Cette série est conçue en partenariat avec les Archives des Nations Unies à Genève, qui ont publié sur notreHistoire.ch des documents, principalement des photographies, sources du travail des historiens et des journalistes que L’Inédit réunit pour l’occasion. Retrouvez les articles de cette série en cliquant ici.
Quelle soit formelle ou informelle, la sociabilité est un élément essentiel de la diplomatie. Avec l’installation de la Société des Nations (SdN) sur les bords du lac Léman en 1920, elle va également venir constituer une des facettes de l’esprit de coopération connu sous le nom de « l’esprit de Genève ». La sociabilité au temps de la SdN se décline sous différentes formes, elle concerne une multitude d’acteurs et se déploie dans différents espaces. Si elle varie au fil du temps et de l’évolution du contexte international, cette dimension sociale va rester une composante importante du fonctionnement de la première organisation créée pour maintenir la paix et promouvoir la coopération internationale.
Genève, un laboratoire de la diplomatie multilatérale
Le rôle de la sociabilité découle en grande partie du caractère novateur de la SdN. En effet, la création de la Société marque un tournant dans le développement du multilatéralisme moderne et pose les jalons du système international dans lequel nous vivons aujourd’hui. L’organisation offre le premier cadre multilatéral permettant aux Etats membres de se réunir régulièrement sur un pied d’égalité pour discuter de toutes les grandes questions internationales. De plus, afin de garantir le principe de diplomatie ouverte, le public et la presse peuvent assister aux réunions.
A l’époque, c’est très novateur, pour ne pas dire du jamais vu. Genève devient ainsi un laboratoire de la diplomatie multilatérale moderne. A l’occasion des sessions de l’Assemblée qui se tiennent chaque automne, la ville se mue en « capitale morale du monde » en accueillant des chefs de gouvernement, des ministres, des diplomates, des experts, des représentants d’associations privées ainsi que des journalistes et des curieux du monde entier. Effectivement, quelques semaines par an, Genève est la ville où il faut être et où il faut apparaître. Même si elles ne réunissent pas autant de participants, les réunions du Conseil attirent souvent l’attention de l’opinion publique mondiale tandis que, loin des projecteurs, les commissions et les comités techniques de la Société œuvrent tout au long de l’année dans des domaines aussi variés que le commerce, la protection des réfugiés, la santé ou la lutte contre les stupéfiants.
Quelle que soit leur nature, les travaux de la SdN poussent les délégués à rester à Genève pendant plusieurs jours, voire dans certains cas plusieurs semaines. Ils permettent aux différents acteurs de la SdN de se côtoyer aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des salles de conférence. Les rencontres informelles se révèlent importantes pour recueillir des informations, échanger des opinions, voire même échafauder des compromis. Certains observateurs constatent que cette dimension sociale contribue à renforcer la paix. Débarrassés de la rigidité du protocole diplomatique des visites officielles, les dirigeants qui viennent à Genève peuvent apprendre à mieux se connaitre. Les liens personnels tissés dans la ville du bout du lac contribuent à dissiper les malentendus et à désamorcer les tensions. Cette dimension sociale n’est pas limitée qu’aux dirigeants politiques. Elle s’applique également au corps diplomatique, au personnel du Secrétariat ainsi qu’aux experts et favorise le développement de véritables réseaux transnationaux.
Une « diplomatie d’hôtel »
Les espaces de sociabilité sont très variés. Les hôtels sont sans doute des lieux de rencontres privilégiés. Les discussions entamées dans les salles de conférences y continuent souvent de manière informelle dans la soirée. On parle parfois de « diplomatie d’hôtel », car les établissements sont convertis en ambassades temporaires lors des grands événements diplomatiques. Les salons des grands établissements genevois sont également des lieux d’échanges privilégiés pour les membres des délégations. La journaliste Geneviève Tabouis décrit les discussions qui se tiennent dans le salon vert de l’hôtel des Bergues en 1924 : « Herriot parle de ses débuts au Quartier latin, lorsqu’il prêtait cinq francs à Verlaine pour ses aventures sentimentales (…) Anne de Noailles parle toujours d’amour : ‘A votre avis, quelle est la plus belle des lettres d’amour ?’ Paul Valéry marque sa préférence pour celle de la religieuse portugaise. Herriot préfère celle de Mlle de Lespinasse. Le docte Politis évoque Aspasie » (1).
C’est également dans les grands hôtels qu’ont lieu les dîners officiels et les banquets offerts par les Etats membres ou les autorités locales. Ces événements sont à la fois des occasions de sociabilité et de représentation diplomatique. Le lendemain, il n’est pas rare que la presse relate le déroulement du dîner. Un témoin écrit : « les plats des palaces n’ont pas de patrie, et les vins qui les arrosent constituent une Internationale propice à toutes les conciliations. A côté de la franche fermeté des bordeaux, de la chaleur généreuse des bourgognes, de la vigueur légère des champagnes, se répandent la vive fraîcheur des neufchâtel ou des dézaley, la force corsée des johannisberg, la chaude ardeur des xérès et des portos » (2). Autant dire que les nuits à Genève sont parfois courtes. D’ailleurs, à la fin des années 1920, une commission chargée d’étudier les moyens à mettre en œuvre pour améliorer les travaux de l’Assemblée suggère de limiter le nombre de dîner officiels pour préserver les délégués.
