Notre rubrique Témoignage et récit reprend des articles des membres de notreHistoire.ch, à l’instar de ce texte de Daniel Rupp (la photo du quartier des Faverges, à Lausanne, qui illustre ce texte, a été partagée sur la plateforme par Mireille Diggelmann-Golay).
C’était mil neuf cent cinquante et quelques. Le quartier des Faverges grouillait de petits « babyboomer» en culottes courtes. J’étais l’un d’eux. C’était le temps de la «courrate», des sacs de billes, des trottinettes équipées de moteurs en cartons, des patins à roulettes en fer. Normal quoi !
C’était mil neuf cent cinquante et quelques, c’était le temps des matchs de badminton des parents le soir au milieu de la rue, de leurs descentes sur nos luges Davos, de la fin de leurs privations, de la naissance de notre opulence. Normal quoi !
Ce qui était plus inattendu pour moi, ce fut l’accueil d’un grand escogriffe chez moi. Il venait parfois à la maison, mangeait avec nous puis disparaissait pour réapparaître plus tard. Je finis par apprendre que mon père avait reçu une mission de tutelle. Pierre-José avait terminé sa scolarité obligatoire depuis un moment déjà. Il n’était pas décidé à trouver un travail ou une place d’apprentissage. Il aurait dû commencer à voler de ses propres ailes, mais il avait commencé avec zèle à voler au propre plutôt qu’au figuré! Il avait imaginé pouvoir vivre du détroussage qu’il exerçait volontiers sur la place Saint-François entre la Poste, la Société de Banque Suisse et le Crédit Fonciers. Il s’était fait prendre déjà de nombreuses fois, mais son ardeur à cette activité n’avait pas diminué. Mon père se donnait beaucoup de mal pour lui changer les idées. Les conversations étaient cordiales, mais les résultats se faisaient désespérément attendre. L’empathie, le positivisme et les messages subliminaux assurément patinaient dans le vide. Sa pauvre mère, les éducateurs et La police n’avaient pas eu davantage de succès. Le sujet était définitivement hors contrôle.
Un jour cependant, tout paru changer. Il déclara à table qu’il avait décidé de chercher une place d’apprentissage de commerce. Le scepticisme s’était depuis longtemps installé dans la tête de tous les acteurs de cette tragi-comédie. Cependant, il insista. Peu de temps après il sonna à la porte. Ma mère ouvrit et trouva sur le palier un Pierre-José rayonnant qui portait un costume sur son bras.
– Bonjour Simone, vous tombez bien, j’ai un travail pour vous. Voilà ! j’ai ici un costume que j’ai trouvé pour pas cher chez un fripier. Le problème est qu’il ne me va pas du tout. Il faudrait le reprendre. J’ai l’intention de me présenter pour des places d’apprentissage. Il faut que j’aie de l’allure.
Ma mère ouvrit de grands yeux tout ronds. Elle n’en revenait pas de ce changement d’attitude. Pour elle, la couture n’avait pas de secrets, c’était son métier. Elle avait passé la période de la guerre à coudre des costumes d’officiers. Refaire un costume pour un Pierre-José transformé, c’était du pain béni.
Le tissu était d’une très bonne qualité, mais la taille en effet n’était pas adéquate. Il fallait tout reprendre.
Dans la cuisine il y avait la machine à coudre SINGER, sur son meuble en bois et fer forgé. Elle prit les mesures, le mètre souple autour du cou, des épingles dans la bouche elle se lança avec enthousiasme dans cette entreprise : donner de l’ allure à un post-adolescent dégingandé. Elle épingla les manches, marqua les coutures à la craie, défit les ourlets, puis elle posa le costume sur la table, prépara le fil, embobina une canette, installa le tissu sur l’établi, abaissa le pied de biche sur le profil à coudre, lança la machine de la main gauche et entretint le mouvement de l’aiguille au moyen de la pédale. En quelques heures le costume était prêt. L’essayage révéla une silhouette transformée. Pierre-José n’avait pas la touche d’un apprenti de commerce mais plutôt du directeur général. Ma mère était satisfaite de son travail.
Elle n’eut pas le temps de prendre des nouvelles de ses recherches d’emploi. Moins d’une semaine plus tard, elle reçu la visite d’un commissaire de police qui lui demanda si elle était bien l’auteur de travaux de coutures sur le costume d’un important administrateur délégué. Pierre-José avait pris une riche demeure pour une boutique de fripier. Le propriétaire désirait retrouver son plus beau costume au plus vite. Malheureusement l’opération inverse n’était plus possible. En professionnelle, ma mère ne s’était pas contentée de déplacer des boutons, de froncer la taille et de serrer le col. Elle avait coupé dans le vif. Un vrai travail chirurgical. La doublure même avait été ajustée. Le costume ne tombait merveilleusement bien que sur les épaules de Pierre-José ! Fort de sa silhouette impressionnante, il ne s’était pas adressé au chef du personnel, mais au caissier. Il était prêt à tout pour éviter de rentrer dans le rang et gagner « honnêtement » sa vie.
Bien des années plus tard je demandais des nouvelles de « notre » Pierre-José à mon père.
– Pierre-José ? Eh bien, aujourd’hui il est un entrepreneur respectable, respecté et respectueux. Il est bon époux et bon père de famille.
Je m’apprêtais à le féliciter pour ce succès fascinant. Il ne m’en laissa pas le temps. Il haussa les épaules d’un geste qui tenait à la fois de l’impuissance et du soulagement .
– Je n’y suis vraiment pour rien. Qu’est-ce que tu veux ? Il est tombé fou amoureux d’une fille de « bonne vie » et il est prêt à tout pour la garder ! ■