?
Non, saint Martin parmi nous. Ou le Père Noël, comme le veut son nom. Il pratiquait une générosité folle, au vrai sens du terme. Sa famille ne s’y est pas trompée, qui s’inquiéta de le voir dilapider sa part d’héritage et mettre éventuellement le reste en péril. Car le curé distribuait l’argent de la quête aussi bien que la literie et le charbon de la cure à tous les pauvres diables, et ils étaient nombreux. Il régalait les détenus de la Prison centrale, ses voisins, dispensait cigares et chocolat aux malades des hôpitaux. Pour sa subsistance personnelle, aucun problème. On se l’arrachait les jours de la semaine dans toute la ville, et le dimanche il avait son couvert mis au Sauvage, le bistrot qui faisait face à l’église. Le curé précédent avait essayé d’acheter l’établissement, mais pour le fermer. Ce n’était pas le genre du curé Noël. ■
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