L’organisation de ces événements n’est pas réservée aux diplomates. Par exemple, l’association des journalistes accrédités auprès de la SdN tient chaque année un banquet aussi remarqué qu’attendu. C’est en effet l’occasion pour passer en revue de manière légère et humoristique les grands moments politiques de l’année. Les associations internationales – que l’on qualifierait aujourd’hui d’ONG – organisent également des dîners. D’ailleurs, ces derniers réunissent beaucoup plus souvent des femmes, qui, à l’époque, font cruellement défaut dans les corps diplomatiques nationaux. Or, les organisations féministes savent faire entendre leur voix à Genève. A l’ouverture de la Conférence mondiale du désarmement en 1932, elles font parvenir près de six millions de signatures pour soutenir un désarmement général. Les dîners officiels peuvent prendre une tournure plus mondaine quand ils sont organisés en l’honneur d’éminents intellectuels, de professeurs universitaires, mais également d’artistes, d’acteurs ou d’écrivains qui viennent à Genève attirés par le rayonnement très particulier de la ville. Les grandes réunions de la Société sont également l’occasion pour des associations locales – comme par exemple de Cercle de la presse ou le Club international – d’accueillir des personnalités politiques de renom. Les conférences publiques qui ont lieu en marge des travaux de la SdN sont aussi des occasions sociales pour la population genevoise, qui se presse parfois dans les salles disséminées dans la ville pour écouter des prestigieux orateurs sur la situation politique mondiale. Ces événements sont des moments privilégiés d’interaction entre la Genève genevoise et la Genève de la SdN.
Au-delà des grandes réceptions
Toutefois, les grandes réceptions ne représentent pas les seuls espaces de sociabilité diplomatique à Genève. Les petits restaurants de la vieille ville sont également des lieux de rencontre appréciés. Les hommes politiques traversent parfois la frontière. En 1926, c’est à l’hôtel Léger de Thoiry qu’a lieu la rencontre entre Gustav Stresemann et Aristide Briand, qui marque le rapprochement entre la France et l’Allemagne. Avec la polarisation des relations internationales des années 1930, il faut parfois se rencontrer à l’abri des regards. Des rapports de services de renseignement indiquent que les tenanciers de certains bars recueillent des informations pour le compte de puissances étrangères en exploitant les charmes de leur personnel féminin. Toutefois, un des espaces de sociabilité informels de la Société les plus connus est sans doute le Bavaria. La brasserie située rue du Rhône est appelée la cantine de la SdN, du moins avant l’inauguration du restaurant des délégués au huitième étage du Palais des Nations. C’est là que se rencontre la galaxie qui tourne autour de la Société. Selon les dires de certains, on peut y apprendre ce qui paraîtra dans les journaux le jour suivant. Le Bavaria est également le « bureau » de Alois Derso et Emery Kelen, les deux caricaturistes les plus connus de Genève. Aucun événement politique n’échappe à leurs coups de crayon. Avoir sa caricature exposée parmi celles qui recouvrent les murs de la brasserie est une marque d’importance dans le monde de la Genève de la SdN.
L’atmosphère du Bavaria est loin de celle beaucoup plus feutrée des salons privés, qui constituent un autre espace de sociabilité de la SdN. Le plus prisé est sans doute celui de Madame Barton, qui, au fil des années accueille tout le Gotha de la Société. Un délégué appellera d’ailleurs la femme du consul britannique à qui l’on doit la construction du Victoria Hall la « reine de Genève ». Sa villa au bord du lac devient au fil des années le centre social des délégations et du Secrétariat. L’invitation pour un thé ou un repas est souvent l’occasion de faire des connaissances importantes.
Moins mondains mais tout aussi importants, les clubs de sport, notamment de tennis et de golf sont des lieux de rencontres appréciés par les délégués et les membres du Secrétariat. Les activités nautiques sur le lac Léman permettent également de tisser des liens, même quand l’expérience se révèle « terrifiante », comme celle vécue par Rachel Crowdy lors d’une excursion en bateau à voile avec Fridtjof Nansen. En effet, dans ses mémoires, celle qui a été une des rares femmes à diriger une Section du Secrétariat écrit que l’ancien explorateur norvégien avait fait tout ce qu’on lui avait appris à ne pas faire sur un voilier. Quant à eux, certains délégués et membres du Secrétariat préfèrent suivre le premier Secrétaire général de la SdN Eric Drummond pêcher la truite dans la Versoix. Une activité certes moins effrayante qu’une sortie en voile avec une ancien explorateur polaire, mais tout aussi importante pour tisser des liens sociaux.
De fait, au vu de l’importance de la sociabilité pour la diplomatie multilatérale, il n’est pas surprenant de voir la place que celle-ci a occupé au cours des plus de vingt ans d’existence la Société des Nations à Genève. Encore relativement peu étudiée, elle mérite pourtant d’être examinée de manière plus approfondie, aussi bien pour explorer son rôle politique dans le fonctionnement de la première organisation multilatérale « globale » qu’en tant que facteur d’interaction avec la réalité locale. ■
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Références
(1) Geneviève Tabouis, 20 ans de suspens diplomatique, Paris, Albin Michel, 1958, pp. 24-25.
(2) Louis-Lucien Hubert, A Genève en septembre : la SDN, Albert Messein, Paris, 1929, p. 54.
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