Au chapitre 4 du livre I des Mémoires d’outre-tombe, évoquant le souvenir de sa grand-mère, madame de Bedée, et de sa grand-tante, mademoiselle de Boisteilleul – « Elle et sa sœur s’étaient promis de s’entre-appeler aussitôt que l’une aurait devancé l’autre (dans la mort) ; elles se tinrent parole, et madame de Bedée ne survécut que peu de mois à mademoiselle de Boisteilleul » – Chateaubriand reconnaît humblement : « Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé… ». Pourquoi cette citation ? Parce qu’elle dit, avec une économie de mots, la profondeur et l’importance du souvenir des êtres chers. Qu’en est-il pour ces inconnus de l’album de famille que je me suis procuré aux puces de Plainpalais, il y a dix ans déjà ? Un livre de photographies collées, racontant par l’image la vie d’une famille sans nom, sans domicile, sans indication particulière – rien n’est inscrit ni au pied des photos, ni à leur verso – et qui sait par quel chemin d’abandon cet album de vies entremêlées s’est retrouvé chez un brocanteur, tout cela reste sans réponse.
Seule une photo de cet album porte une information, écrite au crayon : septembre 1928. L’image a été prise d’une barque, son bord est visible. D’autres barques entourent l’hydravion posé sur un plan d’eau, devant des immeubles bourgeois. C’est un événement, des badauds se sont rassemblés sur le quai. Mais sur quel quai ? Un indice nous fait signe : au sommet d’une tourelle de l’immeuble en arrière-plan, un ange. Plus exactement un aigle, celui de la Maison Royale, aux Eaux-Vives à Genève, construite en 1909 par les architectes Henri Gacin et Charles Bizot (cet aigle impérial sera déposé en 1965).
Des formalités douanières vite réglées
Nous sommes donc dans la rade de Genève, en septembre 1928. Les archives numérisées du Journal de Genève prennent le relais : dans son édition du mardi 28 août, une brève relate la venue du commandant Aldo Pellegrini, délégué italien à la commission de désarmement de la Société des Nations, arrivé « à Genève dimanche à bord d’un hydravion. L’aviateur, qui venait de Rome, avait fait escale sur le lac Majeur, d’où il était reparti à 10h. A son arrivée à Eaux-Vives plage, le commandant Pellegrini a été reçu par le capitaine Weber. » Les formalités douanières sont levées en quelques minutes, précise le journal. Quant à l’hydravion immatriculé I-REOS, il s’agit d’un appareil Dornier Do.R4 Superwal équipé de quatre moteurs Siemens Jupiter VI. A bord, quatre hommes d’équipage et jusqu’à dix-neuf passagers. L’engin sera amarré dans le port de Corsier mais, en attendant, sa surveillance a été « confiée à la police et le poste permanent des pompiers a placé deux falots sous les ailes pour éviter toute collision avec des embarcations. »
Deux mois plus tard, au large du quai des Eaux-Vives, une bouée aux couleurs genevoises sera installée, tenue par « une forte chaîne scellée dans un bloc de béton » pour servir à l’amarrage des hydravions. Sur notreHistoire.ch d’autres photos – et même un film amateur – témoignent de la présence d’hydravions dans la rade, une pratique qui sera interdite en 1948, et ce pour l’ensemble du petit lac, entre la pointe d’Hermance et l’embouchure de la Versoix.
Si les Genevois assistent en curieux à la scène, en ce dimanche 26 août, il en est allé autrement en Corse. Trois jours plus tôt, le jeudi, trois hydravions italiens survolèrent Bonifacio à une très faible altitude, entre 100 et 150 m., sans doute pour y « prendre des photographies de points stratégiques », précise le Journal de Genève qui évoque « la population très émue par cette opération ».
Et le commandant Pellegrini ? Héros de la Grande Guerre et aviateur chevronné, Aldo Pellegrini (1888-1940) deviendra général d’escadre aérienne et participera aux croisières aériennes organisées par Italo Balbo, le ministre de l’Air, notamment le raid Rome-Chicago en 1933. Aldo Pellegrini mourra dans le crash de son avion, survenu pour une raison inconnue le 7 décembre 1940, près d’Acqui. Ce vol militaire, avec à son bord le général Pintor et des membres de la commission italienne d’armistice, effectuait la liaison Rome-Turin. Aujourd’hui, une rue du quartier de Piccarello, à Latina, porte son nom. ■
Références
Les Archives du Temps
Pionnair-ge, le site des pionniers de l’aéronautique à Genève
A consulter également sur notreHistoire.ch
D’autres photos d’hydravions dans la rade de Genève, et un film amateur!